lundi 29 août 2016

Abdelmajid KAOUAH : Que pèse une vitre qu’on brise

 



Quarante ans de poésie dans un recueil



Profonds et lapidaires, hantés par le souvenir des compagnons assassinés ou traversés par les douleurs de l’exil, les poèmes du recueil Que pèse une vitre qu’on brise de Abdelmadjid Kaouah témoignent de plus de quarante ans d’écriture et de la place du poète dans l’histoire de la poésie algérienne francophone.
Ce recueil de 86 pages, paru aux éditions algériennes Arak, rassemble une quarantaine de textes, pour la plupart inédits, écrits par Abdelmadjid Kaouah entre 1972 et 2014, offrant aux lecteurs une occasion de découvrir ou de redécouvrir une verve poétique constante, marquée par des drames humains dans l’Algérie contemporaine. Présentés selon un ordre plus ou moins chronologique, ces textes portent également des hommages à d’autres poètes algériens comme Tahar Djaout, Youcef Sebti et Jean Sénac (tous trois assassinés), ou étrangers comme l'immense Mahmoud Darwish et le poète bosniaque Izet Sarajlic. Témoins de l’«être fraternel» du poète, comme l’écrit Djamel Amrani — autre grand poète algérien dont un article sur Kaouah est inséré au livre —, ces poèmes dédiés, parmi les plus poignants du recueil, replongent aussi les lecteurs dans l’horreur de la violence terroriste des années 1990. 
L’évocation de cette époque où «L’on arme la haine/ A coup de versets inversés» est différemment présentée par le poète, selon les textes : de strophes incantatoires et puissantes, énumérant des noms de victimes dans Maison livide (1994), elle devient une vision de «femmes en noir» posant des «talismans» pour conjurer le «règne de l’oubli». L’exil européen du poète après ces années de «folie» et d’«enfer» constitue un autre thème majeur du recueil que le poète explore avec autant de diversité. Dans Les portes de l’exil s’ouvrent à Blagnac, Kaouah s’interroge avec amertume : «Qu’est-ce qu’un aéroport ?», sinon un «Commerce de l’absence/ Une maison close puant de nostalgies», alors que dans d’autres, il convoque la figure mythique d’Ulysse. Cette référence récurrente au héros de L'Iliade renseigne également sur l’ancrage méditerranéen du poète, comme l’explique le sociologue espagnol Jordi Estivill dans l’avant-propos du recueil.
L’évocation de la mer est aussi présente lorsque qu'il s’agit pour Kaouah de parler de ses années de jeunesse dans sa ville natale de Aïn-Taya, une référence à la nature, très présente, surtout dans les plus vieux textes du recueil.
Accompagné de reproductions de tableaux du peintre Djamel Merbah, que pèse une vitre qu’on brise constitue un événement éditorial rare en Algérie où la poésie n'est quasiment plus publiée. 
Il se veut également, par sa qualité d’édition, un juste hommage à ce poète discret et peu cité dans les travaux sur la poésie. Né dans les années 1950 en Algérie et établi en France depuis les années 1990, Abdelmadjid Kaouah est l’auteur d’une vingtaine de recueils, parus en Algérie et en France. Egalement journaliste et chroniqueur littéraire, il a notamment dirigé Quand la nuit se brise, une des meilleures anthologies de la poésie algérienne francophone parue à ce jour.

