vendredi 17 décembre 2010

PIERRE-YVES SOUCY: La poésie comme respiration du monde



ENTRETIEN AVEC L’ECRIVAIN ET EDITEUR
PIERRE-YVES SOUCY


Pierre-Yves SOUCY est né à Mont-Laurier, au Québec. Poète et essayiste, il est docteur en sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles. Il a enseigné à l’Université du Québec à Montréal de 1976 à 1986 et a travaillé plus de 10 ns comme attaché de recherche à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Il a occupé la Chaire Roland-Barthes de l’Université de Mexico de 1998 à 2000. Directeur de la revue L’étrangère et des éditions du Cormier, il a publié plus de 15 livres de poésies et de nombreux essais sur la littérature, l’art et la culture contemporaine.

Pierre-Yves Soucy, vous venez de consacrer, aux éditions « La Lettre volée », un ouvrage au peintre et poète Hamid Tibouchi : « Hamid Tibouchi, L'infini palimpseste ». Vous en êtes à la fois l’éditeur et l’auteur. Comment et dans quelle optique s’est concrétisée cette rencontre ?

Pierre-Yves Soucy : Les rencontres peuvent être fortuites. Cependant, il arrive que nous ne les laissions pas simplement filer entre les mailles du hasard. Une exposition que préparait Hamid Tibouchi nous a donné l’occasion de nous revoir. Nous nous connaissions depuis ce Festival international de poésie tenu à Alger il y a quelques années où nous avions pu discuter à la fois de nos propres démarches poétiques et de son travail de plasticien. Il se trouvait que ce travail rejoignait l’attention que j’ai toujours portée à la création plastique. Or la préparation de cette exposition à laquelle je faisais référence à l’instant devait le conduire à solliciter la participation d’une maison d’édition pour la publication d’un livre pouvant servir également de catalogue. Bien entendu nous pensions à un livre bien plus qu’à un catalogue, le second subissant l’effet de la circonstance dans laquelle il est produit, ce qui n’enchantait ni l’un ni l’autre. Ainsi, se tournant vers les éditions de La Lettre volée, car il était parfaitement informé du travail éditorial que nous poursuivons depuis maintenant vingt ans, notamment dans le domaine des arts plastiques, nous avons immédiatement envisagé cette publication. Par ailleurs, il fallait un auteur pour parler de l’œuvre. J’avais reçu de la part de Tibouchi un nombre important d’œuvres, qu’il avait eu l’obligeance de m’adresser, et m’étais familiarisé avec son travail qui allait retenir au plus haut point mon attention. J’ai proposé d’écrire ce texte, qui accompagne, comme vous le savez, à la fois un choix des ses œuvres plastiques et un choix de choix de ses « notes d’atelier » que l’on peut qualifier d’aphorismes, de fragments de réflexions.

Hamid Tibouchi, déjà connu comme poète, s’est aussi progressivement affirmé au cours des 30 dernières années dans le domaine de la création plastique. Quel regard portez-vous sur ce double cheminement ?

Pierre-Yves Soucy : Pour moi, et cela va presque sans dire, nous ne sommes pas en présence d’un double cheminement mais bien d’un même cheminement. J’entends par là que la création poétique tout comme la création plastique participent d’une même expérience du monde et de la vie. Le poète André du Bouchet soutenait que « le poème c’est aussi une peinture ». Nous pourrions inverser le sujet et le complément et dire qu’« une peinture est aussi un poème » ; et la formule serait, il me semble, toute aussi valide. Certes, il s’agit de mobiliser des matériaux différents, le poète s’appuyant sur les mots, l’artiste sur les formes, les couleurs et les matières. De même, l’expression passe par des gestes distincts. Convenons toutefois que la parole est un geste (ancré dans le corps et indissociable de celui-ci) tout comme le geste de la main (qui est un geste qui mobilise l’ensemble du corps). De sorte qu’on ne peut jamais soutenir que le geste s’enferme dans le seul mouvement circonstancié du corps – geste de la parole ou geste de la main. Tout geste engage la totalité de ce que nous sommes, du sensible à l’expressif. Nous mobilisons à chaque fois la totalité de nos facultés. Nous écrivons comme nous créons, dans le domaine plastique, qui est le lieu de création de formes, tout comme dans la langue poétique, qui est tout autant création de formes, langagières cette fois, puisqu’elle tente de subvertir la langue courante, la langue de la tribu, afin de lui faire dire ce qui manque à l’expression. D’où l’exigence de prendre et de reprendre encore la parole. Tibouchi a bien saisi, très tôt, d’ailleurs, que créer – peut importe la voie empruntée et la forme de l’expérience engagée – exigeait la mobilisation de la totalité des facultés dont l’humain dispose. Qu’il s’agissait, en son fondement même, d’une expérience unique, depuis le sensible et la mémoire, jusqu’à la pensée et l’imagination.

On sait que peinture et poésie ont de brillants antécédents de compagnonnage. Mais là il s’agit simultanément de l’artiste-peintre et du poète. Ainsi, Tibouchi ne nous donne-t-il pas un supplément de « lecture » avec ses travaux plastiques ? Est-ce courant ?

