dimanche 27 novembre 2011

Parole au cœur des orages historiques

Parole au cœur des orages historiques En ce mois de Novembre, il est bon de souligner avec force que la poésie algérienne - de langue française singulièrement- a été au cœur du combat algérien. Elle en est même l’un des plus éloquents jalons. En accompagnant son peuple, elle a annoncé et ponctué les orages historiques qui ont secoué le pays dans ses différents avatars. Ils auront beau Nous mâcher Et nous remâcher Ils ne nous avaleront pas On peut dire sans se tromper et aussi loin que remonte la mémoire, il est patent que le verbe a rythmé avec constance les peines et les drames, les catastrophes ainsi que les allégresses, les jubilations et les heures festives de l’Algérie. Dans sa dimension orale, sa posture savante, tant dans les campagnes que dans les cités, la Parole poétique dans notre pays ne s’est point dérobée aux rendez-vous de l’histoire. Et même quand elle fut contrainte à user, ruser, se saisir et prendre possession d’un vocabulaire étranger, elle a entretenu les braises, aviver l’espoir, narguer l’effroi de l’oppression. Ténue, délicate ou virulente, éclatée, éparse et multicolore, cette Parole est à l’image de nos tapisseries. Du tréfonds de la défaite consommée, il y avait toujours un Meddah pour clamer l’esprit de résistance : « Tu es venu vers nous, tel un torrent, grossi par la crue, homme de rien ! Tu as rencontré des gens qui t’ont bu : et tu t’es desséché entre tes rives ». Les armes miraculeuses de la Parole dans des paysages apparemment voués à la soumission dressent dans une succession sanglante les étendards interdits : Mais les chemins de l’errance, de l’amertume, de l’abîme, de la torpeur s’imposeront provisoirement jusqu’au moment où le barde face aux frères stupéfiés ressuscitera les veillées, les labeurs et la démesure » : « Ceci est mon poème Plaise à Dieu qu’il soit beau Et se répande partout Qui l’entendra l’écrira Ne le lâchera plus Et le sage m’approuvera « (Si Mohand ou Mohand) La conjonction entre le langage primordial et l’Etoile secrète annonciatrice de la rupture est à l’œuvre. Jean El Mouhoub Amrouche la rend intelligible : « Et maintenant voyez-le qui s’avance ; Sa tête émerge parmi les étoiles, Avec ses cheveux de chaume qui rayonnent, Et ses larges yeux d’oiseaux de nuit Fermés de biais, Afin de mieux filtrer le monde endormi… ». Dès lors, les murs du vieux monde colonial doivent s’écrouler. Mais aux hommes du combat libérateur, le poète rappelle l’injonction d’un précurseur en Résistance : « Si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux » ( René Char). Poésie aux racines multiséculaires, poésie plurielle, diverse, de synthèse, mais ferme dans « l’unité d’expression », elle aura le vertige des cimes, et entrera en intimité avec la légende. Elle ne fait pas exception aux autres expériences humaines. Aux heures de l’extrême péril, le mythe est le recours. C’est une force, dans un premier temps. Plus tard, elle confinera au fardeau, pèsera lourd au lendemain de la libération. Prolongée, parfois, artificiellement, la poésie dite « révolutionnaire » finira par brider les expressions novatrices. L’histoire ne souffrant pas les engagements par rétrospection. Et à trop user de la même fibre, l’exercice narcissique versera dans la stagnation et l’autocélébration. Et en conséquence se profile l’interrogation incontournable : fallait-il trancher le nœud gordien d’une littérature de syndicat de tourisme (selon Mostéfa Lacheraf) pour se satisfaire de l’éloge de l’héroïsme guerrier ? Mais parmi les aînés, le diagnostic est sans appel : « les mots sont foutus », écrit l’auteur du « Malheur en danger », Malek Haddad qui choisira l’aphasie suicidaire face à une langue française qui rime désormais pour lui avec exil en Algérie, après une brillante œuvre poétique et romanesque écrite dans cette langue, et au pays de Voltaire. La route est ouverte, de nouveaux éveilleurs, à contre-courant, prennent alors le relais des aînés. Point de légende pour eux. L’unanimisme de bon aloi les exclue et les stigmatise. Leurs textes arrivent « comme ces enfants du péché dont aimerait la beauté, mais dont il ne conviendrait pas de parler », comme l’écrit un aîné resté à l’écoute de la jeunesse et du langage, Bachir Hadj Ali. Ainsi, mue par une inspiration solidaire, fruit du moment et d’une génération nouvelle, une « jeune poésie » sans étiquette précise, selon des modulations diverses, étale ce qui est permis de nommer : « le mal de vivre et la volonté d’être » En fait, elle prolonge les interrogations soulevées par une vague qui l’a précédée dont laquelle on compte les Mourad Bourboune, les Ahmed Azzeggah, Rachid Boudjedra, Nabil Farès, Malek Alloula… Et, encore une fois, la prédiction du tarissement d’une écriture, d’une parole algérienne d’expression française est éventée. Une vague suivra l’autre. Mais la poésie ne sera plus désormais le mode majeur de sa manifestation. Il faut remarquer que nombre de romanciers algériens comblés, promis au succès international, sont des poètes