Fodhil Belloul 




mercredi 17 août 2016

MESSAOUR BOULANOUAR 1933-2015 : Semeur de conscience



 ''Je vous écris de Sour El Ghozlane ''




Comment Messaour Boulanouar n’aurait-il pas écrit « La meilleure  force », la seule grande épopée de notre « libération », s’exclamait Jean Sénac. La Meilleure force  est un long poème de 7000  vers  qui forme, selon Tahar Djaout,  « une sorte de cosmogonie de la souffrance et de la revendication…le reflet de l’univers concentrationnaire et de l’horreur quotidienne où tout un peuple vivait ».
Messaour Boulanouar, surnommé « El Kheïr », est né en 1933, quelques années au lendemain du centenaire de la Conquête coloniale de l’Algérie. Il  a  donc grandi, vécu sa jeunesse sous la colonisation. 
Et  très tôt pris conscience de l’injustice qui était faite aux siens. Quelques  personnes et  des  lectures surtout ont ponctué son cheminement dans la vie et la création, telle la sœur de Maurice Audin   rencontrée à Sour el Ghozlane, (ex-Aumale), où elle enseignait en compagnie de son mari. Et il  eut pour condisciple la plus jeune. Il se souvenait que de temps à autre Maurice Audin faisait le voyage à Aumale.
Malgré le temps, l’âge, les épreuves, Messaour Boulanouar  pouvait encore réciter de mémoire les « récitations » apprises à l’école. Victor Hugo, il  le connaissait   mieux que certains chercheurs.   Il m’avait  confié  qu’il avait  été à la fois déçu et fasciné par Hugo.  Ce dernier n’était-il pas ainsi emblématique de tous ces écrivains du XIXe siècle qui avaient applaudi à la Conquête ? Tel son rival, Lamartine qui se déclarait « oriental » à tout jamais et cependant fervent soutien la conquête de l’Algérie… Mais Hugo a évolué, d’autres non…Il suffit de lire dans « Les Châtiments », le poème qu’il a consacré à  l’Emir Abdelkader.

A 17 ans, le futur auteur de « La meilleure force », pauvre et malade, interrompit ses études secondaires. Et  plus tard, il est éveillé très tôt au nationalisme, mortifié par les exactions de la puissance coloniale française et  édifié  sur  ses vaines promesses au lendemain de la seconde guerre mondiale : 8-mai 1945,élections à la  Naegelen soldées , notamment, dans la région de Sour El Ghozlane, à  Dechmiya , par la mort de plusieurs algériens .  Il fut aussi nourri   des poètes de la Résistance française et des camps de la seconde guerre mondiale - et dont il connaissait  encore par cœur certains poèmes comme il pouvait   réciter de mémoire du chir el melhoun à tous vents. N’est-il pas le petit-fils d’une poétesse du terroir. ? Il ne tarda pas à passer  au militantisme   actif,   connaîtra ainsi la prison de Serkadji entre 1956-1957.C’est  en  prison qu’il conçoit  dans sa tête « La meilleure force «  qui s’ouvre sur « J’écris   pour que la vie soit respectée par  tous ». 

  Premières années de l’indépendance.  Années d’enthousiasme après la guerre…
Messaour s’engage  dans l’action culturelle et poétique. L’église de Sour El devient un centre culturel. Jean Sénac  se déplace pour un récital mémorable. « La meilleure force »,  (comme «  Algérie, capitale Alger » d’Anna Gréki), ne connaîtra  pas une diffusion publique. Juste une recension  dans une édition d’Algérie-Républicain introuvable, parue   de la veille du  19-Juin… Messaour et Gréki seront voués à une inexplicable  réclusion en matière d’édition. Et « Dame- Sned » ne fera que l’aggraver. Seules les éditions L’Orycte à Sour El Ghozlane ouvriront des brèches dans cette situation par la publication de plusieurs plaquettes de qui sont devenues aujourd’hui des incunables… » : « Raisons de dire » (1976); Comme un feu de racines, (1977), « Sous peine de mort », (1981).
‘’J’écris une poésie d’un autre âge »,  s’obstinait  à répéter Boulanouar . Ce qui signifiait dans sa   en clair : ‘’Je n’écris pas pour me distraire ou distraire ». Et pourtant  s’entassaient   recueil sur recueil, indéfiniment repris sur le métier (sur sa  bonne vieille Japy), splendidement agencés et n’ayant déjà rien à envier à un ouvrage édité !  Et à faveur d’une commémoration du 1er Novembre, on se rappela de l’ancien Moudjahid et une somme de ses poèmes fut éditée à l’Anep.