Pierre-Yves Soucy : Cette question, dans la suite de votre question précédente, demanderait d’assez longs développements. Laissez-moi dire, d’abord, qu’il est plus que vraisemblable que l’une des deux activités éclaire tout autant l’autre. Qu’il n’y a pas pour moi, de privilège de l’une sur l’autre. Vous signalez la simultanéité, chez Tibouchi, de l’expérience de l’artiste-peintre et du poète. Vous avez tout à fait raison de le rappeler car son œuvre s’est construite – et se poursuit – dans cette simultanéité-là, malgré les accents selon les moments (j’hésiterais à parler de périodes) qui caractérisent son œuvre double et unique, à la fois. Le regard posé sur le monde, enfant, ce regard de l’artiste-peintre découvrant formes et couleurs, la profusion et le chaos de celles-ci, est concomitant à celui du poète qui découvre et explore la langue, pour nommer, puis pour décrire et exprimer ce même monde. Alors qu’il s’agit à chaque fois d’aller au-delà de ce qui est immédiatement donné dans l’expérience de ce rapport. Bien sûr, ce rapport suppose un écart puisque sans celui-ci il n’y aurait pas de relation possible (écart entre la conscience et le monde, écart entre deux voies de l’expression, poésie et peinture). Or, ce sont précisément ces écarts qui nous font voir le supplément dont vous soupçonnez à juste titre l’éminence et l’efficience. Supplément qui consiste à donner à voir l’émotion par l’expérience de la vision, de l’angle de vue, que la parole aurait sans doute partiellement atteint. Il est évident que la parole poétique et l’expression plastique ouvrent sur deux formes d’intensification de la perception et de la connaissance : la première appelant l’écoute, son rythme, une manière singulière de saisir et de répercuter ; la seconde ses formes visuelles, ses couleurs et matières, qui font que l’aventure émotive tout autant que celle de la pensée se sont rejointes en amont, dans ce qui est de l’ordre de la source et du motif ; et en aval dans ce qui converge sous la forme d’une interrogation qui restera interrogation. Car toute création est d’abord question, et la capacité de demeurer dans la question, de refuser toute réponse définitive. En ce sens, ni le plasticien ni le poète auront le dernier mot. Mais la connaissance est intimement liée au processus qui conduit à une création qui est recréation. Quant à savoir si ce compagnonnage est courant, les exemples abondent qui le confirment : de Henri Michaux à Christian Dotremont et d'autres membres du Collectif Cobra, comme Hugo Claus. Et nous pouvons ajouter au hasard les noms de Camille Bryen, de Jean-Gilles Badaire, de Joël Leick, etc. Parmi les maghrébins, en plus de Tibouchi, l’algérien Jean-Michel Atlan, les marocains Mahi Binebine et Mohamed Kacimi, le tunisien Abderrazak Sahli. Plusieurs québécois, comme Roland Giguère etc. Si nous devions établir une liste exhaustive, au niveau mondial, et seulement depuis la Renaissance, elle serait infinie. Pensons à William Blake. Il est vrai cependant que ce compagnonnage s’est imposé avec beaucoup plus de force depuis le XIXème siècle. Et le principe de synthèse des arts présent chez les avant-gardes au XXème siècle favorisera cette complicité.

Vous avez, vous aussi, une double qualification voire triple : vous êtes sociologue, familier de sémiologie barthienne, poète et peintre. Quelle approche à la fois sociologique et sémiologique avez-vous développée dans votre essai, « La tentation des signes », qui accompagne les travaux plastiques et les aphorismes personnels de Hamid Tibouchi ?

Pierre-Yves Soucy : Je dois vous avouer que dans tout le travail critique que j’ai entrepris depuis une vingtaine d’années déjà, je refuse de me réfugier dans les bras d’une réflexion déjà constituée et qui guiderait ma démarche critique de bout en bout. Sociologie et sémiologie sont des possibilités restreintes, qu’il ne faut pas ignorer, mais qui, dans le cas d’une approche de l’œuvre de Tibouchi, seraient tout à fait insuffisantes. S’il fallait citer quelque références, de manière toujours trop rapide, ce serait sans aucun doute, moins Barthes que la phénoménologie, peut-être Maurice Merleau-Ponty et Paul Audi, pour ne citer que deux noms, Barthes devant au premier beaucoup plus qu’on ne le croit habituellement. Trop souvent, je constate dans le commentaire des œuvres trop souvent à la fois maladresses et surinterprétations ; et l’exégèse n’est en rien ce qui m’attache, même si nous construisons, chacun à sa manière, une œuvre qui n’est jamais étrangère à tous les rapports qu’elle noue avec toutes les œuvres qui présentent un certain intérêt et qui lui préexistent. Par ailleurs, non pas qu’il faille refuser ce que l’on est, avec sa formation, la mienne s’étant construite sur les sciences sociales, la philosophie, l’histoire, mais on parle alors de formation « officielle », c’est-à-dire, les études poursuivies et complétées par un doctorat en sciences sociales. Or ce fut davantage les lectures dans le domaine littéraire, sans négliger la critique, puis l’attention portée à la création plastique, son histoire et ses trajectoires contemporains, en autodidacte, si je puis dire, qui ont guidé et guident ce que je tente de penser aujourd’hui dans ce domaine si singulier qu’est la création. En ce sens, ce qui m’engage dans une œuvre est cette œuvre même, d’abord et avant tout. Pour parler d’une œuvre, il faut la connaître dans ses parties essentielles, l’avoir autant que possible fréquentée de fond et comble. Doublement, ici puisqu’il s’agit d’une œuvre qui exige deux voies d’accès, peinture et poésie. Toute tentative de conceptualisation, qui demeure à jamais approximative, consiste à ne pas croire que l’on puisse dire plus que ce que l’œuvre porte ; ou plutôt, de croire que l’on pourrait dire plus que ce qui l’anime. Car de toute manière, l’œuvre est à jamais irréductible à ce que nous pouvons en dire. Elle va plus loin, au-delà de tout ce que nous pourrions en dire. De reconnaître cela est indispensable. Il y a dans le texte que j’ai écrit sur Tibouchi plusieurs allusions au lieu d’origine. Car toute œuvre possède sa généalogie. Mais elle ne se réduit jamais à cela, bien au contraire.

