samedi 18 août 2018

DIX ANS APRES: MAHMOUD DARWICH OU LE TROYEN TRIOMPHANT


                                                        
                                                                                 
  DIX ANS APRÈS                                              

                                
MAHMOUD DARWICH OU LE TROYEN TRIOMPHANT 



Dix ans d’absence. Dix ans de nostalgie. Et de présence non démentie par-delà la mort et l’oubli. 2008,  c’est dix ans de sa mort et c’est aussi son année.   L’année de l’homme au feu lyrique. Dans notre dernière chronique, nous évoquions ce moment commémoratif.   Nous y revenons. 2018, année de l’inoubliable Mahmoud Darwich trop tôt disparu auquel les hommages sont  encore rendus à travers le monde. Et c’est aussi l’occasion de nouvelles publications posthumes du poète et de son parcours. 

 DEFENSE ET ILLUSTRATION


Ainsi le quotidien égyptien  Al-Ahram publie un ensemble de documents et de photographies rares du poète palestinien dont il fut un brillant collaborateur. En France, le trio Joubran lui avait donné rendez-vous à Arles, l’une de ses dernières stations sur terre. Le 19 septembre prochain l’Institut du monde arabe -  qui considère que l'œuvre de Darwich, est une véritable défense et illustration d'une terre, d'un peuple, d'une culture  - accueillera un hommage posthume  en son honneur. 

Et de nombreux et divers hommages ont déjà eut lieu ou jalonneront encore la fin de l’année 2018. Et pour les mélomanes, ils peuvent se tourner sur les impérissables poèmes ( Oummi, Rita, Inscris…) mis en musique par Marcel Khalifa.
Une décennie plus tard depuis sa disparition, l’émotion qu’elle a suscitée est loin de retomber. Il y a dix ans, le cœur de Mahmoud Darwich s’était arrêté de battre, un samedi 9 août 2008 à 18h35’ GMT, à Houston au Texas... Au Texas, comme une métaphore ultime d’un exil quasi-perpétuel, à des milliers de kilomètres de sa Galilée natale. Et comme un clin d’œil à un poème de jeunesse et l’homme Peau-rouge qu’il a hautement célébré. Dans la masse des réactions, des émotions et des admirations, nous avions relevé ces lignes à la fois simples et expressives d’un Maghrébin  anonyme sur la relation emblématique avec Darwich : « A 17 ans, j’ai connu Darwich et j’ai découvert l’amour. A 24 ans, je redécouvre Darwich… l’engagement et la révolution avec. A 42 ans, Darwich n’est plus. Je découvre la nostalgie ! »
La « puissance de feu » de son lyrisme a fait vibrer, rêver et mouvoir au moins des générations. Son verbe a transformé en victoires morales les guerres et sièges tragiques auxquels le peuple palestinien  fut exposé. Ce qui fait la force et la valeur de sa poésie, c’est qu’elle est loin d’être une simple et interminable chronique du malheur du peuple palestinien. Il en était conscient et mettait en garde ses lecteurs, voire ses adulateurs. « Certains Palestiniens qui vivent dans des conditions difficiles demandent au poète d’être le chroniqueur des événements tragiques qui se déroulent tous les jours en Palestine. Mais la langue poétique ne peut pas être celle d’un journal ou de la télévision, elle doit même rester en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un détail ». Mahmoud Darwich appartenait à une longue tradition de la parole poétique, voire prophétique, et dont il était la pointe immergée avec son quasi jumeau Samih Al-Qassim qui lui aussi n’est plus de ce monde . Le face-à-face avec son oppresseur de ce fils d’une terre des prophéties avait aiguisé ses vers et approfondi sa charge métaphorique. 



