jeudi 11 mars 2010

MICHEL BAGLIN & BRUNO RUIZ dans L’Alcool des vents





c’est ce jeudi 11 et ce vendredi 12 mars, à 19h30 à la Cave Poésie (71, rue du Taur - 31000 Toulouse)

Le rendez-vous est à 19h30 à la Cave Po. Il est prudent de réserver vos places : plusieurs possibilités s’offrent à vous: au bureau de la Cave Poésie, par téléphone au 05 61 23 62 00, par mail à cavepo@aol.com ou sur le site www.cave-poesie.com



« l’Alcool des vents », publié par Le Cherche-Midi éd. en 2004, a été épuisé très rapidement. Il est à nouveau disponible chez Rhubarbe éd. Michel Baglin le dédicacera ces deux soirs.

mardi 9 mars 2010

"L'INFINI PALIMPSESTE" une exposition de HAMID TIBOUCHI





LES BOULES

1.

alger
jamais
ne
rit

2.
quand
elle pleure
on croit
qu’elle rit

3.
personne
vraiment
n’y prête
attention

4.
tragique
elle
aime
la comédie


5.
hérisson
craintif
en boule
défensive

6.
des cloportes
du couscous noir
roulé par des bonniches
de généraux

7.
gênée ?
allez,
va
pétanque !


*

MIROIR

brave coccinelle
marchant difficilement
sur le dos velu
de ma main

il y a bien longtemps
un petit montagnard qui me ressemble
avançait aussi péniblement
parmi les ronces


Hamid Tibouchi

REMEMBER DJAMAL AMRANI 1935-2005:Une passion algérienne



Djamal Amrani (1935-2005) : une passion algérienne



Non, ce n’est pas sur la chaîne III , la radio internationale- qui rayonnait sur tout le bassin méditerranéen- que Leila Boutaleb, avec sa voix inimitable lit ce jeudi , à la veille d’une date hautement emblématique, les « Œuvres choisies « de Djamal Amrani. Mais à l’Espace de la culture algérienne, le Hoggar, à Toulouse. Double commémoration, le « 19 mars » et le cinquième anniversaire de la disparition du poète. Le Hoggar, est cet espace culturel initié récemment par le consulat d’Algérie à Toulouse comme un trait d’union culturel de la communauté algérienne dans la Ville rose. Démarche originale dont la mesure où elle repose sur le dynamisme des associations regroupées dans une formule fédérative. Au cœur de cette fédération, se distingue l’association Nedjma qui multiplie les initiatives, telles les rencontres-lectures consacrées aux lettres algériennes : le 8 mars , dans le sillage du printemps des poètes consacré cette année à « Couleur femme », on a pu entendre dernièrement les textes d’Assai Djabar, Salima Ait Mohamed, Anna Gréki, Safia Ketou , Myriam Ben … La Cave-Poésie –René Gouzenne de Toulouse qui achève sa « Semaine du poème chanté », conçu par le poète et chanteur, Philippe Berthaut, reçoit « El Maestro » d’Aziz Chouaki, interprété par Hocine Boudjemaa . Ajoutons qu’à l’occasion du premier jour du printemps « amenzu n’arbi », une conférence-débat avec est prévue le 20 mars dans un lieu pittoresque, la pizzéria « Chez Zoubir et Hafid ». Il y sera question du printemps berbère de 1980 et de la situation présente de la Kabylie. C’est dire que ce mois de mars allie couleur et résonnance algériennes. Djamal Amrani a connu Toulouse dès 1968 quand il rendit visite à l’éditeur Jean Subervie et le poète Jean Digot qui ont fait connaître au plus fort de la guerre l’originalité de la culture et des lettres algériennes, en 1957, bravant la censure et publiant une numéro spécial Algérie de la revue « Entretiens » paraissant à Rodez. Nombre d’écrivains algériens y ont séjourné, Malek Haddad, Kateb Yacine, et bien sûr, Jean Sénac qui y fit publier son manifeste « le Soleil sous les armes ». Même près l’indépendance, Subervie a continué à publier les écrivains algériens, tel Kaddour M’Hamsadji (Oui, Algérie) …En cette année dédiée à Chopin, Djamal Amrani qui l’aimait par-dessus tout, aurait été gâté... Belle conjonction de hasards poétiques ! D’une vie intense, exaltée, voire insouciante au départ- que la douleur allait édifier, Djamal Amrani a dédiée sa vie c à la cause nationale. Il faut relire, Le Témoin, ce document capital rédigé dans une sincérité absolue, paru en 1960 aux éditions de Minuit en France. Lire ou relire Le Témoin (je ne sais s’il a fait l’objet d’une réédition), c’est accéder à un au passé de la “présence française” dans sa complexe tragédie dont l’acculturation ne fut pas des moindres. Parmi les élites algériennes, nombre crurent en la vocation émancipatrice et égalitaire de la France républicaine. Des hommes de bonne volonté firent le pari d’une passion française. On sait ce qu’il en advint. En termes psychanalytiques, le décapant Frantz Fanon parlait du “complexe du colonisé”. Djamal Amrani est né un 29 août 1935, une famille nombreuse, rue Juba à Aumale (Sour-El-Ghozlane) dont le père était fonctionnaire des Postes et décoré de la légion d’honneur pour sa bravoure durant la deuxième guerre mondiale. Dès le 19 mai 1956, Djamal Amrani se démarque et s’engage. La Bataille d’Alger, en 1957, sera la pierre d’achoppement définitive de son destin : il sera arrêté, torturé dans la villa Susini et emprisonné. Il verra en un mois les forces d’occupation françaises tuer son frère et son beau-frère, Ali Boumendjel. “J’ai traversé cela comme un enfer de couleur de corbeau...”. Après la torture par les mains des paras de Massu, la prison : l’exil à Paris où il fut accueilli et fêté, entre autres, par Germaine Tillon, Nazim Hikmet, Romain Gary, etc. On le retrouvera à l’état-major de l’ALN à Oujda. Comme de nombreux poètes par le monde, son pays indépendant le nommera diplomate à Cuba, où il côtoya le “Che”, Nicolas Guillén et les grands poètes dont l’Amérique latine est abondante. Il fonda des journaux, présida à leurs destinées, fit de la radio et était au cœur de la communication. Prolifique et pourvu de dons multiples, il tenait chronique avec talent sur la littérature de son pays et du monde. Quand la source était unique, il était l’un de ces affluents singuliers, et à part, qui faisait entendre une petite musique médiatique et littéraire originale dans le concert de l’unanimisme. En dépit de l’a priori d’un regard ou d’une écoute paresseuse qui le désignait comme l’un des ces “gardiens de la révolution ». Or, comme l’écrivit Tahar Djaout, « de tous les « poètes de la Révolution », Djamal Amrani est celui qui a le plus tenu ses promesses. Non seulement, il a imposé une heureuse continuité alors que tant d souffles se sont éteints, mais il a, à l’image de ces autres grands poètes que sont par exemple Mohamed Dib et Jean, Sénac, exploré de nouvelles voies, mettant à profit d’autres cordes sensibles, une somme de richesses langagières et de trouvailles oniriques » (Algérie Actualité du 8 au 14 juillet 1982).Il connut les Grands successifs de l’Algérie indépendante, certains quand ils n’étaient que d’obscurs besogneux. Il préférait revenir simplement à la base, Un livre, un voyage, la parution d’un article, une causerie, une conférence ne serait-ce à cinq, un repas et son un appareil rafraîchissant suffisaient à sa joie. Avant sa mort, il eut droit à des hommages mérités et les louanges n’ont pas manqué, bien que tardifs et lourds, parfois de mauvaise conscience.


