samedi 4 avril 2015

AVEC ANDRE BRINK : Les turbulences d’une conscience


Par Abdelmadjid KAOUAH                                                                                                     ( Le Soir d'Algérie)

André Brink, le romancier sud-africain vient de nous quitter le 6 février dernier         (et quelques heures après, nous parvenait le décès d’Assia Djebar). Au hasard de la fortune littéraire, nous eûmes la chance d’aller à sa rencontre.   La littérature africaine,  et plus singulièrement  celle du pays de Nelson Mandela, était   à l’honneur    du festival littéraire « Marathon des mots » de Toulouse. Pouvait-il en être autrement à la veille d’une coupe du monde de football  se déroulant en Afrique du Sud  en 2010?  Parmi tant de rencontres avec des écrivains du continent noir et du monde, celle avec l’écrivain sud-africain André Brink a eu une  ample résonnance. La salle des conférences de La Renaissance - une librairie fondée au lendemain de la Libération qui eut à accueillir les grands écrivains engagés, tel Aragon et qui reste l’une des rares dans u  quartier polaire-arrivait à peine à contenir le public nombreux venu entendre l’écrivain anti-apartheid l’entretenir de « l’engagement de l’écrivain ».

 


« Savoir, ce n’est pas assez. On doit essayer de comprendre »   fait dire André Brink à l’un de ses personnages  dans son roman « Une saison blanche et sèche ». Le roman obtint le Prix Médicis 1980, et Martin Luther King Memorial Prize pour la version anglaise du roman.  Au départ,  Ben Du Toit ne se pose pas de questions superflues, dérangeantes. Comme la majorité, il se satisfaisait de la place qui lui était assignée dans la société sud-africaine. Pas de doute, pas d’incursion hors du cercle familier. Ben Du Toit, un nom aussi banal que l’homme qui le porte. Un homme sans qualités exceptionnelles, se suffisant à lui-même et se délectant même de sa propre solitude. En somme, un bon père de famille, s’adonnant  au bricolage, tenant à jour ses journaux intimes avec l’efficacité d’un comptable. Un homme barricadé derrière la surface d’une image. Mais la cinquantaine venue, tout bascule. Si Ben Du Toit n’est pas un homme singulier, le pays qu’il habité n’est pas ordinaire. C’est un communiqué laconique qui l’arrachera à sa léthargie : un certain Gordon détenu selon les termes de l’Acte sur le terrorisme a été retrouvé mort dans sa cellule….. C’est la goutte qui va entraîner l’Afrikaner discipliné dans un courant irrépressible et balayer au passage sa vie ordinaire..Jusqu’ici, il avait accepté « tout ce qu’on a l’habitude de prendre pour argent comptant, avec tant d’assurance qu’on ne cherchait même pas à vérifier ». Mais la mort  de cet autre homme tranquille, Gordon, « honnête, décent, qui se rend régulièrement à l’église » mais qui avait juste le tort ou la malchance d’avoir une peau noire le fera sortir de sa maison aux murs blancs   et découvrir un « pays mythique, ce pays  plus vrai que le vrai » …Il fera d’amères connaissances : la loi n’est qu’un visage derrière lequel il n’ y a plus de tête : elle couvre autre que la chose qu’elle nomme tout en n’ayant pas changé de sens. Tout n’est que vernis, masque pour donner bonne conscience au diktat blanc...Et le cynisme n’est pas on reste quand à propos de savoir s’il s’agissait d’un crime ou d’un suicide, le ministre affirme avec le sourire : »chaque homme a le droit démocratique de mourir » !
Avec « Au plus noir de la nuit », André Brink nous accule à une véritable descente aux enfers. Roman après roman, il n’aura de cesse de démonter méticuleusement les apparences de l’édifice raciste. Littérature engagée ou engagement de la littérature ? La question semblait oiseuse car « dans ce pays d’enterrement multicolore amer et triste tout discours est politique.