contrariés, voire dépités. Par exemple, qui se souvient des Poèmes de l’Algérie heureuse, de celle qui fait partie aujourd’hui des Immortels, la romancière Assai Djebar, membre de l’Académie française ? Le roman devenu le prototype littéraire souverain de ce début de troisième millénaire, on peut, à la faveur de la fameuse confusion des genres, y mettre sous son étiquette les expériences scripturaires les plus inattendues. Faut-il encore le redire : ceux qui sont entrés en poésie comme en religion ont poursuivi une inlassable quête poétique conclue souvent de manière tragique, comme Jean Sénac, Tahar Djaout, Youcef Sebti, ou dans l’absence de reconnaissance et l’ingratitude, tels Messaour Boulanouar, la vigie solitaire des Remparts des Gazelles, Ismaël Aït Djafer, Bachir Hadj Ali, Henri Kréa , M’Hamed Aoune et tant d’autres… Les uns après les autres, ils quittent la scène sur la pointe des pieds. Bien sûr, on s’émeut de leur disparition, le temps d’un hommage de circonstances. Mais leurs œuvres restent souvent introuvables, méconnues, juste citées pour la bonne conscience. Dans cette Algérie plus que paradoxale, traversée d’espoirs trahis et de désenchantements successifs, la cause du mal qui ronge la société ne pouvait être indéfiniment mise au compte des affres - irrécusables - du colonialisme. Pour preuve, le grand séisme politique d’octobre 1988 qui avait contraint le pouvoir, la société, ses élites et le pays profond à un face à face décapant et une macération qu’on croyait durablement salvatrice. Mohammed Dib, le poète comme le romancier, a semé dans un même mouvement de grandes interrogations. Autant de questions ouvertes, protéiformes qui constituent un tournant majeur dans l’histoire de la littérature maghrébine. Cet auteur - dont la profondeur n’égalait que la discrétion - s’était élevé vigoureusement contre la dérive mortifère où fut plongée l’Algérie durant les années quatre-vingt dix. Il avait en fait esquissé dès Dieu en Barbarie (en 1970) et Les Terrasses d’Orsol (en 1985) une image prémonitoire de la tragédie algérienne post-coloniale. Vivant au cœur de l’Europe, il était instruit des nouveaux chemins que la littérature avait empruntés. La cohabitation entre la fiction littéraire et l’histoire avait cédé inexorablement la place à l’émergence du « Moi » tout-puissant. La question morale de la responsabilité en littérature ne serait que de la grandiloquence, un ridicule caprice désuet. « L’Occident aujourd’hui paraît s’être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesque) et responsabilité (morale). Doit-on, et peut-on, partager partout une telle position ? », s’interrogeait Dib. Et d’y répondre : « Je pense qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas ….Je n’irais certes pas appeler le malheur sur une société pour la gloire (ou l’indignité) de la littérature ». A l’origine, elle a été avant tout une « insurrection de l’esprit », dressant dans la nuit « le fanal des certitudes ». Mais également, à mesure que les sommations qui lui étaient faites par l’histoire s’atténuaient ou se modulaient selon des urgences moins manichéennes, elle s’est voulue paysages ouverts sur l’intime et l’imaginaire. Quand le désenchantement fut consommé, elle prit le deuil et ne cacha pas ses indignations. Et, il faut bien le reconnaître, face à de médiocres versificateurs agités sur le devant de la scène pour faire illusion, la poésie dans ce qu’elle a d’authentique s’est réfugiée dans d’autres genres. Ainsi, elle a trouvé asile et réconfort dans le roman, par exemple, avec Une peine à vivre, de Rachid Mimouni (Robert Laffont, 1983) ou le théâtre avec Le Foehn ou la preuve par neuf, de Mouloud Mammeri (Publisud, 1982.) ou encore : Cinq fragments du désert de Rachid Boudjedra (Barzakh, 2001). Au-delà de ce constat sur ‘’les sentiers ardus de la poésie’’, Mohamed Dib, cet immense poète, avoue : « On se trouve face à un problème momentanément insoluble : l’exercice de la poésie mène vers un tel affinement, à une recherche tellement poussée dans l’expression, à une telle concentration dans l’image ou le mot qu’on aboutit à une impasse (…) Il faut briser le mur d’une façon ou d’une autre. Et voilà pourquoi je fais les deux choses à la fois. Le roman n’est-il pas, d’ailleurs, une sorte de poème inexprimé ? La poésie n’est-elle pas le noyau central du roman ? Et les anciens n’avaient-ils pas raison de baptiser leur œuvre en prose mon poème ? En Algérie, en tous cas, non seulement des poètes eurent à rendre compte de leur œuvre mais aussi de leur vie. Poètes brimés, poètes escamotés, poètes exilés, poètes assassinés, autant de stations d’un long supplice. Plaies, tel était le titre lapidaire d’un recueil de l’un de nos rares poètes sortis directement des maquis, M’Hamed Djelid, qui n’en tira point rente mais s’engagea davantage, à en mourir, pour la cause du progrès. Gardons en mémoire la maxime de Mohamed Iqbal, « Il faut au matin pour naître le sang de milliers d’étoiles ». Et « le milieu de la nuit est le début du jour » .La poésie en est l’aurore. A.K.