Après avoir eu le privilège d’accueillir sa collaboration dans au moins deux publications (Révolution Africaine et Horizons) la presse) j’ai eu le plaisir d’être son hôte au début des années 2000 pour plusieurs jours en région toulousaine. Il reste de son passage, un enregistrement radiophonique d’une émission, une brève vidéo et l’une de ses boites à chique-comme un caillou semé par un Petit Poucet. Je lui ai demandé lui, qui était resté au pays mordicus, comment il avait paré aux menaces de mort. Il avouait volontiers s’être interrogé sur le temps qu'il lui faudrait pour mourir s’il venait à tomber entre les mains des sicaires... Pendant deux années, il trouva refuge à l’archevêché de Monseigneur Teissier. Dieu merci, il l est parti à l’heure de son destin de mortel, sûrement apaisé, par ce qu’en sincère homme de foi et de fraternité, il aura cherché son chemin dans une inquiète et haute spiritualité. Leïla Boutaleb, son amie durant quarante ans- et sa plus proche collaboratrice – ressuscite ce jeudi soir à l’Espace de la culture algérienne, à Toulouse qu’il avait arpentée, les rapsodies de ce démineur de mémoire. Au bivouac des incertitudes de notre époque.
A.K.

L’Association Nedjma organise un hommage au poète
DJAMAL AMRANI 1935-2005
Une passion algérienne
LEILA BOUTALEB LIT
SES OEUVRES CHOISIES
Jeudi 18 MARS 2010 à 18H30
Récital de poésie, accompagnement musical, témoignages et échanges
Entrée libre
nedjma_association@yahoo.com http://nedjma31.emonsite.com



***
Djamel (ou Djamal) Amrani est né le 29 août 1935 à Sour El-Ghozlane et décédé le 2 mars 2005.
Il est scolarisé en 1952, à l'école communale de Bir Mourad Raïs. Le 19 mai 1956, il participe à la grève des étudiants algériens. En 1957, il est arrêté, torturé et incarcéré par l'armée coloniale. En 1958, à sa sortie de prison, il est expulsé vers la France. En 1960, il publie son premier ouvrage aux Éditions de Minuit, Le Témoin. Cette même année, il rencontre Pablo Neruda et crée le journal "Echaâb". En 1966, il devient producteur d'une émission maghrébine à l'ORTF, et entame une carrière radiophonique aux côtés de Leïla Boutaleb à la radio algérienne. En 2004, il reçoit la médaille Pablo Neruda, haute distinction internationale de la poésie.
Poéthique : Auteur de nombreux recueils de poésie, de nouvelles et de récits (dont le poignant Le témoin, éd. de Minuit, 1960) Djamal Amrani est né en 1935 à Sour el-Ghozlane. Il fut arrêté par les autorités coloniales en 1957 pour sa participation à la grève des étudiants. Il a participé à la création de divers périodiques et, surtout, d'émissions de poésie à la radio "Psaumes dans la rafale", "Poémérides", "Rhizomes magnétiques", etc. Ce grand poète offre à ses lecteurs les textes les plus denses qui soient, «sans jamais verser dans l'hermétisme" comme le rappelait Jean Déjeux. Au fil des ans sa poésie est restée d'une force intacte, comme en témoigne La nuit du dedans.


Extrait :
« À Alger, je rencontrai un poète, Djamal Amrani, lui aussi très éprouvé par la mort de Jérôme Lindon qui fut son éditeur. Fin 1959, Pierre Vidal-Naquet - ainsi qu’il le rappelle dans ses Mémoires (3) - avait remis aux éditions de Minuit le manuscrit d’un jeune Algérien, " presque un enfant ", le Témoin, récit des sévices que son frère et lui avaient subis de la part de parachutistes. Dès sa parution, en mai 1960, le livre de Djamal Amrani fut saisi. Le jeune homme a grandi, il est devenu un poète unanimement respecté dans son pays. En dépit de tout, il demeure un amoureux de la langue et de la littérature françaises qu’il a toujours défendues dans la presse et à la radio algériennes ».
Les bâtisseurs de liberté
La chronique de Régine Deforges
Article paru dans l'édition du 2 mai 2001
Journal l'Humanité

Tahar Djaout, « de tous les « poètes de la Révolution », Djamal Amrani est celui qui a le plus tenu ses promesses. Non seulement, il a imposé une heureuse continuité alors que tant d souffles se sont éteints, mais il a, à l’image de ces autres grands poètes que sont par exemple Mohamed Dib et Jean, Sénac, exploré de nouvelles voies, mettant à profit d’autres cordes sensibles, une somme de richesses langagières et de trouvailles oniriques » (Algérie Actualité du 8 au 14 juillet 1982).