Vous qualifiez les œuvres de Hamid Tibouchi tantôt de « figurations abstraites », tantôt de « dispositifs abstraits ». Que recouvrent ces paradoxes conceptuels ?

Pierre-Yves Soucy : Vous trouverez dans son œuvre peu de formes recherchées qui soient en référence directe avec la réalité. Je veux dire en rapport immédiat avec une réalité reconnaissable : ceci est un arbre, cela est un champ, etc… Pourtant cette œuvre se perçoit dans un rapport très concret avec le réel, ce qui est là devant, qui n’est pas cette simple réalité tout bonnement reproduite ou reconduite dans ses formes simplement mimées par le geste. La photo fait très bien ce travail sans un apprentissage sophistiqué qu’exige le travail plastique, ce qui implique pour moi qu’il y a très peu d’artiste-photographe du niveau de Man Ray, par exemple, mais il n’est pas le seul. Une œuvre exige une réelle intensité qui ne soit pas rabattement sur ce qu’elle évoque de manière restreinte, mais évocation non seulement de ce qui est saisi dans un rapport, mais aussi l’inconnu qui intervient et la projette en avant. Une œuvre digne d’intérêt à pour objet de modifier notre regard sur le monde. Si elle engage nécessairement une contemplation du monde, l’intention est de pénétrer celui-ci, de dire sur lui ce qui n’a pas encore été dit, ce qui n’a pas encore été vu. Le dispositif abstrait implique à la fois une démarche, une méthode, des agencements possibles qui témoignent de quelque chose qui veille et qui fait tout à coup surface, que nous voulons retenir. Alors que lorsque j’ai utilisé l’expression figurations abstraites, je voulais moins insister sur une procédure de la création plastique que de nommer l’objet qui se donne comme création, l’œuvre dans sa concrétude dans le fait qu’elle est à la fois concrète, si vous voulez, et abstraite parce que sans référence nécessaire à un objet qui lui serait extérieur, et qui lui donnerait sens et intelligibilité. Dans le cas de Tibouchi, mais il n’est pas le seul, l’œuvre se révèle être concrète en ce sens qu’elle est une formation complexe de matériaux, de formes et de couleurs comme toute œuvre mais avec ceci de singulier qu’il y a toujours quelques indices d’une référence. Elle peut aussi bien figurer une émotion transcrite par l’intermédiaire de ces matériaux spécifiques, que de signaler une intention qui n’échappera pas au regard attentif. Le fait, par exemple, qu’il utilise des matériaux de récupération, comme on dit, implique que ces matériaux conservent des traces que l’on peut interpréter alors même qu’il leur a donné une toute autre destinée. Mais elle peut aussi tenter quelque chose du côté de l’infigurable – et je n’entends pas par là quelque transcendance, mais bien quelque chose qui est de l’ordre de l’immanence. Car nous avons déjà tout à faire avec le réel, sa surface, sa profondeur, que l’on creuse, comme l’on cherche en soi-même des assises qui soient un nœud de significations. Tibouchi est du côté de la question reprise à l’infini, non du côté de quelque croyance qui se suffirait à elle-même et qui couperait court à cette reprise.

Comment situez-vous le travail du peintre Hamid Tibouchi dans le panorama contemporain des arts plastiques?

Pierre-Yves Soucy : Les premiers éléments de réponse qui me viennent à l’esprit touchent à la singularité de l’œuvre, le fait qu’elle affirme ses distances en même temps qu’elle signale ses correspondances. Mais d’abord, il faut dire que sa palette est relativement large, ce qui ne veut dire d’aucune manière que cette œuvre soit éclectique. Bien au contraire. Ce qui me frappe le plus, et ceci je le dis après avoir travaillé sur cette œuvre telle qu’elle se donne aujourd’hui, c’est-à-dire, une œuvre en chemin, c’est que chacune de ses pièces est comme sans passé, chacune affirme son autonomie, et pourtant ces œuvres ne sont pas sans citation. Mais les citations qu’il fait renvoient à des formes que l’on ne saurait attribuer à tel ou tel artiste ou à tel ou tel courant. Ces citations ont, si je peux me permettre cette expression, un caractère archéologique. Les signes qui ne portent pas une référence directe comme les formes (qu’il fait éclater) empruntées aux Kuba ne sont que des exemples parmi d’autres. Ce qu’il montre à travers ces formes et signes manipulés parle à notre présent tout en étant porté par quelque chose qui échappe à ce présent pour assurer à ces œuvres une pérennité certaine. Cette œuvre parle à tout regard qui entre en contact avec elle, on y entre, en effet, au présent. Elle nous parle dans l’instant, tout en nous interrogeant sur ce qui vient sans pour autant nous projeter dans un futur impossible à traduire. Dans le texte que je lui consacre, j’ai cité, à la toute fin, quelques noms (c’est-à-dire) quelques œuvres qui me retenaient au moment où j’écrivais : Klee, Tàpies, Tobey et Ryman, aussi différents que soient ces artistes. Tibouchi a une parfaite connaissance de l’art moderne et contemporain, et pas seulement. Mais il ne situe pas son œuvre sur le terrain de quelque courant actuel, comme pour prendre un train en marche, ce qui est fréquent dans un milieu où la logique du marché est prisée par de nombreux artistes pour les raisons que nous savons. Cette œuvre circule sur des espaces culturels ou civilisationels aussi larges que celui du monde. Artiste, il n’appartient pas au monde de l’art car il refuse de s’y enfermer, de s’y laisser enfermer.