Kateb Yacine (1929-1989) Le Sémaphore: Toute colère dehors

On ne parlera jamais assez de Kateb Yacine*. On prête à Dostoïevski cette formule : « Nous sommes tous sortis du Manteau de Gogol ». On peut soutenir qu'il en fut relativement de même pour Kateb Yacine.Nombre d’écrivains maghrébins sont redevables d’une manière ou d’une Notons au passage que Kateb Yacine qui ne cachait pas son admiration à Staline (surtout, celui de la Grande Guerre patriotique contre le fascisme s’intéressait à Dostoïevski à contre-courant de la doxa soviétique ambiante. Un lien complexe, sinon ombilical, s’établira entre les écrivains fondateurs d’une nouvelle littérature, tel Kateb Yacine. Dès lors, ceux qui viendront après eux écriront comme sous leur regard des précurseurs. Passion et ressentiment ne manqueront pas, émaillés ici et là de petites phrases provocantes ou mesquines. La révolte contre le Père peut être une pièce sordide. N’est pas Raskolnikov qui veut. Kateb Yacine, lui aussi a eu certainement ses admirations et ses détestations. Comme es malentendus et ses ruptures douloureuses avec de vieux compagnons (tels Jean Sénac et Malek Haddad). Il n’était cependant jamais dans la mesquinerie… La divergence politique primait dans ses désaccords. Pareil au scorpion Toute colère dehors J'avance avec le feu du jour Et le premier esclave que je rencontre Je le remplis de ma violence Je le pousse en avant ma lance déployée Et que la verve des scorpions le prenne Et que le vent l'enlève Chaque jour plus léger Kateb Yacine, on peut l’affirmer est désormais entré dans la légende algérienne. Au-delà de la littérature, du théâtre, il participe de notre quête identitaire qui embrasse dans un même élan dialectique Jugurtha, l’Emir Abdelkader et les dockers du port d’Alger. Mais l’homme était plus simple que sa légende. Tant de gens du petit peuple ont pu le rencontrer en toute simplicité. Dans les « cafés maures » et les villages les plus reculés du pays où il donnait à voir sur les tréteaux de saltimbanque génial la tragédie millénaire d’un peuple tantôt au sommet des périls, tantôt figé dans une muette résistance à l’imposture. Il prenait le temps de discuter avec les plus humbles des choses les plus complexes. Contradictoire, il l’était, car épris de dialectique et de questionnement, il n’en était pas moins avant tout un poète. Dans le songe et la démesure. Sans verser dans l’effusion vaniteuse, il nous revient en mémoire des moments fulgurants où nous pûmes l’approcher au milieu des années soixante-dix Souvenir d’une conférence de son ami Messaour Boulanouar de Sour El Ghozlane sur la littérature qu’il lui avait organisée à Alger : Kateb nous exhortant « à tirer sur le quartier général » dans les colonnes de « L’Unité » auquel il donnera plus tard un inédit ou paraitra l’un de ses rares entretiens à l’époque où il faisait flèche de tout bois contre le pouvoir…Aux présentations de ses pièces, il y avait toujours un « panier à salade » de la police. On avait sans doute peur que les drapeaux rouges brandis sur la scène gagnent les rues. Souvenir aussi de cette longue journée de 1er mai passée avec l’ami Arezki Metref en sa compagnie à son théâtre de Bab El Oued où nous avions accompagné un compatriote immigré envoyé par ses camarades suivre un stage chez Kateb Yacine. Souvenir de rares visites vers la fin de sa vie où nous parlions de tout sauf de la maladie qui l’avait entamé. Curieuse coïncidence, il mourra de la leucémie à l’hôpital de la Tronche à Grenoble où j’avais accompagné une sœur durant plusieurs mois. Il faut lire ou relire : « Kateb Yacine le cœur entre les dents »de Benamar Médiene (Robert Laffont, 2006), cette « biographie hétérodoxe ». En particulier les premières pages- si émouvantes- consacrées à sa disparition et sa rencontre post-mortem. Et une sorte d’inventaire à la Prévert des maigres objets qui avaient accompagné Kateb dans son dernier voyage. Quelques livres de chevet. Notamment, Faulkner et Hölderlin. « Chaque livre est un sémaphore », écrit Benamar