 PUISSANCE LYRIQUE

Lorsqu’éclata la première Intifada, Mahmoud Darwich écrivit le poème « Passant parmi les paroles passagères »,.Ce poème (voir extrait ci-contre), qui dit qu’il est temps que la colonisation s’arrête, provoqua en Israël  une vague de réactions hystériques. Après le déclenchement de la « Révolution des pierres » dans les territoires occupés, le Premier ministre d’Israël en personne, à l’époque, Ytzhak Shamir, monta à la tribune de la Knesset pour dénoncer le poème de Mahmoud Darwich… Un cas inédit dans l’histoire parlementaire.   Mais il y a aussi les consciences lucides. Tel l’écrivain israélien, A. B. Yehoshua, qui considère Darwich- connu en 1960 et rencontré à nouveau à Haïfa en 2007 - comme « un adversaire sur le plan politique et un ami car il était aussi un voisin », lui a rendu hommage et a trouvé une bonne chose que d’apprendre la poésie de l’auteur de « Rita » et de « Inscris, je suis arabe ! » dans les écoles israéliennes…
Il faut se rappeler que l’homme ne fut pas seulement un poète, il était à sa manière un tribun politique autrement plus efficace que les pâles discours et ronronnements qui ont fini par lasser la rue arabe. Darwich qui avait rang de ministre de la culture de l’OLP n’avait pas cautionné les accords d’Oslo, tout en exprimant garder sa confiance en Arafat. Son ami, Edward Saïd, l’auteur de l’emblématique essai sur l’orientalisme arabe, membre du Parlement palestinien en exil, fut plus acerbe. Il démissionna de son poste de parlementaire et publia un virulent texte intitulé : « Oslo : le jour d’après ». D’entrée, il écrivait : « A présent que l’euphorie s’est un peu évaporée, nous pouvons réexaminer l’accord Israël-OLP avec tout le bon sens nécessaire. Il ressort de cet examen que l’accord est plus imparfait, et pour la plupart des Palestiniens, plus déséquilibré que ce que beaucoup supposaient au départ… »   

JOB EST PALESTINIEN 



Rétrospectivement, près d’un quart de siècle après, l’histoire lui a donné, en quelque sorte, raison au vu des résultats affligeants du processus politique.  Job n’est-il pas Palestinien ? Ou plutôt Joseph ? Youssef, celui que le poète évoque ainsi : Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : j’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant, moi, prosternés » ? L’ombre du Nazaréen et sa crucifixion parcourt son œuvre, ici et là, dès son recueil « Les oiseaux meurent en Galilée ». Mais en quoi un tel langage qui convoque le soleil et la lune, les figures messianiques, peut-il être perméable aux enceintes politiques ? Lui ne craignait pas de confesser : « Je n’arrive pas à faire dirigeant le jour et poète la nuit. »
Mahmoud Darwish nous a quittés, semble-t-il sur un malentendu. Et dont il n’est pas responsable. La « puissance de feu « de son lyrisme y est peut être pour quelque chose dans ce quiproquo entre la réception de son œuvre et son destin de poète. Pourtant ces dernières années, il ne manquait guère dans ses poèmes et ses entretiens de mettre les points sur les i. Face à la déshérence de la cause palestinienne, sa parole est devenue d’autant plus précieuse qu’elle permettait au public du monde arabe entre deux récitals de renouer avec les incantations et l’utopie originelle…Épique, lyrique, parabolique, sa poésie ne s’est donc jamais voulue programme politique.
 « Je réclame d’être traité en tant que poète, non en tant que citoyen palestinien écrivant de la poésie. Je suis las de dire que l’identité palestinienne n’est pas un métier. Le poète peut évoquer de grandes causes, mais nous il nous faut le juger sur ses spécificités poétiques, et non sur le sujet qu’il traite. C’est sur le plan esthétique qu’on reconnaît la poésie, non sur le contenu. Et si les deux coïncident, tant mieux". 

LE GOUFFRE DE LA POESIE

 Avec

Samih Al-Qassim


Dans un autre entretien (il manifesto, du 29 mai 2007) il précisait : « Certains Palestiniens qui vivent dans des conditions difficiles demandent au poète d’être le chroniqueur des événements tragiques qui se déroulent tous les jours en Palestine. Mais la langue poétique ne peut pas être celle d’un journal ou de la télévision, elle doit même rester en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un détail ».
Et avec une modestie, il faut le relever, rare chez les poètes du monde arabe, il ajoutait : « La poésie est un gouffre. J’ai le sentiment de n’avoir rien écrit ». Reprenant le Grec Yannis Ritsos, il définissait la poésie comme « l’évènement obscur », celui « qui fait de la chose une ombre /et de l’ombre une chose, / mais qui peut éclairer notre besoin de partager la beauté universelle ». Ce qui reste d’une œuvre. En ce qui concerne Darwich, elle est suffisamment ample, forte, et transparente pour lui survivre .Dans ses derniers textes, il avait commencé un long et pathétique apprentissage de la mort. Il l’avait déjà croisée et en avait relaté quelques épisodes. Et partant il s’était orienté vers la poésie des choses de la vie, le dialogue avec un brin d’herbe (“Je n’aime pas les fleurs en plastique”, hélas bien répandues dans le monde arabe), les volutes du café qui à lui seul est une géographie. Un poète irakien me faisait  observer que Darwich m’avait point écrit de qasîda contre Saddam. Peut-être, mais il a écrit  ‘’Discours versifiés du dictateur’’ , un poème  qui pouvait s’appliquer à plus d’un pays arabe… ‘’Je choisirai mon peuple Je vous choisirai, un à un, de la lignée de ma mère, de ma doctrine/.Etc. On ne peut plus éloquent contre toute forme de dictature.