André Brink est dans une famille afrikaner, descendant de colons boers arrivés en Afrique depuis trois siècles et fervente  adepte de l’Apartheid. Dans un français impeccable, André Brink reviendra sur son itinéraire personnel  sans fard ni prétention. Il avoue sans ambages que jusqu’à  son séjour en France à la fin des années  cinquante, en pleine guerre d’Algérie, il ne connaissait pas d’autre réalité que l’Apartheid, n’ayant aucun échange avec les noirs. C’est donc à cette occasion qu’il rencontrera pour la première fois de sa vie des étudiants noirs  et prend conscience des effets décasteurs de l’apartheid sur ses concitoyens noirs... Homme de principe, André Brink, tout en disant sa vérité, reste d’une grande courtoisie. Ecrivain d’engagement, il ne cache pas pour autant les doutes qui l’ont saisi quand il écrivait justement son roman. Au moment où il écrivait depuis six mois son manuscrit sur l’horreur de l’oppression raciale  eut lieu  dans la ville où il vivait et enseignait l’assassinat de Stève Biko, l’une des figures de la lutte anti-apartheid. Pour lui, la réalité dépassait la fiction et il devenait vain de la transcrire dans un récit. Les faits étaient plus « parlants » et la littérature un inutile exercice. Il a fallu toute la force de persuasion de ses amis pour qu’il achève le roman. Ses doutes disparaitront définitivement quand il rencontrera Nelson Mandela  qui lui confiera que ses œuvres l’ont aidé dans sa captivité et ses méditations.   Sur Mandela, André Brink qui lui voue admiration et amitié, est intarissable. Il en parle comme une sorte de saint  qui n’arrête pas d’étonner son entourage. A ce propos, il raconte la tendresse particulière que voue Mandela aux enfants. Parmi les privations qu’il a eu à subir, Brink  note  que ce dernier n’a pu voir durant 27 ans  des enfants ! Aussi, à chaque fois qu’il en rencontre, il se met littéralement à genoux pour converser avec eux, car ils sont l’avenir d’un monde meilleur, précise l’écrivain. De là à évoquer les réalités et les enjeux de l’après-Apartheid, il ne fallait qu’une question à propos de l’ANC actuelle. André Brink  rappela que le courage et les sacrifices des leaders et des militants de l’ANC qu’il avait connu pour la plupart en exil. En majorité des homes cultivés et qui avaient connu la ségrégation. Avec de telles données, André Brink était convaincu que le nouvelle Afrique du Sud serait meilleure sous leur direction. Or, entre ces élites qui constituent l’appareil politique et le peuple, le fossé s’est creusé  et la gangrène de la corruption  a fait son apparition. « Je ne reconnais plus certains de mes amis » dit-il avec tristesse et un peu de colère. Il en appelle  surtout  au parcours exemplaire de Nelson Mandela et de Mgr  Desmond Tutu.

Sa prise de conscience il la place aussi sous le signe de sa fréquentation intellectuelle de l’œuvre de Camus pour lequel il nourrit une admiration durable. Dans la foulée, il évoque son voyage en Algérie  où il a pu aller sur les traces algériennes de l’écrivain. Une telle évocation ne pouvait passer inaperçue sans se soulever des remarques. Dans le débat qui suivit la causerie d’André Brink, un intervenant lui demanda  tout de go quelle lecture faisait-il de la position de Camus durant la guerre d’Algérie, lui André Brink qui avait osé aller courageusement  à contre-courant de sa communauté ? L’auteur d’ »Une saison blanche et sèche »   s’employa à décrire la complexité de la pensée camusienne à propos de la violence et du terrorisme, tout en  relevant « la malheureuse phrase » qui avait schématisé le rapport du Prix Nobel à l’Algérie et à son peuple auquel  il n’avait manqué  pas de marquer très tôt sa solidarité. On sentait qu’André Brink, était conscient qu’il ne levait pas  « le parallèle paradoxal »  pointé par l’intervenant.  Aussi, finement, conclura-t-il  que Camus après tout n’était qu’un être humain… De l’Algérie, il en sera aussi question,  en aparté ;  en dédicaçant   à une compatriote, Leïla  Boutaleb, son livre, il aura ces mots : l’Algérie est un beau pays.

 

La salve finale, pour ainsi dire, de l’écrivain sera réservée à l’oppression subie par les Palestiniens. Au lendemain de l’abordage sanglant contre la flottille de    pour la liberté de Gaza, pouvait-on ne pas « bifurquer » (une notion chère à l’auteur qui venait de   publier ses mémoires sous le titre Mes bifurcations, Actes Sud(2010) sur la question palestinienne ? Il ne s’agissait pas bien entendu d’un meeting politique mais ‘une rencontre littéraire  mais ayant pour thème « l’engagement de l’écrivain ». André Brink parla donc  en écrivain engagé. En ayant recours à la parabole. Il rappela d’abord que les camps d’extermination de la deuxième guerre mondiale restent des réalités  des plus « stupéfiantes, ahurissantes » des horreurs commises contre les juifs. Il fit état des échanges  et des témoignages qu’il tint à suivre. A cet égard, il relata un voyage qu’il effectua en Tchécoslovaquie et  la visite qu’il fit à un camp d’extermination où les bourreaux  nazis avaient poussé le cynisme jusqu’ à demander à des enfants de relater les impressions de leur vécu. L’un d’eux écrivit qu’il n’y avait pas de papillons dans le camp... Sans élever la voix, André Brink  s’écria : je ne comprends pas comment les Israéliens peuvent-ils faire aux Palestiniens ce qu’ils ont subi…Les Israéliens assassinent aujourd’hui les papillons ! Une salve d’applaudissements lui fit écho. André Brink  avait parlé en poète. En retournant  par l’image aux victimes d’hier  leurs responsabilités d’aujourd’hui. Debout, la salle lui faisait un triomphe. J’ai cru voir  des rougeurs monter  au visage d’André Brink. Dans « Un instant dans le vent » (Stock) , André Brink écrit « Quand tous les instruments ont été détruits par le vent, quand tous les journaux de bord ont été abandonnés au vent, quand plus aucune alternative ne subsiste que celle de poursuivre sa route. Ce n’est pas une question d’imagination mais de foi ».Cela se passe de commentaire.

A.K.