Pourquoi avoir choisi de publier l'ouvrage sur Tibouchi dans votre collection « Singularités » ?

Pierre-Yves Soucy : Il y a deux raisons à cela. La première touche à une question de fond, la seconde à une question qui concerne de plus près la logique éditoriale. Comme je viens à l’instant de le signaler, l’œuvre affiche ouvertement sa singularité. Il y a chez Tibouchi une manière de voir le monde qui lui est propre. Son univers sensible ne trompe pas. C’est dire que malgré le grand angle de son expression (et son travail en séries n’y est pas pour rien), nous avons affaire à une touche, à un geste, que l’on peut identifier presque immédiatement. Ceci est important car son langage est bien son langage et pas celui d’un autre. C’était et ça reste l’intention de cette collection : présenter une œuvre qui tient cet écart indispensable par rapport à toute autre. La question éditoriale, qui reste une question mineure, concerne la vie d’un livre. Plutôt que de publier un livre hors toute collection, il est toujours préférable de le proposer comme appartenant à une collection, car la collection fait vivre le livre comme le livre la collection. C’est ainsi, et je n’y peux rien.

Pour élargir notre entretien, Pierre-Yves Soucy, disons que nous avons eu le plaisir Hamid Tibouchi et moi-même de vous rencontrer en Algérie lors d’un hommage à un poète algérien disparu, Djamal Amrani. Quelles impressions algériennes gardez-vous de votre séjour au pays natal de Kateb Yacine et d’Albert Camus ?

Pierre-Yves Soucy : Ce n’est pas le premier pays d’Afrique du nord dont je faisais connaissance. Ceci pour dire que chaque fois que je me suis déplacé dans l’un ou l’autre de ces pays, j’ai toujours été frappé par le décalage entre la représentation que nous nous faisons du pays et l’impression qu’il produit lorsque l’on entre en contact direct avec celui-ci. Et à chaque fois ce fut un ravissement à plus d’un titre. Car sans aucun doute l’information internationale (par la presse, la radio, la télévision, et aujourd’hui via les réseaux internet) qui nous parvient est à ce point caricaturale qu’il est impossible de se faire une idée un tant soi peu sérieuse des situations réelles. Ce premier contact avec l’Algérie me laisse une impression qui n’a rien à voir avec ce que je pouvais avoir en tête avant d’y être, image dont je me méfiais, par ailleurs. Et s’il y a quelque chose à dire à ce sujet, par rapport à un contexte de mondialisation, alors que nous serions sensés être bien informé, c’est l’importance décisive des contacts directs, lesquels permettent de réaliser à quel point, lorsque la discussion s’engage sur les questions essentielles, il y a convergence de vue, il y a compréhension mutuelle et esprit d’ouverture de part et d’autre, ce dont témoigne, chaque fois, une reconnaissance et une générosité partagées. A chacune de ces occasions, on se dit : il faut poursuivre pour aller plus avant dans les découvertes que l’on fait et qui viennent bouleverser dans le meilleurs sens du terme notre trop propre (dans le double sens du terme !) vision du monde, et de celui-ci en particulier. Et c’est ce qui s’est produisit lors de ce séjour en Algérie. La découverte d’une diversité des comportements, sa complexité, au cœur même de cette culture (sans doute faudrait-il mettre ce mot au pluriel) ; celle d’une société jeune qui possède cette fougue qu’on serait en droit d’envier, au-delà des laminoirs sociaux et politiques.

Pourriez-vous nous présenter brièvement les éditions « La Lettre volée » que vous codirigez à Bruxelles ?


Pierre-Yves Soucy : Cette maison d’édition, nous l’avons fondée il y a juste vingt ans. A l’origine nous étions trois à la diriger. Nous restons deux et le travail ne manque pas. Je dois dire qu’il faut sécréter une sévère dose de témérité pour se lancer dans une telle aventure. L’intention fondamentale était de proposer, à travers diverses collections, des textes de qualité, des textes exigeants, dans une présentation très soignée, touchant aux enjeux éthiques et esthétiques de la société, de la culture et de l’art moderne et contemporain. Nous voulions couvrir toute question relevant de la philosophie, de la sociologie, de l’esthétique, de l’art, moderne et contemporain, sans oublier la critique, la poésie, les textes de création en prose, sans pour cela nous lancer dans la publication de romans dont on connaît l’hémorragie éditoriale aujourd’hui. Notre intention de départ était aussi « cosmopolite » et visait à proposer des textes en traduction, faire passer en langue française des textes de premier plan, provenant de l’anglais, de l’allemand, du grec, de l’italien, de l’espagnol, etc…Après 500 livres, le pari nous semble tenu. Il s’agit de poursuivre.

Vous dirigez également la revue de poésie L’Étrangère qui paraît aux éditions La Lettre volée.Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Pierre-Yves Soucy : La revue a été fondée en 2002. Les éditions de La Lettre volée auxquelles elle appartient avaient plus de dix ans déjà. Cette revue a été créée dans le même esprit que celui qui présidait aux éditions. Revue de création et d’essai, elle refusait d’emblée de s’enfermer dans des ghettos intellectuels ou culturels. En tant que revue de création, la poésie occupe une place relativement importante. Mais nous publions tout texte qui nous apparaît pertinent par rapport à l’époque dans laquelle nous vivons, que ce soit un texte de philosophie, de sociologie, une réflexion critique sur la création littéraire, les arts ou la musique, les textes de création occupant toujours une place plus importante dans la table des matières. Chaque numéro propose une œuvre d’un auteur. J’avais invité Tibouchi à nous proposer une de ses œuvres. Celle-ci est parue en ouverture du numéro 20. Nous en sommes au 28ème numéro. Et nous ne regrettons rien.