Dans l’un de ses rares entretiens, en 1981,  il déclarait à feu Tahar Djaout : « La poésie se trouve en danger, dans ce pays même où la magie du verbe accompagnait partout le peuple dans son travail et dans ses fêtes : chansons de moissonneurs, chansons de la tonte des moutons, chansons du tissage de la laine, chansons de toutes les touiza ancrées au plus profond de notre paysannerie. ». Cri de vigie inquiète.   A-t-il  été entendu ? Le poète propose…Il se voulait avant tout  «  …semeur de conscience/ Au chant brûlé d’avance »

Les années 90 mortifères  vont  conduire  Messaour Boulanouar à sonder un autre malheur, cette fois- fratricide en « terre triste en l’espoir  où nous parlons de suie/ de mort sauvage en terre ignoble nuit de salpêtre ». Comment a- t-il-  résisté  au « long chagrin de fleur ternie de pierre amère » ? Par le poème ? C’est son secret.
 Il a  longtemps connu et  échanger avec Kateb Yacine et d’autres poète contemporains,  voyagé mais  n’as jamais quitté ta ville. C’est sa meilleure force. Sa vie  a été vouée à l’écriture poétique.  Loin de la capitale et de ses vernis, il  est  resté fidèle à sa ville natale où il a écrit l’essentiel de son œuvre. D’ailleurs, l’un de ses recueils s’intitule : « Je vous écris de Sour El Ghozlane ». Sour El Ghozlane , Le rempart des Gazelles où non loin se trouve le tombeau de Takfarinas en déshérence...
Adieu El-Kheir !

Abdelmadjid Kaouah
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Messaour BOULANOUAR,l'auteur de La Meilleure force ( Editions du Scorpion, 1963) l
 est décédé le 14 novembre 2015.

Ahmed BEDJAOUI : ‘’On dit que l’Histoire est écrite pas les vainqueurs, sauf dans notre cas’





Ahmed BEDJAOUI   producteur et historien du cinéma :
'' Le rêve de Cannes a peut être aussi été à l’origine du mal qui a rongé le cinéma algérien''
      
Entretien réalisé par Abdelmadjid KAOUAH     



Ahmed Bedjaoui : c’est presque un quart  de siècle de la fameuse émission « Télécinéclub », des décennies de sacerdoce dédié au cinéma algérien et universel, et ce depuis ce jour où il a dû inventer des séances de « cinéma » avec des rouleaux de bandes dessinées qu’il faisait, nous dit-il, tourner avec des mécanismes en fil de fer » !Une passion qui le conduira de l’animation à 15 ans du ciné-club de son lycée au métier  de producteur , engrangeant une bonne centaine de  films ! C’est aussi la plume brillante qui tenait chronique sur le cinéma, y compris dans la pertinence et l’élégance du propos. Sans complaisance mais sans virulence.  

 Ahmed Bedjaoui après avoir reçu les plus grands noms  du cinéma mondial : Youssef Chahine, Lattuada, Chabrol, Wim Wenders, Schlöndorff, Salah Abou Seïf, Verneuil et tant d’autres est à la fois  un homme de mémoire et d’histoire. Histoire d’une passion personnelle et mémoire des plus belles années du cinéma algérien. L’écriture a toujours été au cœur de son travail. En historien, il vient de nous donner un ouvrage capital sur la naissance du cinéma algérien. Une étude rigoureuse  portée par une écriture enlevée et qui fait la part entre la réalité et le mythe. 
Il n’est pas étonnant pour ceux qui suivent depuis des décennies son parcours, les spécialistes comme  le grand public, qu’il soit devenu une référence intellectuelle internationale. 
L’UNESCO l’a confirmé dans ce statut mérité en lui décernant la Médaille Federico Fellini !  Sa prochaine monographie de  tous les films ou téléfilms qui ont traité de la  guerre de libération dans le cinéma mondial est attendue avec  impatience.                                                   
A.K.