Djamal Amrani, un poète algérien
Djamal Amrani est un des grands poètes algériens de graphie française selon l’expression est de Jean Sénac dont il a été un ami intime et un compagnon de route pour faire connaître la poésie et, notamment la poésie de combat. C’est un poète qui a recouru à la poésie en tant qu’arme de combat avant de l’élever aux Jours Couleur de Soleil. C’est un immense poète dont on s’accorde à penser qu’il a été l’initiateur à l’entrée en poésie de toute une génération de jeunes après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Certains lecteurs ont trouvé la poésie de Djamal Amrani difficile d’accès. Pour qui sait fréquenter ses textes, vient un moment où se révèlent, au-delà ou en deçà de la douleur de l’homme inscrite à la surface, une sensualité aux marges de la Beauté, de l’espace vide et lointain de ce qui nous ressemble, l’Amour. Pour qui sait lire attentivement, il y a en effet, un aspect vertigineux dans la poésie de Djamal Amrani. C’est ce qui donne naissance à soi dans la résistance, le rejet ou l’acceptation. C’est ce qui surgit à l’aube du questionnement de la vie à l’adolescence et qu’on traîne parfois dans l’âge adulte. C’est quand on se frotte à ce questionnement que la vie acquiert un sens ou pousse dans cette direction. Le pays du poète est immense. Il n’a pas de frontière. Il est Amour qui rassemble, Joie que l’on partage, Eau purificatrice dont on prend plaisir à s’y mirer et à observer ce qui pulse en nous, Force qui nous soulève viscéralement. Son laboratoire, son atelier d’écriture, c’est Alger, la ville qui, dans sa splendeur avait accueilli à bras ouvert le Ché, Nelson Mandela, Giap et tant d’autres qui avaient cru à l’utopie d’un monde plus humain. C’est dans cette ville que chantaient Albert Camus, Anna Gréki et tant d’autres amoureux des mots que le poète trouve son inspiration; même si, au détour d’un nuage, il regarde vers l’ailleurs qui est tout aussi proche parce que d’autres peuples tentent de briser leurs chaînes. C’est la raison pour laquelle la poésie de Djamal Amrani est toujours une nouvelle aube. Il y a un dévouement à la vie que ne saureraient mentir les quelques brouillards crépusculaires au détour des mots. C’est dire que tant que demeure la poésie, l’espérance est permise pour l’individu comme pour le genre humain présentement à la croisée des chemins — à moins qu’il ne soit déjà trop tard. Espérons que ce n’est point le cas. Nous sommes en tout cas parés pour affronter le désenchantement du monde.
Mouloud Belabdi *


*Consultez l’excellent site qu’a consacré Mouloud Belabdi au regretté Djamal Amrani :
http--djamel.amrani.site.voila.fr-