LE DEUIL ET LA METAPHORE



Métaphore des temps présents : de l’exil, de l’abandon du peuple palestinien par la communauté internationale, des états de siège, du dénuement, de l’enfermement, du Mur, des fausses illusions des accords d’Oslo, de l’indifférence des pays arabes, de la volonté de puissance et du sectarisme politique et religieux, des affrontements fratricides de la corruption, de l’érosion de l’espérance, de tout cela, Mahmoud Darwich en est mort. C’est dire combien, aujourd’hui, à l’heure du naufrage des accords d’Oslo, des reniements et des mystifications, la parole de Mahmoud Darwich manque. Comme déjà écrit dans ces colonnes, il est des poètes dont le deuil ne s’achève jamais. Mais il suffit de prendre au hasard l’un de ses recueils, l’une de ses qasîda pour que le miracle de la parole salvatrice advienne. … Il a disparu au moment où la « puissance de feu » de son lyrisme avait atteint la perfection. Mahmoud Darwich, la voix, le champion et le héraut du martyrologe du peuple palestinien, avait de son vivant récusé les ors et les maroquins ministériels pour mener une vie de citoyen auprès des siens à Ramallah, surtout durant le siège imposé par Israël en 2002. Peut-on échapper à son destin, quand à 12 ans, on écrit en toute innocence à l’école de l’occupant israélien un poème dénonçant la « Nakba », que l’on se fait tancer et menacer pour cela par un gouverneur militaire ?
Dans ses derniers textes, il avait commencé un long et pathétique apprentissage de la mort. Il l’avait déjà croisée et en avait relaté dans ses écrits quelques étranges épisodes à son propos. Mahmoud Darwich savait donc depuis longtemps qu’il avait immanquable rendez-vous avec la Mort. Depuis 2008, il repose sur une colline de Ramallah, face à Jérusalem. Oui, il est des poètes dont le deuil ne s’achève jamais.


EXTRAIT
‘’ Vous qui passez parmi les paroles passagères
Vous fournissez l'épée, nous fournissons le sang
Vous fournissez l'acier et le feu, nous fournissons la chair 
Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres 
Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie
Mais le ciel et l'air
sont les mêmes ppur vous et pour nous
Alors prenez votre lot de notre sang et partez 
allez dîner, festoyer et danser, puis partez
À nous de garder les roses des martyrs ‘’




Chronique des 2Rives
Par Abdelmadjid KAOUAH
REPORTERS.dz


jeudi 22 février 2018

Chronique des 2Rives

Chronique des 2Rives LE PARADOXE MALEK HADDAD


                      LE PARADOXE MALEK HADDAD





                


Y-a-t-il un cas Malek Haddad emblématique, 
pour ne pas dire paradoxal  ? Malek Haddad est-il mort doublement, physiquement et symboliquement, n’a-t-il aucune postérité littéraire ? Est-ce vrai qu’il a déposé définitivement son stylo avant son décès ? Ou bien plutôt, paradoxe des paradoxes, L’œuvre,  traduite en 14 langues,   de celui qui disait« Je suis le point final du roman qui commence », n’est-elle pas   en passe de connaître une nouvelle jeunesse ? Une raison supplémentaire, en tous cas,  pour renouer avec le destin d’une grande figure de la littérature algérienne.


  De son  vivant  Malek Haddad aura construit son propre mythe avec un art consommé du flou lyrique.  Le poète et romancier   a mis en scène  dans ses textes comme dans sa vie son drame intérieur.  Or, le  drame de la langue concernait la condition algérienne. Avant et après l’indépendance. Né le 5 juillet   1927 à Constantine, de père kabyle, Malek Haddad grandira dans un contexte historique lourd de confrontations et de décantations à l’échelle maghrébine et  planétaire. Il quitta  discrètement ce monde  à l’âge de 51 ans, le  2 juin 1978. Très tôt, il  s’engagea dans les rangs l’union de la jeunesse démocratique, avant le déclenchement de la guerre de libération nationale. Il a eu une longue pratique du journalisme, a collaboré, notamment, à l’hebdomadaire communiste  Liberté et au quotidien de gauche anticolonialiste  Alger Républicain.