Mediene. Dans « La Ville » de Faulkner : « …soulignée d’un feutre gras rouge : « Ombres insomnieuse qui, bien qu’elles participent de la nuit même, repoussent les ténèbres, parce que les ténèbres participent de cette petite mort que nous appelons le sommeil ». C’est avec l’histoire que Kateb Yacine avait surtout eu rendez-vous. A lui seul, il symbolise la littérature algérienne et la résonance de son œuvre a dépassé les frontières de son pays. L'homme autant que l'écrivain déroute toujours les approches traditionnelles. Pour Kateb Yacine, l'aventure poétique a commencé avec le grand séisme du 8 mai 1945 qui vit la répression de milliers d'algériens à Sétif et Guelma. Arrêté, témoin des massacres, Kateb Yacine trouvera dans les événements du 8 mai la matière d'une inspiration qui se hissera au rang d'un mythe. "L'œuvre de Kateb Yacine est un lieu singulier où se mêlent, se perdent et s'enchevêtrent thèmes et images empruntées simultanément aux obsessions d'une sensibilité par l'étrange personnage de Nedjma, aux épreuves, précisément évoquées, du combat national et du passé historique ou mythique de l'Algérie : rarement un destin individuel, un moment de l'histoire d'une nation et les traditions les plus lointaines d'un peuple ont été aussi intimement liés". Ces lignes ont été écrites en 1967. Elles ne seront pas démenties jusqu'à sa mort en 1989.Dans ses romans comme dans son théâtre, c'est la vision poétique qui l'emporte. Dès 1946, il avait publié un premier recueil de poésie Soliloques. Dans Nedjma ou le poème du couteau, (Mercure de France, 1948), on trouve les éléments constitutifs de l'œuvre à venir. De là naîtront romans et pièces de théâtre : Nedjma, en 1956, Le cercle des représailles en 1959.Pendant longtemps les œuvres de Kateb Yacine n'ont été connues que sous forme d'extraits poétiques. L'œuvre -phare restera cependant Nedjma autour de laquelle s'organisent ses autres productions. Nedjma est à la fois la mère, la "femme sauvage", "la rose de Blida" (sa mère de a sombré dans la folie après les événements du 8 mai 1945), "l'Algérie", patrie frappée par le malheur et hantée par les ancêtres qui "redoublent de férocité". Nedjma est au centre de l'œuvre katébienne. C'est la "métaphore matricielle qui médiatise accès au passé mythique et à l'événement historique, elle ne cesse pas d'être une figure centrale qui suscite les énoncés lyriques, l'amour fragile, les discours flamboyants et les désirs apaisés"("Kateb Yacine" par Saïd Tamba. Poètes d'aujourd'hui. Seghers, 1992).Tous ses récits sont imprégnés d'une poésie qui libère un imaginaire débridé construit de façon touffue et récusant la chronologie. Abdelkader Khatibi, dans Le roman maghrébin parle de "délire poétique". C'est la violence de l'homme et du monde que Kateb Yacine s'est constamment efforcé de dire et de traduire à travers la forme d'un dialogue dramatique. "C'est toujours la même œuvre que je laisserai, certainement comme je l'ai commencé". Multiforme et polysémique. ‘’Et même fusillés Les hommes s’arrachent la terre Et même fusillés Ils tirent la terre à eux Comme une couverture Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir Et sous la couverture Aux grands trous étoilés Il y a tant de morts Tenant les arbres par l racine Le cœur entre les dents Il y a tant de morts Crachant la terre par la poitrine Pour si peu de poussière Qui nous monte à la gorge Avec ce vent de feu ‘’ Kateb Yacine est mort la veille d’un Premier Novembre, juste à la conjonction d’un monde en dépérissement et l’éclosion tragique d’un Octobre aux espérances perverties et ensanglantées. A.K. __________________________________________ * C'est ce que martèle Hmida Ayachi , auteur du récent ouvrage : «Le prophète de l’insoumission – Dix ans avec Kateb Yacine » (Editions Socrate ,) en édition arabe -dans l’attente de l’attente de la parution prochaine de la version en langue française . " Hmida Ayachi dit faire partie de toute une génération de jeunes dont la vie a été bouleversée par « l’homme sans cravate » .