Les poètes ne meurent jamais, ils s’éteignent

Revenons à ce jour. Il pleuvait sur la ville et Djamel était là, assis en face de moi et d’une caméra, l’esprit errant dans le creux d’une vague époustouflante d’un poème. Comme ça. Tout humblement, le poète s’en va. Comme dans un jeu d’enfant où on ne se donne même pas la peine de fermer la porte derrière soi pour être le premier à embrasser le soleil matinal, et avant tout le monde.
Il est parti sans avertir personne, sur la pointe des pieds comme une ombre blanche afin de ne pas déranger, comme il l’a toujours fait de son vivant. Sans même regarder derrière lui les feuilles baissées du citronnier, comme font les exilés quand ils s’éclipsent de bonheur pour éviter de tomber sous le poids de l’amertume et le désir d’un possible retour qui les hante. Ils savent mieux que quiconque que la voie de l’errance est longue, peut-être même sans fin. Ils croient vivre le provisoire, mais ils découvrent après quelques années d’absence que c’est toujours un provisoire qui dure. Ils ne retournent jamais la tête par peur de changer d’avis. Et ils partent comme des poètes, traînant derrière eux un filament de fumée rose ou mauve dans lequel se cachent les voix sablées de ceux qu’ils ont aimés et peut être perdus à tout jamais et une petite flamme qui se perd dans le gouffre des nuits longues d’un quatrain qui ne finit jamais. Oui, les poètes ne meurent jamais, mais ils s’éteignent. Une bougie sur une table isolée d’une vieille cabane qui se consume sous les lumières éblouissantes du cœur, ou un jaillissement aveuglant d’un poème noyé dans un silence que seuls les poètes savent faire parler. Il était là. Fatigué par le poids des jours monotones, avec ses pas isolés et rythmés comme un poème ou escaladant les longs escaliers de la radio. Il est toujours difficile d’accepter la mort, surtout quand celle-ci touche les êtres les plus chers. Chaque fois que quelqu’un part, c’est un pan de la vie qui s’éclipse en se consumant. Mais c’est aussi un homme qui nous quitte laissant derrière lui un vide difficile à combler. Un homme dont la vie n’était pas toujours de la poésie. Je ne peux pas échapper à ce sentiment tragique de perte chaque fois que je suis devant l’un de ces hommes qui ont fait notre histoire culturelle dans la douleur. J’ai la nette conviction qu’une génération entière, qui a bercé notre mémoire proche, est en train de partir si vite qu’on arrive très mal à se rendre compte. Peut-être que les années noires, vécues dans la solitude, nous ont appris à supporter les coups répétés de la mort. Beaucoup sont partis dans l’insouciance criminelle, d’autres partiront sans même qu’on se rende compte de leur disparition. Et cette question assassine refait surface à chaque tournant de notre vie : qui sera le prochain ? Que faut-il faire avant que ça ne soit trop tard ? Comment fixer ces visages dans la mémoire de ceux qui viendront et à qui on n’a pas grand-chose à offrir que ce désir charnel de vivre un pays et une culture ? Il pleuvait ce jour-là. Assis en face de moi et des caméras, derrière lui un fond noir qui faisait bien ressortir ses traits d’enfant maladroit qui a trop peur des lumières. C’était le numéro 20 de l’émission télévisuelle « Diwan » produite par l’ENTV, consacrée au grand poète Djamel Amrani. Je ne garde de lui que son aimable disponibilité, et cette phrase à la fin du tournage : « J’espère Waciny que je ne t’ai pas déçu, je suis venu pour toi et je n’ai pas l’habitude de faire ces choses. Je succombe vite aux charmes de la pluie et de la poésie. » Sa voix était forte et pleine d’échos et de modestie. Ce matin là, il a ouvert sa poitrine et laissé s’envoler en éclats tous les débris d’une vie difficile à cerner. Il a parlé de sa mère, de ses sœurs, de la tragique disparition de son père et de ses livres, de ses déplacements entre Sour El Ghozlane, Cherchell, Bouchaoui et puis le Maroc, au service de la cause nationale. Il a longtemps parlé de Jean Senac et de son assassinat prémédité, de la mort de Tahar Djaout dont il ne s’est jamais remis. Il parlait avec douleur. Dans ses yeux, tel un miroir brisé, chevauchaient des larmes ardentes qui refusaient de fondre sur une barbe fatiguée par l’usure des temps durs. Il murmura : « Le jour où j’ai perdu Tahar Djaout, je me suis posé la question inévitable : à qui le tour maintenant ? Je me voyais le prochain. Ces années rouges nous ont affaiblis. » Il avait toujours ce regard d’enfant, perturbé par le bruit des caméras et des lumières de l’éclairage, lui qui a toujours préféré le silence du poète et la modestie des hommes justes ? En évoquant son beau-frère Ali Boumendjel et sa ville d’adoption Birmandreis, une vague de douleur traversa sa gorge, rendant du coup sa parole difficile. Il reprit, sa main tremblait comme une feuille blanche : « Est ce qu’on peut recommencer ? » Fatigué par les injustices des hommes formatés dans un moule social uniforme, il ne s’est jamais résigné. La poésie était sa raison de vie et sa liberté. C’est la flamme qui ne s’éteint jamais disait-il. Elle était son seul présent. Dès qu’il s’envole vers le passé, je revoie vite l’homme politique, le journaliste engagé et l’officier de l’ALN. Mais dès qu’il se projette dans le présent et un peu dans l ’avenir incertain, je rencontre le poète triste. Dans notre pays, quand on est poète, on est inévitablement triste et seul. C’est plus qu’une génération qui part, une histoire qui meurt. Depuis que j’ai commencé la réalisation de la série Diwan, depuis trois ans, j’ai vu partir des hommes irremplaçables : Dib est mort alors qu’on était en plein montage de son émission. Il disait cela : « A un moment donné, il faut savoir fermer les yeux pour ne voir que la vie toute nue, elle est belle sans l’habillage de mensonges. » Abou Laïd Doudou, savant et grand traducteur, connaisseur de plusieurs langues dont le latin et traducteur du roman fondateur l’Ane D’or d’Apulée vers l’arabe, il est mort alors qu’on venait d’envoyer son émission à la diffusion. Tout le monde a parlé, de lui et des autres. Le lendemain, ils sont retombés dans l’oubli. Comme si notre mémoire collective est faite de brouillard et d’ombre. Il y aura beaucoup de fêtes et de rencontres pour immortaliser la mémoire de Djamel Amrani, la suite tout le monde la connaît, on l’oublie, et on se prépare cyniquement pour fêter la mort du prochain. Pourtant, un poète ne meurt jamais, il fait ce que font les étoiles, il s’éteint pour laisser rejaillir la lumière du cœur de la nuit et caresser ce grand silence qui nous entoure et qu’on nomme sur le bout des lèvres : la mort. Il rejoint cet espace sacré des passeurs de rêves ou seuls les poètes, demi-dieux, ont droit de cité, Homère, Virgile, Ronsard, Abou Al Aâla Al Maârri, Al Moutanabbi, Kateb Yacine, Safia Kettou, Benhaddouga, Djaout, Sadek... Ce jour-là, il pleuvait, mais quelque part son regard était triste. Trop triste. Un sentiment profond de gâchis.

Wacini Laradj

El-Watan 10 mars 2005


Œuvres

1964 : Soleil de notre nuit, préface de Henri Kréa, encres de Aksouh - Éditions Subervie, Rodez
1964 : Chants pour le Premier Novembre, avec des gravures de Abdallah Benanteur - Éditions d'art ABM, Paris
1968 : Bivouac des certitudes - Éditions SNED, Alger
1972 : Aussi loin que mes regards se portent... - Éditions SNED, Alger
1979 : Jours couleur de soleil - Éditions SNED, Alger
1981 : Entre la dent et la mémoire - SNED, Alger
1982 : L'Été de ta peau - SNED, Alger
1983 : La Plus haute source - ENAL, Alger
1985 : Argile d'embolie - Ed. Laphomic, Alger
1985 : Au jour de ton corps - ENAL, Alger
1986 : Déminer la mémoire - ENAL, Alger
1989 : Vers l'amont - ENAL, Alger
2000 : Alger - Éditions Actes Sud, Arles, (ISBN 2-7427-3023-0)
2001 : Alger, un regard intérieur in La pensée de midi, n°4 - Éditions Actes Sud, Arles, (ISBN 2-7427-3357-4)
2003 : La Nuit du dedans - Éditions Marsa, Alger
2003 : Œuvres choisies - Éditions ANEP, Alger
Théâtre 1973 : Il n'y a pas de hasard - Éditions SNED, Alger
Nouvelles 1978 : Le Dernier crépuscule - SNED, Alger

Sur Djamel Amrani
Jean Déjeux, Bibliographie méthodique et critique de la littérature algérienne de langue française 1945-1977, SNED, Alger, 1979.
Jean Déjeux, Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Editions Karthala, 1984 (ISBN 2-86537-085-2).
Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987), introduction, choix, notices et commentaires de Charles Bonn, Le Livre de Poche, Paris, 1990

dimanche 7 mars 2010

NAY

Entre le roseau et son maître
Il y a les mains le souffle
La distance la violence retenue
De l’eau lustrale des défunts