                              

  Première œuvre, premiers tourments



Ses premiers poèmes parurent  dans les revues Liberté et Progrès à la fin des années quarante et seront repris dans Le malheur en danger (La Nef de Paris, 1956) .  Il publia plusieurs romans : La dernière impression (1958) ; Je t'offrirai une gazelle (1959) ; L'élève et la leçon (1960) et Le quai aux fleurs ne répond plus (1961), tous aux éditions Julliard. Ses œuvres romanesques reflètent avec une lucidité – qui le rapproche par endroits d’un Mouloud Mammeri (La colline oubliée) – les déchirements provoqués par la guerre, les tourments de l'engagement et les controverses entre les deux cultures.
Il  vécut en exil, notamment en France  dans un fraternel compagnonnage avec Kateb Yacine. Après avoir abandonné ses études de droit, il se fit avec ce dernier ouvrier agricole en Camargue et prit part à des missions du Front de Libération nationale (FLN).  Malek Haddad a été  durablement imprégné de la poésie de la Résistance française dont il a reconnu la dette : «  L'histoire ainsi comprise n'est jamais un règlement de comptes".
Dans la « biographie hétérodoxe » consacrée par  Benamar Médiene  à Kateb Yacine, ce dernier émet cette remarque : « Malek Haddad n’a pas compris ou n’a pas voulu comprendre qu’écrire en français n’est pas une damnation personnelle ». Il n’en demeure pas moins que Malek Haddad a voulu mettre un « point final » à sa déshérence  personnelle, et tirer une  sorte de sonnette d’alarme. En effet, le feuilleton de la confrontation entre l’arabe et le français, cinquante ans durant,  déchirera  l’Algérie - et dans une moindre mesure ses voisins maghrébins pour différentes raisons objectives spécifiques (2)  – et continue à a alimenter des épisodes récurrents  sur ce sujet.  Certains critiques prêtent à Malek Haddad l’invention du « roman-poème »  au Maghreb. Sa poésie nettement marquée par le sceau de l'engagement est portée par un lyrisme évoquant l’Aragon de la Résistance. D’ailleurs, on peut déceler dans l’un de ses romans le portait subtil du « grand écrivain ». À cette époque, Jean Sénac déclarait dans un essai   : « Poésie et Résistance apparaissent comme les tranchants d'une même lame où l'homme inlassablement affûte sa dignité ».  

                                                     Aphorismes désenchantés

 À relever  aussi cette confidence de Jean Sénac : « Malek Haddad m’a un jour dit que j’étais aussi algérien que le malheur de notre patrie commune. Je n’en ai gardé que le malheur » (4). À la différence de Kateb Yacine en son écriture sulfureuse, selon Nadia Grapotte, « Malek Haddad  apparaît comme un être extrêmement lucide, en même temps que généreux, tolérant et sensible. C'est avec simplicité et délicatesse qu'il exprime la pureté de ses sentiments et nous nous laissons bercer par la musicalité de ses phrases brèves et ses reprises d'images fleuries, tout orientales ; de multiples métaphores filées et des aphorismes désenchantés nous laissent une saveur nostalgique de paradis perdu" (5). Il n’empêche que l’un de ses romans fut interdit par le Gouverneur Général de « l’Algérie française » !



Plus que tout autre, Malek Haddad restait déchiré par le problème de la langue. Au lendemain de l'indépendance, il va se réfugier dans un silence qui aura  toute l'apparence d'un suicide littéraire…Faut-il rappeler que dans  son Portrait du colonisé (Buchet-Chastel, 1957), Albert Memmi annonçait déjà qu’à l’indépendance, l'essentiel de la littérature maghrébine serait en langue arabe, vouant ainsi sa dimension en langue française au dépérissement. Cette prédiction ne s'est pas accomplie avec la rapidité annoncée. Et la littérature maghrébine d’expression francophone a connu et connaît aujourd’hui une vitalité insoupçonnée.  Albert Memmi a lui même reconnu plus tard être allé trop vite en besogne. La question peut être posée : Une littérature écrite dans une langue étrangère peut-elle vraiment être nationale ? La langue française peut-elle exprimer littérairement la complexité des réalités algériennes ? Ces problématiques ont été et demeurent au centre des débats et des polémiques acerbes sur la place des langues. 
« Le malheur en danger », son premier recueil, est moins l'expression proclamée de la Révolution algérienne que son retentissement intérieur dans le poète. C'est une effusion de ses sentiments que nous donne à lire Malek Haddad : l'exil et ses tourments, l'image de la patrie lointaine et de la mère. Un premier recueil qui souffrirait  d'un manque d'unité, selon le jugement des auteurs du Diwan algérien* : "C'est exclusivement la forme très régulière, et la recherche de sonorités verbales qui guident le poète et lui suggèrent son poème" . 