Aucun poète ne tue les autres poètes









Complémentarité, dualité, confrontation, dialogue, écrire libère-t-il de l’hypothèque narcissique ? Miroir où se voir et voir ses semblables, dans leur singularité comme dans leur diversité. En cela, l’écriture poétique arpente le cours des rivages sauvages et fraternels. Rainer Maria Rilke avouait : "Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses... Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des pays inconnus, à des départs que l'on voyait depuis longtemps approcher, à des jours d'enfance dont le mystère ne s'est pas encore éclairci, à des mers, à des nuits de voyage... Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs, il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent ».Renommer les objets et les êtres en ouvrant les écluses de son propre imaginaire. Dans cette vanité lyrique naît un entre-deux possible, habitable dans un réfléchissement commun. Grâce au poème, il y a une alternative.
Gageure de parler de l’Autre, à partir soi-même ? Se superposent alors les filtres et les indices d’un un jeu de pistes incertain. . Un semblant d’exégèse de la condition humaine qui se situe entre la brume des mots et la fuite des regards.
A travers l’exubérance ou la pauvreté du matériau, il y a une économie du langage et des postures sur laquelle le poète pose ses hypothèses verbales et ses élucubrations philosophiques. Sans doute ainsi atteint-il ainsi les profondeurs de sa parole qui lui sont resetées inaccessibles…
Ou parfois, par d’autres chemins de la création, des peintures, par exemple : rencontres qui procèdent de la transmutation mémorielle et esthétique. Dans un cas, c’est une rencontre à travers paysages crépusculaires, sensibles, dont la dimension tragique semble poindre d’une immobilité tranquille autant comme paysage que personnage. Dans un autre scénario c’est par le biais du choc, de la violence technologique qui s’abat du ciel et des médias.
Julio Cortazar : «Aucun poète ne tue les autres poètes, il les range simplement d'une autre façon dans la bibliothèque vacillante de la sensibilité». Poésie de l'essentiel, quasi-métaphysique qui se décline en sons et signes, linguistiques et visuels, culminant en «topoèmes» (lieux pour le poème et l'œil). Elle nomme les êtres et les choses : les oiseaux autant que la pierre, le soleil autant que le vent, images échevelées sur la page, imminence d'un monde dont les formes insaisissables se livrent bataille pour advenir : «L'heure déjà morte et l'heure à tuer» ; «Espace, espace/ où je suis et ne suis pas». Et dans un continuel éparpillement, la conscience doit traquer sa vérité dans les contradictions, errer de prophéties en augures. Et «l'Aigle qui tombe», Cuauhtémoc, figure tutélaire du monde englouti et celui qui doit advenir après les blessures initiatiques s'incarne dans la parole et l'écriture : «Sinon le sang rien sinon ce va-et-vient du sang, cette écriture sur l'écrit, répéter le même mot au milieu du poème, syllabes de temps, lettres cassées, goutte d'encre, sang qui va-et-vient et ne dit rien et m'emporte avec lui.»
Ainsi l'écriture est labyrinthe, vertige et désorientation, ouverture vers l'impossible. Ecrire s'apparente aux pratiques magiques, perte de sens et possession en quête d'extase. Quetzalcóatl, le Serpent à plumes, le dieu mésoaméricain, n'est-il pas l'inventeur des livres et du calendrier, le dispensateur de la mort et de la résurrection ?
Paz répond : «Aujourd'hui, je lutte seul avec une parole. Celle qui m'appartient, celle à laquelle j'appartiens : Pile ou face. Aigle ou soleil ?».