Dans la nuit ouverte
Le roseau se fait Kalam
Traçant de larges entailles sanglantes
Sur la chair retorse des lauriers-roses
Spectres luminescents habités par les lucioles

Le nay se garde
Et darde ses notes
Stridences et litanies
Son désespoir fondra
Faucon de l’extrême âme
Sur la première passante
La victime inaugurale de la noce
Des roses de sable et d’équivoque




Le maître s’entoure maintenant
D’une troupe de nains agiles
Qui grimpe au mitan de la nuit
Le festin déroule ses agapes
Le roseau se fait kalam
Oriflammes du levant aux pieds
Du maître chien couché dans sa torpeur
La braise est prête et le talisman
N’y pourra rien




A la première passante les bardes
Ouvrent la poitrine d’où s’envolent des songes de sel
Et de jasmins croisés
Sur des destriers domptés
Par la fulgurance du kalam

Commence
alors
le règne sans partage
du Nay


A.K.

samedi 6 mars 2010

Réjane Le BAUT ;Jean Amrouche El Mouhoub ou "l’arche des deux mondes"


Réjane Le Baut a soutenu une thèse de doctorat à Paris-IV Sorbonne sur “Jean Amrouche, itinéraire et problématique d’un colonisé“ (1988). Elle a publié : “Jean Amrouche : Jalons biographiques et Bibliographie“ (dans le catalogue du colloque de Marseille, 1985), “Le périple secret de Jean Amrouche, ou : De l’ambiguïté“ (dans L’Eternel Jugurtha, Marseille, 1987) “La métamorphose de Jugurtha“ (dans la revue Awal, n° 30 2003-2004) “Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel“ (éd. Alteredit, Paris, 2003, 2006) et “Jean El-Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité“ (ed. du Tell, Blida, 2005), “Jean El-Mouhoub Amrouche, déchiré et comblé“ (éd. du Tell, Blida, 2009), participé aux Colloques sur Jean Amrouche à Marseille (1985) et Paris (2003), ainsi qu’à plusieurs émissions radiophoniques (France Culture, Radio France Internationale, Radio Beur) et télévisuelles (Canal Algérie, Berbère TV, 2006)


Abdelmadjid Kaouah : Madame Réjane Le Baut, après une thèse de doctorat sur « Jean Amrouche, itinéraire et problématique d’un colonisé », en 1988, vous avez publié coup sur coup deux autres ouvrages sur le même Jean Amrouche. Or, vous venez de nous donner à lire encore : « Jean El-Mouhoub Amrouche : déchiré et comblé ». Est-ce à dire que Jean Amrouche est un auteur inépuisable ? Où est-ce parce que le silence qui a suivi sa mort fut tellement épais ?

Réjane Le Baut : Pour tout auteur important, l’œuvre est à découvrir et à redécouvrir par les générations successives En ce qui concerne Jean Amrouche, son œuvre a connu une sorte de purgatoire, pour de multiples raisons, certaines d’ordre politique. Ses origines algériennes pour certains, sa foi chrétienne pour d’autres ; les séquelles de la guerre d’indépendance sont encore loin d’être réduites. Bien qu’il ait été reconnu par des grands tels que Gide, Claudel, Mauriac, Giono, le Professeur J. Berque, Léopold-Sedar Senghor, Aimé Césaire, Mohamed Dib, et surtout De Gaulle qui a écrit : « Jean Amrouche fut une valeur et un talent... Par dessus tout il fut une âme. Il a été mon compagnon », Kateb Yacine pouvait encore écrire : « Amrouche, cet inconnu ».
Cet auteur francophone et de haute culture est presque ignoré en France, sauf dans quelques milieux universitaires spécialistes du Maghreb, ou à France-Culture qui a succédé à la Radio Nationale où il avait travaillé pendant des années (1945-1959) et ou il a fondé, notamment, un genre de critique littéraire novateur : “les grands entretiens“. Nous y reviendrons.
En Algérie, au contraire, son nom est très connu et suscite des enthousiasmes. La Presse algérienne joue un rôle très positif pour le faire connaître, ainsi que certains éditeurs, dont le Tell à Blida. Mais son œuvre l’est beaucoup moins. Les recueils de poésie Cendres et Étoile secrète, difficilement trouvables, ne mobilisent qu’un lectorat limité. Les Chants berbères de Kabylie au contraire, sont accueillis par un plus large public. Mais ces textes ne représentent qu’un part de sa spécificité. C’est pourquoi, après mes deux premiers livres, Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel, qui n’est pas distribué en Algérie, et Jean El-Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité (Ed. du Tell) qui comporte jalons biographiques, textes et analyses, j’ai trouvé nécessaire de publier ces 25 lettres à une correspondante pendant la guerre d’Indépendance. L’ensemble de ces missives, en effet, constituent un ensemble où nous saisissons à la fois la personnalité de Jean Amrouche à un moment crucial de sa destinée, son talent de Prince du Verbe, comme le souligne Mohammed Harbi après beaucoup d’autres, et nous font connaître certains dessous de la guerre d’Indépendance par le témoin engagé qu’il a été.

Votre livre est préfacé par l’historien Mohamed Harbi, ce qui indique assez dans quelle veine éditoriale vous entendez évoquer la place et le parcours de Jean Amrouche : celle de l’histoire. Celle avant tout de la « question algérien-ne ». Y a –t-il encore à dire sur son engagement sur ce terrain ?