                                                Et le drame se nouait

Dans son second recueil, Écoute et je t'appelle (Maspero, 1961), l'exaltation de la liberté prend toute sa mesure. L'enfance comme l'exil occupent dans l'œuvre de Malek Haddad une place primordiale. Mais si l'enfance est le lieu enfoui de l’innocence perdue, l'exil est lourd de dédoublement : "Chacun de mes poèmes / est écrit par un autre", dit-il. « Et le drame se nouait », comme l’écrit dans Le Polygone étoilé  son compagnon Kateb Yacine qui ne le voyait plus beaucoup dans les dernières années de sa vie : « une bifurcation idéologique nous a séparés après des années d’une amitié de granit. »  
La génération des Algériens des années cinquante, dès qu’elle eut droit à une scolarisation, a pu  fréquenter - dans des proportions réduites et sélectives-   l'école française. Il faut le souligner, elle s'y est nourrie souvent, paradoxalement   des valeurs de la Révolution française. Elle ne manquera pas de les retourner  dans ses revendications nationalistes à l’adresse du colonisateur. Et la littérature maghrébine d’expression française qui commencera à naître timidement  au tournant des années vingt constituera  une sorte de « cahiers de doléances », selon la formule d’Abdellatif Laâbi. Pour sa part, la  langue berbère avant comme après l’indépendance nationale eut un sort encore moins envié dans ses différentes expressions . Mais elle sut faire  preuve d’une résistance exemplaire dans la vie courante  grâce aux ombres gardiennes familiales et à la chaine  des "Guwalin" (les Diseurs) qui ont le don d'asefrou, comme l’écrit Jean El Mouhouv Amrouche dans ses Chants berbères de Kabylie (Charlot, Paris 1947).   
Faut-il rappeler que  la langue arabe fut interdite d'enseignement officiel  et devait sa pérennité – certes marginale – au système traditionnel de l’apprentissage coranique et à l’œuvre de réformateurs maghrébins émules d’une Nahda dont les prémices essaimaient en Orient  et dont les fruits pour partie avortèrent et tardèrent à fleurir  et  à s’épanouir au Maghreb, surtout en Algérie alors simple département de la Métropole.  

                                 Une langue pour le combat

Les caractéristiques nationales de la  littérature  algérienne et maghrébine de langue française  sont forgées par l'appartenance à un combat politique.   Dans le maniement de la langue française, les écrivains algériens apposent la marque de leur originalité culturelle. En retour, la langue française leur permet d'explorer des espaces ignorés ou bridés par la culture d'origine. Cette dernière dimension montrera sa pertinence après l'indépendance quand nombre d'idéologues considéreront que la page de la langue française devrait être définitivement tournée. Il n'en demeure pas moins que la question de la langue française a été vécue de façon dramatique par nombre d’écrivains algériens.
Par là-même se pose le problème de la réception de cette poésie par le public algérien. C’est donc  une aventure ambiguë, (Cheikh Hamidou Kane)  Entrer dans la langue hexagonale, c'est se "fourrer dans la gueule du loup", dira Kateb Yacine dans Le Polygone étoilé. Dans une page autobiographique, il décrit la décision paternelle de le mettre à l'école française :

"... Laisse l'arabe pour l'instant. Je ne veux pas que, comme moi, tu sois assis entre deux chaises. (...)La langue française domine. Il te faudra la dominer et laisser tout ce que nous t'avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir avec nous à ton point de départ.
Tel était à peu près le discours paternel                                     
Y croyait-il lui même ? Ma mère soupirait ; et lorsque je me plongeais dans mes nouvelles études, que je faisais, seul, mes devoirs, je la voyais errer, ainsi qu'une âme en peine. Adieu notre théâtre intime et enfantin, adieu le quotidien complot ourdi contre mon père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques... Et le drame se nouait".