Un dernier mot ?

Pierre-Yves Soucy : Alors ce sera un mot de Tibouchi : « Il me reste encore la poésie comme respiration, et la dérision comme arme pour désamorcer l’innommable ».


Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah

vendredi 29 octobre 2010

Voix de novembre



Ceci est mon poème
Plaise à Dieu qu’il soit beau
Et se répande partout
Qui l’entendra l’écrira
Ni le lâchera plus
Et le sage m’approuvera…

Si Mohand Ou Mohand

Partager le poème, c’est ouvrir une nacre
Jean Sénac


***

Jean El Mouhouv Amrouche

Le combat algérien


Alors vint une grande saison de l’histoire
Portant dans ses flancs une cargaison d’enfants indomptés
Qui parlèrent un nouveau langage
Et le tonnerre d’une fureur sacrée :
On ne nous trahira plus
On ne nous mentira plus
On ne nous fera pas prendre des vessies peintes
De bleu de blanc et de rouge
Pour des lanternes de la liberté
Nous voulons habiter un nom
Vivre ou mourir sur notre terre mère
Nous ne voulons pas d’une patrie marâtre
Et des riches reliefs de ses festins

Nous voulons la patrie de nos pères
La langue de nos pères
La mélodie de nos songes et de nos chants
Sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne voulons plus errer en exil
Dans le présent sans mémoire et sans avenir

Ici et maintenant
Nous voulons
Libres à jamais sous le soleil dans le vent
La pluie ou la neige
Notre patrie Algérie


J-E.A.



Malek HADDAD

Ecoute et je t'appelle

Par-dessus les chansons des buissons fracassés
Écoutez-moi je parle
Avec la bouche des morts
Écoutez-moi j'écris
Avec la main brisée sur sa guitare



Je suis votre miroir
Il est beau l'assassin
J'ai la laideur exacte
De cette vérité qui fait mal à dire



Au voleur chaque fois qu'un poète se noie
Dans le cœur de sa muse et dans le cœur des mots
Moi les mots que j'écris font des mathématiques
On a tué tant d'Algériens !



Au voleur chaque fois que la rime en toilette
Attend l'alexandrin tiré à quatre épingles
Pour savoir un amour je sais les Némenchas
Le téléphone et la baignoire



Au voleur chaque fois que pour faire un poème
On marivaude avec l'Histoire
On fait le beau avec des mots
On se regarde dans la glace



La chaumière et le cœur ?
Sur les hauteurs d'Alger
La villa Susini
Est le château de mes amours....


M.H.






Mohammed DIB

Sur la terre, errante

Quand la nuit se brise,
Je porte ma tiédeur
Sur les monts acérés
Et me dévêts à la vue du matin
Comme celle qui s'est levée
Pour honorer la première eau ;

Étrange est mon pays où tant
De souffles se libèrent,
Les oliviers s'agitent
Alentour et moi je chante :

- Terre brûlée et noire,
Mère fraternelle,
Ton enfant ne restera pas seule
Avec le temps qui griffe le cœur ;
Entends ma voix
Qui file dans les arbres
Et fait mugir les bœufs.

Ce matin d'été est arrivé
Plus bas que le silence,
Je me sens comme enceinte,
Mère fraternelle,
Les femmes dans leurs huttes
Attendent mon cri

Pourquoi, me dit-on, pourquoi
Vas-tu visiter d'autres seuils
Comme une épouse répudiée ?
Pourquoi erres-tu avec ton cri,
Femme, quand les souffles
De l'aube commencent
A circuler sur les collines ?

Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s'arrêtera pas
De héler plaines et montagnes ;

Je descends de l'Aurès
Ouvrez vos portes
Épouses fraternelles
Donnez-moi de l'eau fraîche,
Du miel et du pain d'orge ;

Je suis venue vous voir
Vous apporter le bonheur,
A vous et vos enfants ;
Que vos petits nouveaux nés
Grandissent,
Que votre blé pousse,
Que votre pain lève aussi
Et que rien ne vous fasse défaut,
Le bonheur soit avec vous.

M.D.






Noureddine ABA


La Toussaint des énigmes

De radeau en radeau
Et d’errance errance
L’énorme coulée de sable
Qui on vous soupçonnait
De vivre, d’exister ?
Ce chien famélique
Qui n’attendit plus rien de vous ?
L’oiseau que n’effrayait même plus
Votre apparence d’homme ?
Perdu, mes frères, perdu
Le sourire de l’enfant
Découvrant son premier coquillage,
Perdues, mes frères, perdues
Les premières écailles
Sur le jonc de l’adolescente
Egarée par sa première tendresse,
Perdus, mes frères, perdus
L’ivresse des mains d’amis qui se serrent,
Le visage dans le vent,
L’attente des longues nuits
A mordre sur d’autres lèvres,
Perdus, la bouche de jasmin,
Les cheveux teints au henné,
L’ombre du khôl veillant sur le mystère des yeux,
Perdu, mes frères, perdu
Le bonheur d’ignorer la liberté quand on l’a.