Le Soir d’Algérie : Ahmed BEDJAOUI avant d’aborder le contenu de votre ouvrage, « Cinéma et guerre de libération : Algérie, des batailles d’images » (Chihab Editions), commençons si vous le voulez-bien, par un flash-back personnel : quand et comment vous est venu votre passion pour le cinéma de façon générale ?
Ahmed BEDJAOUI : Aussi loin que je puisse me souvenir, l’amour du cinéma m’a toujours habité. Tout petit, j’organisais des séances de « cinéma » avec des rouleaux de bandes dessinées que je faisais tourner avec des mécanismes en fil de fer. Peu de temps après, alors que j’étais à l’école primaire, mon oncle maternel a été chargé par un distributeur des projections itinérantes publiques à Sebdou où nous habitions alors. Trois fois par semaines, il montrait des films en 16mm dans un café du village. Il en profitait pour ramener chez nous l’appareil de projection et nous montrait des films égyptiens et américains le plus souvent. J’étais totalement fasciné par ces séances qui me transportaient dans un monde magique, irréel et imaginaire. Je crois que j’en ai gardé un désir intense de dire pourquoi j’aimais tel ou tel film et de communiquer avec le public.

 Vingt ans, au moins  de « Télé cinéclub », c’est une grande aventure et guère une sinécure. D’où vous est venue l’idée et comment s’est-elle concrétisée ?
Ahmed BEDJAOUI : Le plus étrange, c’est que j’ai eu l’occasion de présenter vingt ans plus tard dans mon émission télé cinéclub des films dont j’ai reconnu des séquences enfouies dans mon inconscient. C’était le cas d’un film de Raoul Walsh dans lequel on voit Humphrey Bogart mourant sur un lit d’hôpital. J’avais compris à cinq ans que la cigarette qui tombait de ses lèvres était le signe visuel de la mort du héros. La RTA  a été la première télévision à lancer un cinéclub sur le petit écran. En réalité, l’émission avait été animée en 1968 par deux de mes collègues : Malika Touili et Rachid Boumédienne. C’est après qu’ils aient jeté l’éponge que l’on est venu me chercher en 1969 la à cinémathèque où je travaillais. J’animais depuis deux ans une émission hebdomadaire à la radio nationale, La Tribune des écrans avec Mon ami Slim Riad. J’ai tout de suite demandé à faire une émission 100% cinéphile et entièrement dédiée à la connaissance des merveilles du septième art. On m’a demandé de faire un essai et j’ai commencé avec un film de Fritz Lang, M. le Maudit qui traitait de la montée du fascisme en Allemagne. L’émission a été diffusée à 23h, mais après son succès, le DG de la RTA l’a aussitôt programmé à 20h45 après les informations.
C’est paradoxalement durant les grandes heures d’un régime qu’on qualifia aujourd’hui d’autoritariste, sinon de dictatorial, que s’est épanoui « Télé-Cinéclub » ? Je crois que vous rapportez une anecdote significative à propos de celui qui était la figure de proue  de ce régime ? 
Ahmed BEDJAOUI : En commençant avec M. le Maudit, je voulais placer la barre très haut. J’étais persuadé que ce serait ma première et dernière émission. J’avais un téléphone qui n’était pas filtré (et qui n’a jamais été filtré du temps du Président Boumediene) et je repassais des séquences que j’avais choisies en les expliquant. Bien au contraire, le patron de la RTA m’a appelé le lendemain pour me dire que mon approche avait été très appréciée. Je tenais à me démarquer des émissions françaises qui prenaient le film comme prétexte pour introduire un sujet à débattre et qui n’avait rien à voir avec le cinéma.  Il est vrai que nous avons bénéficié au cours des années 70 d’une totale liberté de choix des films et des invités. Les débats étaient en direct et n’ont donc jamais subi de censure jusqu’en 1981. Le Président Boumediene était un grand cinéphile qui regardait deux films chaque nuit. Il envoyait souvent son projectionniste s’approvisionner en films à la cinémathèque et lui recommandait de prendre conseil auprès de moi.
Quels sont grands moments de cette fresque cinématographique que vous aimez à vous en rappeler ? Et ceux qui ne vous ont pas passionné ? 
Ahmed BEDJAOUI : A la troisième émission, j’ai reçu Youssef Chahine avec la présentation de Gare centrale. Le film et son auteur ont été une découverte énorme pour le public citadin algérien qui était sorti de l’ère coloniale avec pas mal de préjugés sur le cinéma égyptien. Ce fut la consécration du caractère universel de télé cinéclub.