                    La parole et l’exil 

                                                                   


  Le drame vécu par Kateb Yacine peut être élargi à toute une génération qui se retrouve assise "entre deux chaises". De  ce déchirement, Malek Haddad,  donne l'illustration la plus aiguë : « Je proclame que ma solitude d'auteur s'accroît en fonction du nombre de mes lecteurs, de ce que j'appellerai mes faux lecteurs... Je ne puis leur offrir qu'un approchant de ma pensée réelle et de leur propre pensée... La langue française est aussi l'exil de mes lecteurs. Le silence n'est pas un suicide...’’   Pour Mouloud Mammeri, au contraire, la langue française l'exprime mieux qu'elle ne le traduit et elle constitue « une voie vers la modernité de l'Algérie.»
Entre ces deux attitudes, Kateb Yacine lança la fameuse formule : « la langue française est un “butin de guerre" des Algériens. » Et à ce titre, il n'y avait aucun complexe à l'employer. Une formule qui eut l'avantage de transcender  – momentanément –  la querelle politique, sans résoudre toutefois la question du lecteur algérien au sens le plus large et le plus populaire. Kateb Yacine, dans les années soixante-dix, y apportera sa  réponse en s'orientant vers la promotion d'un théâtre en arabe populaire, redonnant ainsi la parole aux obscurs, en premier lieu à la femme marginale et marginalisée  dans cette société patriarcale.

                            Les sources et la synthèse
                                    
C’est cette voix par médiation que Mohammed Dib faisait entendre déjà dans le creuset de la guerre de libération nationale ("Moi qui parle, Algérie)                                                                                                            

 Par--delà les montagnes, les mers, cette voix pouvait être entendue aussi au pays de Molière…Dans sa préface à Ombre gardienne de Mohammed Dib,  Aragon écrivait : "Cet homme d'un pays qui n'a rien à voir avec les arbres de ma fenêtre, les fleuves de mes quais, les pierres de nos cathédrales, parle avec les mots de Villon et de Péguy». Optimiste, Henri Kréa affirmait : "La crainte, la terreur obsidionale des francophones n'aura plus sa raison d'être dans une Algérie libre. Ceux-ci y ont leur place, car ils sont fils de la même terre que les arabophones. Et c'est ce caractère multinational qui est la source d'une synthèse nouvelle". D'une certaine manière, cette prédiction s'est réalisée, mais sans mettre fin aux clivages culturels qui revêtent aujourd'hui des formes d'affrontement idéologiques. Placée devant l'alternative de "se taire ou de dire", pour reprendre une image de Jean Sénac à propos de Kateb Yacine, une génération d'écrivains est entrée dans la langue française "un peu comme un terroriste". Cette entrée par effraction, loin de conduire à une dissolution dans la culture dominante, permet une affirmation paradoxale de l'identité nationale aux multiples entrées.    
Y-a-t-il un cas Malek Haddad emblématique, pour ne pas dire pathologique ? Malek Haddad est-il mort doublement, physiquement et symboliquement, n’a-t-il aucune postérité littéraire ? Est-ce vrai qu’il a déposé définitivement son stylo avant son décès ? Ou bien plutôt, paradoxe des paradoxes, Malek Haddad demeure un poète, un romancier, un essayiste on ne peut plus actuel et incontournable. Incontournable parce qu’il nous a laissé une œuvre de qualité, exigeante et courageuse, de « graphie française » comme disait Jean Sénac. « Je suis le point final du roman qui commence », déclarait-il.  Alors, n’a-t-on pas tout simplement  tronqué la pensée de Malek Haddad ?



  Abdelmadjid KAOUAH 

REPORTERS.Dz 14/02/2018
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  Kateb Yacine : le cœur entre les dents   (Robert Laffont, 2006)
 Le malheur en danger a été édité  avec des illustrations du peintre algérien M’Hamed d’Issiakhem, (Julliard, 1956), réédité chez Bouchène, (Alger, 1988)
Le soleil sous les armes   (Subervie, 1957)
  Kateb Yacine le cœur entre les dents, de Benamar Mediene, préface de Gilles Perrault, (Robert Laffont, 2006).
  Ecrivains francophones du Maghreb, sous la direction d'Albert Memmi (Seghers, 1985)
Revue  Confluent, n° 47 (Rabat, 1965)