De radeau en radeau
Et d’errance en errance,
Jusqu'à ce jour de Novembre
Surgit à l’horizon
Comme un peuple d’oiseaux
Happés par une île aimantée…

--

On dit que vos porteurs d’encensoir plient l’échine
Quand par hasard vous leur adresser la parole,
Monsieur le haut dignitaire du parti ?
On dit aussi que certaines de vos courtisanes
Vous font la révérence et vous appellent sire ?
Pourquoi pas votre Majesté ? on vous le doit.
Ces gueux étaient la veille de pauvres palefreniers,
Comme vous, qui n’étiez qu’un garçon d’écurie !
Mais vous voilà hissé jusqu’aux balcons du ciel.
C’est de là que vous décidez, que vous ordonnez.
Le peuple a la voix rauque de crier sa faim,
Le peuple devient exsangue de perdre son sang.
Mais vous jouez parfois dit-on à la belote
Avec un escroc de vieilles relations
Qui depuis s’est fait un nom dans le vampirisme
- il paraît qu’il égorge et boit le sang des morts
De quoi donc parlez-vous quand vous êtes ensemble ?
De ce que vous ferez quand vous serez
Au pouvoir à bâiller comme des alligators,
A vous gaver de repas pantagruéliques,
De femmes nues à fouetter pour le plaisir ?
Mais dites-moi, vous arrive-t-il une fois de vous souvenir
Qu’on a promis au peuple algérien, un jour de liesse,
Qu’on fusillera à bout portant le mépris
Qu’on fusillera à bout portant l’intolérance
Qu’on chassera à coup de bâton la misère
Qu’on jurera enfin par Dieu, par le Koran
Le droit à la dignité, au bonheur pour tous ?


N.A.




Djamal AMRANI

Ma patrie renaît en son lieu

Peuple aux abords des maux
Avec tes flancs immenses
Gonflés en un faisceau
Tu bâtiras ton monde
De cendres et de soleil
Tribune au cœur du Feu
Hauts reliefs des déserts
Crépuscule sans défense

Sortie des tâtonnements
En échos verticaux
Exubérante d’immédiat
D’incontestable disparu
Aux initiales mobiles
Ma Patrie renaît
En son lieu

Sous un tas de décombres



Assia DJABBAR

Juba

C’était au temps du roi Juba
Et de sa fille Cléopâtre
Un poète vint de Cirta
Fier comme un jeune pâtre
il voulait voir le prince sage
lui apportait un lion en cage
c’était au temps u roi Juba

dans sa ville du nom de César
Iol autrefois Cherchell depuis
Devant son palais près du phare
Noyé dans la mer aujourd’hui
Le roi reçut l’hôte berbère
Qui lui dit en punique et en vers
Je suis un sang de Jugurtha
C’était au temps du roi Juba

Voici un présent en hommage
Je te l’ai ramené de Carthage
De ton sort il présente l’image
Et cette cage est l’empire romain
Mais Juba s’écria en latin
D’Athènes je suis l’héritier
Et de Rome impérial l’allié
Insolent étranger numide
Admire cette colossale crypte
Bâtie pour ma femme d’Egypte
Qui regrettait les Pyramides

Devant la colère de Juba
Sans un mot le poète de Cirta
Libéra le lion de sa cage
Et s’en retourna à Carthage
Dans les marbres la bête royale rôdait
Et Juba à sa vue chaque fois se troublait

Rome étrangla au fond de sa prison
Le fier Jugurtha vaincu par trahison
D’ennui et de nostalgie rongé
Mourut le roi de Césarée

Que se lèvent les poètes de Cirta
A chaque temps des rois Juba.




Laadi FLICI

Rue Ben M’Hidi
(extraits)

une terrasse de café, des rires
un caïd, un garde champêtre, un melon
des partis, des pastis, des paniers, un arabe
un jeu de boules, une famille hernandez, une autre
un yaouled, un vote, un petit paquet, un kabyle
une campagne électorale, une arrestation
une carte blanche, un colon, une descente
un 380 francs journalier, un popaul
une fatma, un bachaga, un soleil, un chaouch
un pied noir, un autre, un cinéma majestic
un bab el oued, un lopez, un lynch
un square bresson, des ânes, des tournées
un bugeaud, un randon, une a.g.e.a
un vive le gallia, une personnalité religieuse
un mouloudia, un enfant de la casbah, un autre
un kabyle intelligent pas comme les autres
un barman, un pied noir, un directeur
un messier libéral très distingué, un notable
un spectacle de la semaine, un autre, un autre pluriel

vous qui savez ce que sont
la noblesse de l’esprit
et l’élévation de la pensée
la dignité humaine
et la liberté totale
témoignez et criez
tout haut !


L.F.



Bachir HADJ-ALI

Serment

Je jure sur la raison de ma fille attachée
Hurlant au passage des avions
Je jure sur la patience de ma mère
Dans l'attente de son enfant perdu dans l'exode
Je jure sur l'intelligence et la bonté d'Ali Boumendjel
Et le front large de Maurice Audin
Mes frères mes espoirs brisés en plein élan
Je jure sur les rêves généreux de Ben M'hidi et d'Inal
Je jure sur le silence de mes villages surpris
Ensevelis à l'aube sans larmes sans prières
Je jure sur les horizons élargis de mes rivages
A mesure que la plaie s'approfondit hérissée de lames
Je jure sur la sagesse des moudjahidine maîtres de la nuit
Je jure sur la certitude du jour happée par la nuit transfigurée par l'aurore
Je jure sur les vagues déchaînées de mes tourments
Je jure sur la colère qui embellit nos femmes
Je jure sur l'amitié vécue, les amours différées
Je jure sur la haine et la foi qui entretiennent la flamme
Que nous n'avons pas de haine contre le peuple français