Par la suite, j’ai reçu de grands cinéastes que j’admirais comme Lattuada, Chabrol, Wim Wenders, Schlöndorff, Salah Abou Seïf, Verneuil et bien d’autres.
Mais j’ai adoré parler de cinéma avec un public plus large lorsque l’émission a été majoritairement diffusée en arabe à partir de 1976. Ceci étant, chaque fois que j’avais un invité étranger, l’émission se faisait en français et en arabe.
Je me souviens aussi d’une émission qui a connu un engouement  incroyable avec la diffusion d’un film Le Mirage de la vie de Douglas Sirk avec Lana Turner et Nathalie Wood. Le public algérien fréquentait beaucoup les salles obscures et possédait une solide culture cinématographique. Après 1981, les nouveaux maîtres de la télévision ont interdit le direct et je savais que l’émission était visionnée une fois enregistrée. Pour contourner cette censure, j’ai eu recours à des cycles de plusieurs films consacrés à des auteurs célèbres comme Bergman, Coppola ou Visconti. Ces cycles étaient à chaque fois précédés par des extraits d’autres films du même auteur. Cela confinait plus à la recherche, mais l’engouement du public n’avait pas baissé.
Pour moi la télévision c’est du direct et le cinéma l’expression de la liberté. Au bout de quelques temps, j’ai été lassé de cette tendance dans notre télévision à servir de « la soupe réchauffée » et lorsque les événements du 5 octobre ont tourné au drame des rues, j’ai décidé d’arrêter le show puisque le cinéma était désormais dans les rues.
Vous avez étudié dans  la fameuse IDHEC (aujourd’hui FEMIS) pour devenir cinéaste et producteur. Dernièrement, vous avez donné  à  voir avec l’artiste-peintre Denis Marinez une expo autour d’un film  que vous n’avez pas  entièrement réalisé. Le producteur, si je me trompe, fut plus heureux. Vous êtes ainsi à l’origine de la production d’au moins quatre-vingt. Surtout à la télévision nationale ou vous exerciez la fonction de producteur ? Parlez-nous de ces heures fastes de la dite « L’Unique » ?
Ahmed BEDJAOUI : Mon désir de réalisation a été bloqué (comme celle de beaucoup de jeunes de l’époque), mais pas ma vocation de producteur. Les réalisateurs de ma génération se sont souvent arrêtés au premier ou au deuxième film.
Comme producteur j’ai été tout le long de ma carrière, derrière plus de cent longs métrages que j’ai pu permettre d’exister et de centaines de courts métrages. Lorsqu’Abderrahmane Laghouati (dont j’étais le conseiller à l’ONCIC) a été nommé à la tête de la RTA, il m’a demandé de continuer à le conseiller pour la programmation et de diriger les services de productions qui étaient en sommeil à son arrivée. Après une année, nous sommes passés à un rythme de 13 long-métrage de fiction, deux feuilletons et 30 documentaires artistiques chaque année. Laghouati restera sans doute le plus grand patron que la télévision algérienne ait jamais eu. J’ai accepté de diriger la production à condition d’avoir carte blanche. Jusqu’au bout, il m’a soutenu contre les conservateurs qui contrôlaient l’information. Dès la première année, l’occasion fut donnée à Assia Djebar d’être la première femme arabe à réaliser un long-métrage. La Nouba des femmes du Mont Chenoua a remporté le prix du Festival de Venise. La même année, nous coproduisions Alexandrie pourquoi de Youssef Chahine, tout en offrant aux cinéastes du cru, comme Mustapha Badie, Moussa Haddad, Mohamed Ifiticène, Mohamed Hazourli, Benamar Bakhti et tant d’autres (la RTA regorgeait de talents sous-exploités auparavant), de mener à bien les projets qui leur tenaient à cœur. C’est à cette époque que nous avons produit Nahla, Zina, Bouamama et Combien je vous aime. Cela a duré jusqu’à 1984 lorsque les nouveaux maîtres de l’Algérie ont décidé de renvoyer Abderrahmane Laghouati et d’arrêter le projet de deuxième chaîne qui devait démarrer en novembre de cette même année. La suite on la connaît. Les meilleurs cadres ont été poussés vers la sortie et la RTA a été démantelée. Je l’ai quittée avant pour ne pas cautionner cette mise à mort stupide et qui ressemblait à une vengeance.

