lundi 20 septembre 2010

Jacques Berque (1910-1995): Nouvelles andalousies





Le signe et l'incantation


Jacques Berque, traducteur inspiré du Coran fut aussi l’auteur lucide du Rapport sur l’immigration à l’école de la République (1985) dont l’actualité reste de mise. Autre enjeu de taille qui intéresse aujourd’hui la France : la place de l’Islam dans une géographie laïque. A cet égard, visionnaire, J. Berque interrogeait et plaidait pour que l’émigration devienne une chance au « lieu d’être un poids mort, une charge dont s’occupent seulement les flics ou à la rigueur les humanitaires… ».Une émigration comme chance pour la France et une chance pour l’islam frotté aux exigences de la modernité : « non pas un islam français mais un Islam de France, disons, pour simplifier, un Islam gallican, c’est à dire un Islam qui soit au fait des préoccupations d’une société moderne, qui résolve les problèmes qu’il n’a jamais eu à résoudre dans ses sociétés d’origine ».Soulignons avec René Naba ( in "Les mondes arabo-musulmans d'Europe : un atout de la France dans le dialogue des cultures") , un fait désormais irréversible, l'ancrage durable des populations musulmanes en Europe et en particulier en France avec l'arrivée à maturité de la Troisième génération .Elle se traduit par la profusion des établissements cultuels et culturels, des médias communautaires et des performances sportives remarquables. Des "îlots d'excellence" se sont certes constitués dans les domaines du sport, de la chanson, de la littérature sans une percée qualitative des postes de responsabilité.
L'euphorie qui s'est emparée de la France à la suite de la victoire de son équipe multiraciale , ("black, blanc, beur" ), à la coupe du monde de football, en juillet 1998, n'a pas pour autant résolu les lancinants problèmes de la population immigrée, notamment l'ostracisme de fait dont elle est frappée dans sa vie quotidienne, sa sous-employabilité et la discrimination insidieuse dont elle fait l'objet dans les lieux publics, avec les conséquences que comportent une telle marginalisation sociale, l'exclusion économique et, par la déviance qu'elle entraîne, la réclusion carcérale. A cet égard, une exposition remarquable de l’association Génériquesretrace le parcours pionniers de la moitié du XIXe siècle aux mutations radicales de ces dernières décennies, en privilégiant dans la scénographie les supports culturels, témoins premiers du long processus d’enracinement et de ses épreuves , les deux conflits mondiaux, la colonisation puis les guerres d’indépendance, la problématique de la sédentarisation inexorable mais toujours en débat et sujette à polémiques récurrentes... Retracer et raconter ce siècle à partir des itinéraires de personnalités et de personnages, maghrébins ou français, qui en ont été les acteurs encore trop souvent méconnus : de l’Emir Abdelkader aux marcheurs de 1983, du Kabyle Ahmed Ben Amar El Gaïd, fondateur du Cirque Amar, aux vedettes d’aujourd’hui ; et enfin passer de la mémoire à l’histoire, sans occulter ni les conflits ni les rencontres et les métissages (en prenant en compte toutes les facettes, des orchestres judéo-musulmans, encore actifs au début des années 1970, aux dynamiques et interrogations d'aujourd'hui ).Parmi les premiers à se pencher sur la problématique de l'intégration, de l'échange et du dialogue, Jacques Berque par ses origines « syncrétiques » était le lieu même d’élaboration de la culture de l’échange et du dialogue entre les deux rives. D’aucuns n’ont pas hésité à le qualifier de Cheikh des deux rives , au sens de maître de la connaissance et de la sagesse, des deux rives. Et pour cause: il a vu le jour à Frenda, ex-Molière, en Algérie en 1910 . En France , il a assuré durant vingt cinq ans la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au collège de France. A la fois, homme d’érudition et de pratique, Jacques Berque s'imposa comme un passeur de cultures et de solidarité méditerranéenne. Loin de la complaisance et du dogmatisme, Jacques Berque s’est passionnément intéressé à l’espace singulier de l’Islam, dans toute l'étendue de ses racines et la complexité de ses expressions. Il est reconnu ,à juste titre, comme celui qui a donné du Coran une traduction en français exemplaire, c’est à dire fidèle et inspirée. Chez Jacques Berque , le poète ( il a d’ailleurs traduit de nombreux poètes arabes) est indissociable du savant. Auteur d’une œuvre fertile cette figure du XXe siècle- n’a jamais bénéficié des feux de la rampe ni recherché une médiatisation facile. Dans sa quête pour de nouvelles Andalousies, Jacques Berque a proposé le chemin de l’échange, de d’intercession et l’interpellation entre Occident et Orient. Avec 12 millions de personnes, dont cinq millions en France, la communauté arabo-musulmane d'Europe occidentale apparaît comme le socle principal de la population immigrée malgré son hétérogénéité linguistique et ethnique L’agglomération parisienne concentre à elle seule le tiers de la population immigrée de France, 37 % tous horizons confondus (Africains, Maghrébins, Asiatiques, et Antillais), alors que 2,6 % de la population d'Europe occidentale est d'origine musulmane, concentrée principalement dans les agglomérations urbaines. J. Berque s’occupa à mettre exergue les dissonances entre le signe et la chose, le glu des faits et l’incantation.
Rappelons- nous ses paroles d’avenir :"Andalousies toujours recommencées dont nous portons en nous la fois les décombres amoncelées et l’inlassable espérance". Une telle voix manque mais il reste son œuvre féconde, vivifiante, édifiante à l'heure des procès en sorcellerie sur les deux rives.
A.K.


Œuvres :
Dépossession du monde (Le Seuil, 1964)

L'Égypte : impérialisme et révolution (Gallimard, 1967)

Orient second (Gallimard, 1970)

Langages arabes du présent (Gallimard, 1974)

Les arabes (Stock, 1973-1981, Actes Sud, 1997) suivi de Andalousies

Structures sociales du Haut-atlas (PUF, 1978)


L'intérieur du Maghreb, Xie-XIXe siècle (Gallimard, 1978)

L'Islam au temps du monde ( Sindbad, 1975-1982-rédit. 2002) : Onze essais

Le Maghreb entre deux guerres (Le Seuil, 1962-1979)


L'Islam au défi (Gallimard, 1980)


L'Immigration à l'école de la République (CNDP, 1985) : rapport au ministre de l'Éducation nationale

Mémoires des deux rives (Le Seuil, 1989) : autobiographie


Langages arabes du présent (Gallimard, 1974)


Le Coran (Sindbad, 1991) : essai de traduction de l'arabe annoté et suivi d'une exégétique.


Il reste un avenir (Arléa, 1993) : Entretiens avec Jean Sur

Relire le Coran (Albin Michel, 1993)


Quel islam ? (Sindbad-Actes Sud, réédition 2003)


Une Cause jamais perdue : recueil de textes politiques, 1956-1995

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