Réjane Le Baut : J’ai pensé en effet, qu’il était très important de le situer historiquement, et que nul n’était mieux placé que Mohammed Harbi pour jeter sur lui un regard critique autorisé. Ce qu’il a fait avec toute sa compétence et sa rigueur.
Il est honnête d’apporter des précisions sur le parcours politique de Jean Amrouche, sur son précoce souci intellectuel quant aux rapports entre l’Occident et le Maghreb. Cela se manifeste clairement, dès 1938, dans ses causeries à Radio-Tunis où il analyse les causes réciproques des relations décevantes entre ces deux blocs, où il prononce pour la première fois le nom de Jugurtha, où il confie ses rêves pour qu’apparaisse « l’aube d’une civilisation planétaire où seraient harmonieusement fondues toutes les valeurs que l’homme a peu à peu tirées de la nuit ».
Dès son arrivée à Alger, en 1943, il rédigea pour les généraux De Gaulle et Catroux une note sur la politique de la France en Afrique du Nord. Le vendredi 10 décembre il fut reçu à déjeuner et questionné par de Gaulle. Edgar Faure écrit dans ses Mémoires que Jean Amrouche est un de ceux qui a largement inspiré le Discours de De Gaulle, Place de la Brèche à Constantine, le 12 décembre 1943. Amrouche fera un compte-rendu très positif de ce Discours à Radio Alger et tout autant du Discours de Brazzaville en janvier 1944. À partir de ce moment l’allégeance d’Amrouche à De Gaulle, et sa confiance en lui pour faire évoluer la condition coloniale dans le sens de la justice est totale.


Nous savions que Jean Amrouche était un brillant homme de radio. N’a-t-il pas été pour ainsi dire l’inventeur d’un genre bien précis : l’entretien littéraire radiophonique ? Qu’en pensez-vous ?

Réjane Le Baut : Oui, Jean Amrouche était un homme de la parole, doué pour la radio, depuis 1938 à Tunis, ou encore, professeur de lettres, il fit une série d’émissions pour présenter les Chants berbères de Kabylie, au moment même où il les publiait en recueil. Arrivé en août 1943 à Alger, il est nommé à l’Office de Radio France. Il y fait des interventions politiques sur l’actualité, il participe à une émission littéraire Lumière de France, puis dès octobre 1944, à Paris, il est nommé rédacteur en chef adjoint au Journal parlé, et collabore à des émissions d’actualité comme Tribune de Paris, Ce soir en France, Chroniques de l’Afrique du nord. De plus, il lance en 1948, une émission littéraire hebdomadaire Des idées et des hommes. Cette émission où il interroge des auteurs, où il commente des textes, connut un grand succès jusqu’à sa suppression en 1959 par le Premier ministre Michel Debré pour des raisons politiques. Mais surtout il a initié un genre de critique littéraire novateur dont les spécialistes s’accordent à lui attribuer la paternité : Les grands entretiens littéraires.
Mauriac à pu dire : « Comme celle de Claudel et de Gide, Amrouche connaissait mon œuvre mieux que je ne la connais moi-même. – A telle date vous avez écrit ceci. – Je protestais. Il me mettait sous le nez un texte. Il avançait à pas feutrés vers ce dont je ne voulais pas parler. Il tournait autour du point interdit. Cette espèce de curieux passionné n’est pas si commune. Chacun ne s’intéresse qu’à soi ? Rien n’est si rare qu’un lecteur comme celui-là. Qui nous aura vraiment lu, sinon Amrouche ? Il était fait pour la joie de la lecture. Il aura été une victime rejetée par tous ». Son originalité était de consacrer 20 à 30 émissions successives au même auteur choisi parmi les plus grands écrivains de l’époque mais toujours des auteurs qu’il lisait et vénérait depuis sa jeunesse. Ces entretiens ont été publiés et peuvent être considérés comme faisant partie intégrante de l’œuvre d’Amrouche. Rediffusés par France Culture, ils nous donnent l’occasion d’entendre sa très belle voix chaleureuse.


Ce qui retient davantage encore notre attention, c’est qu’il s’agit de la publication, présentée, commentée et annotée par vos soins de sa « correspondance avec Janine Falcon Rivoire » entre juillet 1957 et Octobre 1960 ». Comment avez-vous eu connaissance des vingt-cinq lettres inédites et comment les avez-vous recueillies ?

Réjane Le Baut : C’est par le Père Dominique Dubarle, scientifique, philosophe et directeur des éditions du Cerf, que j’ai connu Janine Falcou-Rivoire. Amrouche et lui avaient fait connaissance aux Rencontres Internationales de Genève en 1946, s’y étaient retrouvés tous les ans jusqu’en 1951 et étaient devenus amis. Amrouche était l’un des six membres de la Délégation officielle française. Le Père Dubarle témoignera de l’authenticité de la spiritualité d’Amrouche. Quant à Janine Falcou-Rivoire, je l’ai visitée durant environ trois mois. Elle était lourdement handicapée, se déplaçant dans son petit appartement en fauteuil roulant. Elle m’a aussitôt remis les 25 lettres d’Amrouche, espérant leur publication. Mais, hélas, elle était décédée au retour des vacances d’été et elle n’a pu connaître cette joie.


Que nous apprennent aujourd’hui ces correspondances avec une auditrice ?

Réjane Le Baut : Ces lettres nous en apprennent beaucoup sur la personnalité d’Amrouche, sur son talent d’épistolier et sur ses opinions à ce moment crucial de la guerre d’indépendance, où de Gaulle, revenu au pouvoir commence des négociations avec le FLN. Nous y voyons son engagement passionné et sa générosité dans le fait d’envoyer à une auditrice inconnue ces missives, véritables bouteilles à la mer, qui risquaient fort d’être perdues ou de rester ignorées. Ce qui a failli se produire, jusqu’à ma rencontre avec Janine Falcou-Rivoire en 1985, 23 ans après la mort de J.A. Par ailleurs, cet ensemble de correspondances, est un bon exemple de la qualité d’écriture d’Amrouche, qui s’est beaucoup exprimé par lettres, qui aimait ce genre de relation dès qu’il se sentait accueilli et en sympathie. Il osait se dire dans toute sa vérité, très loin de son personnage social, où il s’est toujours senti “seul“ et “séparé“. Enfin ces textes nous dévoilent certains arcanes de la guerre d’Algérie. Amrouche réagit aux évolutions de la situation et notamment il exprime ses craintes, ses doutes et ce qu’il juge être des maladresses de la part du Général, en qui il garde cependant confiance pour régler le problème algérien avec lucidité et courage, en Homme d’État. Ces lettres nous révèlent son déchirement, mais aussi la joie profonde de l’accomplissement de sa mission : « déchiré mais comblé »…



Dans vos annotations, vous apprenez que jean Amrouche avait entrepris en six semaines, en 1945, un périple de Tunis à Alger en se rendant à Sétif, Constantine et Tizi-Ouzou. C’était loin d’être un périple d’agrément. Il en rapporta un reportage au « titre significatif » : « Les Algériens veulent-ils ou ne veulent-ils pas rester français ? ». Qu’écrivait-il au lendemain des massacres du 8 mai 45 ?