Venons-en à votre livre. D’abord pourquoi  cet ouvrage ? Car on perçoit à travers sa lecture un vrai dessein à la fois historiographique  et artistique ? Combler un vide ? Redresser des versions tronquées ou tendancieuses sur les origines du cinéma algérien ?
Ahmed BEDJAOUI : C’est vrai que j’ai toujours adopté une démarche d’historien du cinéma, mais là l’historiographie s’est imposée dans la relation entre le cinéma et la guerre d’Algérie. Sans avoir la prétention de remplacer les historiens qui ont la fonction de vérifier les sources, j’avais envie d’apporter un éclairage particulier à travers la guerre des images et leur rôle central dans la libération du pays. C’est un créneau qui était peu couvert dans notre pays et il fallait bien apporter une présence algérienne face à la déferlante française sur le traitement de notre histoire contemporaine. On dit que l’Histoire est écrite pas les vainqueurs, sauf dans notre cas. L’ouvrage a demandé une énorme masse de travail et de recherches. En chemin, on s’aperçoit que des légendes et des mythes se sont créés avec le temps.
Ainsi le premier film algérien n’est pas Algérie en flammes mais Les plongeurs du désert que Tahar Hannache a réalisé avec l’assistance de son neveu Djamel Chanderli. Ce dernier à été le premier à tourner dans les maquis et le premier à rejoindre Tunis, avant Vautier et Pierre Clément. Beaucoup de cinéastes revendiquent la paternité de certains films dont les images provenaient de diverses sources, dont celles des cameramen de l’école de l’ALN fondée par Abane Ramdane. Le livre met en relief le rôle de la cellule image et son dirigée par M’hamed Yazid, assisté de Mahieddine Moussaoui. Les époux Chaulet, Serge Michel ou encore Jacques Charby écrivaient les projets et étaient associés au montage et à la finition des films. C’est donc plutôt un travail collectif réalisé par un collectif de militants.
Contrairement à ce qui s’est écrit surtout dans la presse algérienne, vous nous apprenez donc que le cinéma algérien né au maquis et devenu une arme  complémentaire dans la guerre de libération nationale,  a eu des devanciers qui se sont mis au service de la révolution algérienne dès les premières  heures. Ainsi vous vous rappelez l’apport de ces devanciers y compris  avant le déclenchement du 1er Novembre 1954. Et là le critique de cinéma que vous fûtes pendant de nombreuses années  dans la presse algérienne (y compris sous pseudonyme) ne fait-il pas œuvre d’historien ?
Ahmed BEDJAOUI : Je le répète, depuis les années 60, lorsque je signais Réda Koussim, j’ai toujours été fasciné par notre histoire et par le caractère exceptionnel de notre révolution.  J’ai écrit les premiers articles sur le rôle du cinéma dans la lutte pour l’indépendance en 1971 sur El Moudjahid et Algérie Actualités. Mon prochain ouvrage fera le point sur tous les films ou téléfilms qui ont traité de notre guerre de libération dans le cinéma mondial.