B.H-A.
*

dimanche 17 octobre 2010

Keltoum STAALI: Pas un jour sans une ligne




Keltoum Staali reconnaît volontiers que le journalisme a été sa première école d'écriture qu’il lui a surtout donné l'occasion de vivre ‘’une formidable aventure humaine et professionnelle ‘’. Avec elle se vérifie d’une certaine manière la formule d’Ernest Hemingay : « le journalisme conduit à tout à condition d’e sortir ». Pas totalement, car elle a toujours un pied dans la presse, plutôt dans le cyber-journalisme. Sur laToile, elle continue à produire articles, reportages et entretiens. Autant de bouteilles à la mer de sa passion première. Ayant eu l’occasion de la côtoyer dans les espaces culturels et de société d’un hebdomadaire, de lire sa production, je pressentais confusément que c’était une plume douée pour la chose littéraire (d’autant plus que parmi les premiers, elle avait consacré un travail de recherche au romancier Rachid Mimouni). Mais en ces temps, d’autres urgences d’écriture mobilisaient Keltoum Staali. Ici, ouvrons une parenthèse pour noter que maintes plumes de talent au lieu de s’adonner à l’écriture de création ont accepté de sacrifier à « la littérature de l’éphémère ». On l’aura compris, il s’agit de l’appellation savante du journalisme. Aussitôt écrit un article est déjà périmé. Du moins à l’aune de la course à l’actualité.
Keltoum Staali, n’en garde ni regret ni amertume. D’autant plus comme elle le dit, à juste titre, « pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire ».Et, ajouterons-nous : aimer. Keltoum Staali a trouvé dans ces multiples quêtes l’aliment d’une écriture poétique, exigeante, introspective et en même temps ouverte. Et traversée d’une sorte de scansion panthéiste de la nature et d’élan chaleureux vers la solidarité humaine. Mais, ne croyez pas que sa poésie soit un bréviaire de l’engagement. Si elle chemine sur les crêtes périlleuses de l’engagement social, elle n’énonce pas en vers un programme politique. Adepte de dialectique, elle fait pourtant sienne la respiration cosmique du monde. Entre deux rives , deux écritures, elle fonde un parole neuve dont l’innocence n’a rien de puéril. La seule naïveté qu’on ne pourrait lui reprocher et qui force l’admiration en ces temps de déni et de reniements ambiants, c’est cette « ardeur algérienne » qui la fait mouvoir au-delà des miroirs des vanités confortables et de l’auto-flagellation érigé en segment de marché éditorial. Majeure, est son identité intime, poétique, son verbe sous le double signe solaire d’un Jamal Eddine Bencheikh et d’un René Char.
Langue première qu’elle traque dans les torsades de l’olivier et l’impavidité d’un galet.
A.K.






Après « Talisman »*, vous venez de publier un nouveau recueil dont le titre, « Identité majeure »** se décline comme un coup d’œil à une actualité récurrente. Est-ce dans cette direction qu’il faut le décoder ou n’est –ce qu’un effet d’optique ?

Keltoum Staali : Ce recueil est le fruit d'un travail sur plusieurs années et on ne peut donc le raccrocher à une actualité au sens journalistique du terme. Cependant, il est vrai que certains de mes textes évoquent des événements et notamment des tragédies toujours d'actualité comme la guerre en Tchétchénie ou en Palestine. C'est sans doute que ces conflits et leur violence résonnent en moi avec une intensité particulière car ils me rappellent bien entendu les tragédies que l'Algérie a elle-même subies. Mon écriture est traversée, aussi, mais pas seulement, par une interrogation sur l'humain, par des réalités concrètes qui se heurtent parfois à la raison. Quand l'humain touche au barbare, à l'injuste, il ne reste guère pour moi, que l'écriture poétique pour tenter de dire l'indicible. Mais ce n'est qu'un versant du recueil. L'ensemble est à lire comme une quête un peu mystique de l'être, la recherche d'une écriture nouvelle, la construction identitaire toujours mouvante et toujours remise en question. Une tentative pour approcher le mystère du monde, pour dialoguer avec les lecteurs. Mes textes ne m'appartiennent pas. J'aime l'idée que des lecteurs puissent s'en emparer et y trouver un sens qui m'échappe. Lire c'est aussi construire du sens, reconstruire un texte, une interprétation.


Ce n’est pas trahir un secret que de rappeler que vous avez pratiqué de nombreuses années le journalisme qualifie de « littérature de l’éphémère ». Le passage à la poésie, aux nouvelles a-t-il découlé de cette pratique ou est-ce fortuit ?

Keltoum Staali : Non seulement ce n'est pas un secret mais en plus je dois dire que mon passage dans la presse écrite à la fin des années 80, ( « Révolution Africaine » et « Alger Républicain ») est une des pages de ma vie dont je suis plutôt fière. Je considère cela comme un privilège car c'était une époque très riche et bouillonnante en terme d'espoir, de convictions. Une sorte d'âge d'or de la presse. Ce fut une chance pour moi qui découvrais une Algérie plurielle, contrastée, généreuse. Le journalisme a été ma première école d'écriture mais il a été surtout l'occasion de vivre une formidable aventure humaine et professionnelle. Pendant toutes ces années, j'ai eu la chance d'exercer ce métier en côtoyant la fine fleur de ce pays, ces immenses journalistes qui ont donné ses lettres de noblesse à une presse écrite en pleine mutation. Je pense notamment à Mouny Berrah et Bachir Rezzoug bien sûr, mais à d'autres aussi, nombreux ,qui ont marqué l'histoire du journalisme par leur exigence et leur engagement. Le passage à l'écriture poétique et littéraire est venu plus tard, et je crois que l'élément déclencheur a été la fracture terrible occasionnée par les années du terrorisme. Dans le chaos qui a suivi, je me suis retrouvée à l'instar de nombreux algériens, éloignée pour longtemps de ce pays qui sombrait. L'écriture s'est alors imposée comme une dernière attache avec l'Algérie, le seul moyen de rester en elle . Ou de la garder en moi. Une sorte de continuité , une nécessité pour rester en phase avec une Algérie en perdition. L'écriture devenait le seul lien , la seule parole possible.
Ecrire, à partir de la France, c'était maintenir le dialogue avec les miens, mes amis, mes confrères, la grande famille algérienne que mon pays m'avait offert. Je me souviens que lorsque Sadek Aissat a publié son roman , « L'année des Chiens », j'ai eu l'impression de le comprendre bien mieux à travers son écriture que dans la vraie vie. J'ai compris à quel point la littérature était en fait la vraie vie, la parole vraie, une langue commune. Il y a eu durant ces années de nombreuses publications émanant d'Algériens exilés, notamment de journalistes. En ce sens on peut dire, à l'instar d'Elias Sanbar dans son dictionnaire amoureux de la Palestine, que l'exil a été une « chance » en terme de création littéraire. Ou du moins reconnaître à l'exil certaines « vertus » lorsqu'il est assumé et non pas vécu comme un effondrement. Il peut être une richesse inattendue. Ceci dit, en ce qui me concerne le terme d'exil ne convient pas tout à fait puisque je suis née en France. Mais cet exil consistait pour moi en un éloignement imposé par les circonstances et au sentiment de ne plus peser grand-chose face au bulldozer de l'histoire.