Réjane Le Baut : En effet, il effectua un périple de six semaines, de Tunis à Alger en passant par Sétif, Constantine, Tizi-Ouzou, sans oublier son village natal d’Ighil-Ali. Il eut des contacts avec ses proches. À son retour, il rédigea un article de 10 pages dactylographiées, refusé par le quotidien Combat. Les trois quart de ce long article analysent les raisons profondes et lointaines des émeutes, auxquelles d’ailleurs, aussi bien la population que les autorités s’attendaient. Amrouche remonte loin dans le temps puisqu’il rappelle le Projet Blum-Violette échoué et datant d’avant-guerre. Mais il insiste surtout sur les promesses récentes encore une fois non-tenues : les Ordonnances de mars et d’avril 1944 n’ont pas été appliquées, alors qu’elles allaient dans le sens de la justice et de la dignité, malgré ce qu’il nomme “le discours décisif“ de de Gaulle à Constantine. Ces émeutes de la faim de l’hiver passé qu’il décrit avec précision et horreur, ne sont en premier lieu ni révoltes économiques, ni le fait de partis politiques, ni d’agents de l’étranger : elles sont, selon lui, d’abord, d’ordre moral, dues au sentiment d’injustice. Une fois encore le Gouvernement de Paris avait reculé devant les colons algériens. Il souligne qu’on ne peut garder une conquête contre la volonté d’une population dont il a mesuré l’évolution des mentalités. Il pose alors clairement la question : « Les Algériens veulent-ils ou ne veulent-ils pas rester Français ? ».
Dès sa sortie de prison en mars 1946, Ferhat Abbas rappelle que « nos relations amicales [entre J.A. et lui] s’établirent de façon permanente… Mon premier soin fut de rencontrer Jean Amrouche et de l’associer à notre combat ».
D’après ses proches, ces événements furent pour lui un “ébranlement terrible“ et entraînèrent une évolution définitive de sa pensée politique.

Vous signalez que cet article lui fut refusé par le journal Combat. N’était-ce pas l’Algérien Albert camus qui le dirigeait alors ?

Réjane Le Baut : Ne disons pas l’Algérien Camus. Camus était un Français d’Algérie. Point. Le bavardage polémique à ce sujet n’a été que trop envahissant ces derniers temps. Camus avait quitté l’Algérie depuis 1942. Il y passa trois semaines du 18 avril au 7 mai 1945 et rentra à Paris le 8 mai. En apprenant les événements du Constantinois, il écrivit dans Combat, dont il était rédacteur en chef et éditorialiste, une série d’articles. Il y décrivit longuement la misère et l’injustice qui sont le lot de la population indigène, comme il l’avait fait en 1939 dans Alger Républicain. Il y mettait en garde les Français d’Algérie contre la haine qu’ils soulèveraient s’ils ne rétablissent pas la justice en faisant des musulmans leurs égaux. Il signalait aussi le changement de mentalité qu’il avait observé chez les indigènes : “ils sont majoritairement contre l’assimilation“, écrit-il. Après ces constats, la conclusion de Camus est surprenante, elle manque de réalisme politique puisqu’il continue de penser que la France peut encore “reconquérir“ l’Algérie. Il ne sort pas du postulat colonialiste.
Quant à l’article proposé par Amrouche qui serait venu après ceux de Camus, plusieurs raisons expliquent son refus : a) la conclusion de Camus est opposée à la sienne, b) il met gravement et sévèrement en cause les Français d’Algérie, et sans doute aussi, c) le peu d’intérêt de l’opinion française sur ce sujet algérien. Ce refus montre bien la difficulté d’un colonisé à s’exprimer dans la grande presse alors même qu’il est parmi les plus compétents sur le sujet.


Jean Amrouche El Mouhouv était Algérien, vivait entre Tunis et Paris, se reconnaissait gaulliste, s’érigeant plus tard en « auto-émissaire » entre le Général de Gaulle et le FLN, tout en étant convaincu que L’Afrique du Nord « ne trouvera son être, si elle le trouve jamais, que contre la France ». De plus, il était de foi chrétienne. N’accumulait-il pas les paradoxes ? Voire, les vivait comme « sa » croix ?

Réjane Le Baut : Jean Amrouche a vécu de 4 à 37 ans en Tunisie où sa famille s’était exilée pour des raisons économiques. Il a accumulé durant son enfance et sa jeunesse les handicaps : la pauvreté dans une famille de sept enfants, les douleurs de l’exil, les humiliations par les injures reçues, et pour couronner le tout, son catholicisme qui le mettait vraiment à part : il avait été baptisé à l’âge de deux jours. Il s’est vécu comme un paria. De plus la langue française avait été son éducatrice. Si bien qu’il pouvait écrire : « la France est l’esprit de mon âme et l’Algérie l’âme de mon esprit ». Dans l’un de ses plus beaux textes il dit : « Je suis Jean et El-Mouhouv », ce qui définit parfaitement son drame. Il a toujours appelé les Algériens comme les Français à lutter contre “l’anti-France“, c’est-à-dire une certaine France réelle, trop souvent raciste et encore colonialiste, la distinguant de la France des valeurs universelles, à laquelle il continue d’adhérer et qu’il appelle la France mythique. Il s’était déjà fait le champion de cette thèse dès 1945 dans un article intitulé : “France d’Europe et France d’Afrique“ (Lettres françaises 20/10/45) et ce sera le thème de son article du Monde (11/01/58) “La France comme mythe et comme réalité, de quelques vérités amères“. Cette double appartenance a été la chance, la grâce et le drame de sa vie.