On a souvent présenté René Vautier comme le père nourricier du cinéma algérien des maquis. Vous apportez à ce sujet des nuances. Et vous mettait en même en lumière le rôle éminent et novateur joué notamment par Abane Ramdane,  assisté par des hommes aussi talentueux, que   M’Hamed Yazid, Rédha Malek et d’autres intellectuels du FLN révolutionnaire. Est-ce pour mieux signifier comme vous l’écrivez : « Cinquante ans après, le cinéma algérien débat et se débat autour de la meilleure manière d’évoquer une lutte de libération, fondatrice à bien des égards de la nation algérienne moderne » ? Pourquoi ce retard historique ?
Ahmed BEDJAOUI : Je le répète, le cinéma algérien est né avant 1954. Dans mon livre, je développe l’idée qu’en 1830, nous avons subi le regard des peintres « orientalistes » devenus des reporters de guerre. Ce n’est qu’à partir des années 40 que l’Algérie s’est dotée d’une génération de peintres, d’écrivains puis de cinéastes qui nous ont permis de projeter des représentations propres à nous. L’émergence d’une école algérienne forte de ses créateurs a joué un rôle déterminant dans notre volonté de chasser le colonisateur. Une fois l’insurrection déclenchée, l’ALN et le GPRA ont bénéficié d’une génération exceptionnelle. Leur génie a beaucoup apporté à notre cause, lorsque les armes n’ont plus suffi pour gagner la confiance de l’opinion mondiale.