C'est une vraie descente aux enfers orphiques qu'il décrit avec minutie dans le texte intitulé lapidairement : «Travaux du poète» dont nous pouvons citer l'intégralité.
A défaut, ces vers : «Toi, mon cri, jet de plumes de feu, blessures sonores et comme lorsque se détache une planète du corps de l'étoile, chute infinie dans un ciel d'échos, dans un ciel de miroirs qui te répètent et te brisent et te rendent innombrable, infini, anonyme.»
Ainsi, est comme transcendée «l'idée déprimante du divorce de l'action et du rêve». Dans l’univers de la parole poétique. :”On se trouve face à un problème momentanément insoluble : l’exercice de la poésie mène vers un tel affinement, à une recherche tellement poussée dans l’expression, à une telle concentration dans l’image ou le mot qu’on aboutit à une impasse(…).Nombreux sont les poètes algériens qui ont cheminé de conserve sur les terres de la poésie et de la prose”, confiait Mohammed Dib. Quid alors de la prose littéraire ? Là les enjeux se profilent âprement.
Et la question de la responsabilité morale en littérature résonne dans une terrible solitude. Dans Les “Terrasses d'Orsol”, le même Mohammed Dib dévidait la fable tragique d'une planète à deux vitesses dont les contrées prospères constituent autant de forteresses inaccessibles face une humanité en déshérence.
Qui sont donc les « Barbares » d’aujourd’hui ? Le narrateur qui scrute les confins du monde de son confortable exil occidental tire le fin mot de l’histoire : « Quand on arrive d'un monde où le pain quotidien et la santé ont cessé depuis longtemps d'être un problème,
on ne voit pas la misère physique et morale qui afflige le nôtre, mais seulement sa «sainteté».
C'est tout à fait naturel ! Mais pour qui, si je puis dire, cette misère constitue le pain quotidien, c'est une nourriture des plus indigestes, je vous assure ».
Encore qu’à présent, ces propos deviennent relatifs avec la crise qui secoue l’Occidental et remet en cause ses positions acquises.
Dans une postface à « La Nuit sauvage », Mohammed Dib s’interrogeait à haute voix : «A quelle interrogation plus grave que celle de sa responsabilité, un écrivain pourrait-il être confronté ? C'est mal poser la question, elle doit être retournée ; nous dirions mieux en nous demandant : cela a-t-il un sens qu'on se répande en écrits et n'ait pas à en répondre ? Pour les avoir écrits et tout bonnement pour avoir écrit, l'Occident aujourd'hui paraît s'être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesque) et responsabilité (morale). Doit-on, et peut-on, partager partout une telle position ? ».

Pour sa part, il y répondait sans détour : « Je pense qu'on ne peut pas et qu'on ne doit pas…. Je n'irais certes pas appeler le malheur sur une société pour la gloire (ou l'indignité) de la littérature».
Je tiens les vers qui suivent de Hamid Tibouchi qui réunit en sa personne la double solitude du poète et du peintre, solidairement à l’écoute des malheurs des hommes.

Ces vers sont de Guillevic qui nous dit dans « Terre de bonheur » :
« Je dis : douceur.
Je dis : douceur des mots
Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t'accueillent
Qui te donnent du temps.

Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.

Je dis : douceur,
Pensant aussi
À des feuilles en voie de sortir du bourgeon,
À des cieux, à de l'eau dans les journées d'été,
À des poignées de main ».

Tahar Djaout quant à lui, du plus profond des noirceurs, édictait cet augure: « Le jour poussera encore la nuit d’un coup d’épaule décisif”.
Tout est dit dans ces vers d’une tragique et sobre beauté. Les mots s’en vont. Reste le poème sur les rivages sauvages et fraternels des hommes.