Pour revenir à l’histoire : Mohammed Harbi, tout en mettant ce l’accent sur ce qui importe de retenir à ses yeux d’historien de Jean Amrouche : sa foi dans les capacités salvatrices de Gaulle et son témoignage sur les péripéties précédant les négociations entre la France et le GPRA, et sa stature de Prince du verbe, il trouve que ce dernier a manqué de sens critique à l’égard de thèses du FLN et de sa condamnation du MNA. Et d’ajouter, dans le même ordre d’idées, qu’il lui semblait que « l’extermination des juifs par les nazis et la répression française contre les Algériens ne sont pas de la même nature ». Quelle lecture faites-vous de ces considérations ?

Réjane Le Baut : Il serait tout à fait présomptueux de ma part d’oser me prononcer sur les déclarations de Jean Amrouche à propos du FLN et du MNA. C’est aux historiens d’établir les faits, d’en discuter entre universitaires et d’exposer leurs conclusions. Mohammed Harbi est l’un de ces historiens.
D’autre part, depuis la deuxième guerre mondiale, le terme “holocauste“ désigne habituellement le massacre des juifs par les nazis. Si Jean Amrouche l’emploie, c’est pour exprimer l’horreur qu’il ressent devant les exactions commises durant la guerre d’indépendance : tortures, camp de regrou-pement, massacres, etc.


Que reste-t-il justement aujourd’hui du poète Jean Amrouche, ce Prince du verbe, selon la formule de M.Harbi ?

Réjane Le Baut :Amrouche n’est pas qu’un poète mais autant un intellectuel et un témoin engagé. L’Algérie possède trop peu d’écrivains de cette envergure, datant de l’époque coloniale, pour qu’on puisse le mutiler d’une partie de son être. Mais son œuvre est malheureusement d’accès difficile, très dispersée et en partie encore inédite. L’intellectuel et le témoin engagé qu’il fut a produit de nombreuses œuvres qu’il ne faudrait pas méconnaître. Œuvres telles que L’Éternel Jugurtha, son Journal, de nombreux articles dans journaux et revues, des Contes, des émissions radiophoniques enregistrées et publiées, en disques et en livres, une très abondante correspondance. Dans ces textes de très belle prose, il se montre vraiment Prince du verbe, selon la belle expression de Mohammed Harbi.
Pour en revenir plus précisément au genre poétique, au poète, il est possible de trouver et de lire des recueils comme Cendres, qui chante la déréliction du jeune homme ; comme Étoile secrète qui témoigne de sa recherche spirituelle ; ou comme les Chants berbères de Kabylie où il retrouve ses origines. Mais d’autres poèmes très inspirés sont encore dispersés, tels ceux datant de la guerre d’indépendance, par exemple Le Combat algérien. Beaucoup d’autres sont encore inédits.
Pour conclure, cet hybride culturel, qui s’est vécu comme un “monstre“, “une erreur de l’Histoire“, mais qui a su dominer son destin, a joué un rôle de passeur, et demeure aujourd’hui emblématique pour combien d’autres, exilés ou issus d’une double culture.

« Je suis le pont, l’arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin », a-t-il écrit (3 mai 1961).

Pour clore cet entretien, pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre itinéraire et votre personne ?

Réjane Le Baut : J’ai écouté avec passion les entretiens radiophoniques de Jean Amrouche dans les années 50. On peut difficilement aujourd’hui se rendre compte de la nouveauté qu’ils représentaient. Durant la guerre d’indépendance, j’ai brièvement essayé de militer auprès d’un parti politique (le PSU) qui m’a vite déçue et j’ai fait de l’alphabétisation de 1956 à 1961, dans une usine de la région parisienne, ce qui m’a permis de connaître le milieu algérien. J’étais présente à la Salle Wagram le 27 janvier 1956, lorsque le Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie avait organisé un meeting. Amrouche était à la tribune auprès de Robert Barrat, Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre et André Mandouze qui arrivait d’Alger. Lorsqu’il prit la parole et qu’il dit “je suis kabyle et chrétien“, j’ai entendu sa voix se briser, s’arrêter, et reprendre avec le rauque de l’angoisse... J’ai participé à la manifestation tragique du 17 octobre 1961. Et je suis arrivée à Alger le 9 juillet 1962, avec mon mari, Algérien des Aurès. J’ai enseigné à Alger jusqu’en 1968. Après le décès de mon mari, je suis rentrée en France avec mes deux enfants, âgés de 6 et 4 ans. C’est seulement lorsque j’ai été un peu soulagée de mes obligations familiales et professionnelles, et surtout épaulée par Pierre Le Baut, avec lequel je me suis remariée et dont les parents avaient été professeurs à Blida et Philippeville-Skikda, que j’ai pu envisager de soutenir une thèse. Amrouche s’est trouvé être, tout naturellement, le lieu géométrique de mes intérêts, de mes convictions et de ma fidélité à l’Algérie. Et cela d’autant plus que dans ces années très peu de recherches avaient été entreprises à son sujet, sauf par Jean Déjeux et Jacqueline Arnaud, décédés tout deux trop prématurément. Durant ce long et riche parcours, j’ai pu recueillir de nombreux témoignages d’amis de Jean Amrouche encore vivants, commencer à rassembler ses textes, grâce notamment à son fils Pierre, participer à de nombreuses manifestations visant à le faire connaître.
Ce travail continue.

Entretien avec Réjane Le Baut, spécialiste de l’œuvre de Jean Amrouche El-Mouhoub, réalisé par Abdelmadjid Kaouah,paru dans le quotdien Algérie News du jeudi 3 mars 2010


Rectificatif :
Une confusion regrettable a conduit à illustrer l'entretien
de Mme Réjane LEBAUT (Algérie News du 4/03/10) d'une photo qui n'est pas la sienne.
Qu'elle veuille bien accepter l'expression de mon vif regret pour cette erreur involontaire; je présente mes excuses personnelles et celles, évidemment, de la Publication.Ses amis pourront enfin la reconnaître dans la photo qui accompagne la publication de son entretien sur le Blog Joha..
N'oublions pas en outre "l'inconnue", qui a elle aussi , illustré involontairement l'entretien de Mme Réjane Le Baut . Nous sollicitons son aimable indulgence ...