          Dans votre évocation  du cinéma algérien naissant à «l’heure des brasiers » et confronté aux moyens colossaux de l’industrie cinématographique du colonisateur, vous montrer que ce dernier a été impuissant. Et a contrario, c’est le cinéma des « rebelles » qui l’emporta. Quel est le secret, la formule de cette réussite ? Dans votre argumentation, vous êtes aussi catégorique : le cinéma de fiction atteint davantage le public que le cinéma documentaire ? Qu’est-ce qui vous rend aussi catégorique ? 
Ahmed BEDJAOUI : Prenons l’exemple des massacres du 8 mai 1945 : sans même citer les historiens de notre pays, les faits été sensés avérés après les travaux d’historiens français comme Ageron, Charles André Julien, puis de la nouvelle génération avec Peyroulou, Manceron, Blanchard et bien d’autres. En 2008, la télévision publique française diffuse un documentaire de Yasmina Adi « l’Autre 8 mai 45 ». L’auteure cite des sources américaines qui faisaient état de 15 000 morts parmi les Algériens et fait remonter les responsabilités au plus haut niveau de l’état français (de Gaulle était alors président et Papon préfet de Constantine). La diffusion très large de ce documentaire très accusateur, n’a suscité aucune réaction particulière et encore moins de protestation. Trois ans plus tard, lorsque Rachid Bouchareb intègre une séance de 10 minutes dans Hors-la-Loi (qui dure 133 minutes), l’appareil politique français s’est mis en branle contre ce qui est simplement une réalité historique prouvée. Emotion, manifestations d’ultras colonialistes, menaces, boycott, tout y est passé. Et de fait, ceux qui continuent à entretenir une culture coloniale dans la France d’aujourd’hui ne peuvent pas voir des scènes de massacres perpétrés par leurs ancêtres, les Vichystes, sans s’identifier.
Les télévisions françaises ont produit beaucoup de films d’archives qui sont consommés comme les conflits dans les journaux télévisés et dont les images sont anesthésiées. On remarque que le cinéma de fiction français n’a que rarement montré des images de la guerre d’Algérie.
  Vous mettez en lumière le fort attachement du public algérien au cinéma. Il   a nourri son imaginaire et aussi été une sorte d’école pour les masses analphabètes durant la colonisation. Des acteurs algériens éminents ont appris leur métier en fréquentant les salles obscures, à l’exemple d’un Rouiched. Un parc de lus de 400 salles, un public féru de cinéma, la deuxième cinémathèque du monde, et cinquante plus tard un délitement incompréhensible au point que les nouvelles générations dans le pays profond ne connaissent pas ce qu’est une salle de cinéma ? Comment expliquez ce gâchis?
Ahmed BEDJAOUI : La révolution a bénéficié d’une génération d’hommes et de femmes de génie. Ils étaient porteurs d’un projet culturel et politique. Beaucoup d’entre eux ont été écartés à l’indépendance. Les décisions prises par les responsables du secteur au cours des années soixante ont été désastreuses. Les cinéastes pensaient plus à Cannes qu’à doter le cinéma algérien de structures comme par exemple des studios et des laboratoires. En nationalisant les salles et la distribution, ils ont pénalisé les entrepreneurs algériens et empêché le pays de s’appuyer sur de vrais professionnels. Un cinéma ne peut survivre sans salles, sans public, sans structures et surtout sans volonté politique.
  Aujourd’hui il y a des films  mais pas de cinéma algérien à proprement parler, alors que par le passé, il avait décroché la Palme d’Or à Cannes... Quelles sont pour autant les raisons de rester optimistes et de rêver à une autre Palme ?
Le rêve de Cannes a peut être aussi été à l’origine du mal qui a rongé le cinéma algérien. C’est à la télévision où les cinéastes ne pouvaient rêver ni de gros budgets ni de monter les marches de Cannes que nous avons eu les films les plus vrais sur notre histoire nationale et sur notre société. Les choses se sont aggravées puisque les films qui sont réalisé aujourd’hui ne rencontrent pratiquement plus de public qui paie sa place, comme c’est le cas dans les pays où le cinéma est un commerce florissant. On organise des avant-premières pour la forme et pour toujours les mêmes invités et ensuite le film ne passe plus que dans des festivals, quand il y est accepté ; ce qui se fait de plus en plus rare. Faute de salles et d’infrastructures, on peut dire que nous avons quelques films virtuels pour la plupart, mais certainement pas un cinéma national.


Le Soir d'Algérie
 15 Novembre 2015


Seamus Heaney 1939-2013




 From the Frontier of Writing
                      –––––––––––––––––––––
Depuis la frontière de l’écriture

L’oppression et le vide autour de cet espace
quand, l’auto arrêtée sur la route, l’armée 
examine sa marque et sa plaque et, tandis qu’à la vitre
un soldat se penche, tu en aperçois d’autres 
sur la colline au-delà, qui observent 
derrière leurs mitrailleuses pointées sur toi
et tout est pure interrogation 
jusqu’à ce qu’un fusil bouge et que tu avances 
accélérant avec prudence et détachement –
un peu plus vide, plus épuisé, comme toujours 
par ce frissonnement de l’être, 
soumis pourtant, et docile.
Et tu conduis vers la frontière de l’écriture 
où tout recommence. Les mitrailleuses sur leurs trépieds ; 
le sergent qui répète au talkie-walkie
ton état-civil, attendant le braillement 
qui te libérera ; et le tireur d’élite 
qui te vise depuis le soleil comme un faucon.
Et soudain tu es au-delà, suspect mais libre, 
comme ayant gagné au travers d’une cascade 
le sombre courant d’une route asphaltée,
passant les voitures blindées, fuyant entre 
les soldat postés qui affluent et refluent 
pareils à l’ombre des arbres sur la vitre luisante.


(trad. Gérard CartierLa lanterne de l’aubépine – ( Le Temps des cerises, 1996.)