La poésie peut-elle encore se nourrir des drames de l’actualité de notre époque que plusieurs titres de votre recueil évoque : Gaza (ainsi que « Marée » dédié aux enfants de Gaza, « le Phénix »à Darwich), Jour d’horreur (à propos de ce qui est nommé officiellement en Algérie « drame national »), Tchétchène etc. Au-delà du témoignage, vos vers vibrent d’un incontestable engagement. Partagez-vous donc cette formule d’Eluard : toute poésie est de circonstance » ?

Keltoum Staali : L'histoire littéraire nous apprend que la poésie a évolué au cours des siècles .C'est un genre qui a connu des bouleversements importants . Pourtant les thèmes « sociaux » ou « politiques » sont présents à toutes les époques. De La Fontaine fustigeant la monarchie absolue à Victor Hugo dénonçant le travail des enfants, en passant par René Char et les « Feuillets d'Hypnos » écrits pendant la guerre, les poètes les plus prestigieux se sont toujours intéressés à leur société et en tous cas même lorsqu'il ne s'agit pas d'une poésie engagée, elle s'inscrit toujours dans un contexte social et politique. Comment ne pas se sentir concerné et interpellé par ces tragédies humaines? Vous citez Darwich dont c'est justement le drame que d'avoir été le poète de la Palestine à cause des circonstances alors qu'il aspirait à être un poète de l'universalité. Ce qu'il est d'ailleurs, incontestablement. La question serait plutôt: le poète est-il partie prenante de la cité ou bien traverse-t-il le monde en restant sourd et imperméable à ses tourments?

Ce serait réduire la portée et les nuances de votre écriture poétique à s’en tenir à cette seule veine. Ne peut-on pas saisir dans votre recueil, une inspiration ancrée dan le réel mais tempérée par des textes intimistes aux ouvertures panthéistes sur la nature ainsi qu’une réflexion sur l’écriture ?


Keltoum Staali : La question de l'écriture est celle d'un étonnement permanent face aux leviers qu'elle met en œuvre. Elle permet la mise au jour des ressources infinies du langage mais aussi le développement d'une sensibilité qui fait de soi un objet vivant à l'écoute du monde. Dans l'écriture poétique, je retrouve un souffle et une scansion qui me mettent dans un état d'équilibre avec les éléments cosmiques. Comme si je retrouvais ma juste place dans un monde où l'homme n'est finalement qu'un minuscule et humble personnage que la nature, dans sa puissance et sa beauté tient en respect. La poésie c'est aussi le dialogue possible avec des éléments à qui la langue peut donner une matérialité. Peut-être aussi que c'est un moyen de retrouver une langue première, primitive, enfouie dans nos mémoires et dont les traces subsisteraient dans la torsion d'un olivier millénaire ou la placidité d'un galet. C'est également un prolongement de la parole poétique de certains poètes comme Jamel Eddine Bencheikh, à qui je rends hommage, un peu dans la tradition du tombeau poétique, poète que je considère comme le Prince de la poésie arabe francophone.
J'aime l'idée que le dialogue avec l'univers est possible et que dans ma mémoire générique je retrouve des traces de cette langue mythique et universelle.

« Je dis je suis et le soleil m’échappe en arabe », ce vers n’articule-t-il pas une blessure liée aux racines, à la langue des origines ? Et partant n’est-il pas significatif d’une quête de « l’identité majeure » ?

Keltoum Staali : Oui, vous citez un vers qui exprime ce manque qui est au cœur de mon écriture. C'est d'ailleurs une des raisons principales pour lesquelles j'écris. Cela peut prêter à sourire mais écrire est une façon d'être algérienne. Ma façon à moi de l'être. Kateb Yacine disait qu'il écrivait en français pour dire aux français qu'il n'était pas français. Moi, j'écris de la poésie pour dire aux Algériens que je suis algérienne. Comme si cela n'allait pas de soi. Et la poésie m'offre cette possibilité incroyable d'inventer une langue, une langue autre, qui n'est ni le français ni l'arabe, une fusion des deux peut-être. Une langue étrangère qu'il faut apprivoiser avant de la posséder. Je crois que lorsqu’ on a perdu une langue, là aussi à cause des circonstances, on est un peu orphelin. Ma langue maternelle a dû laisser la place très vite au français, créant par là-même une béance irréversible. C'est comme ça que je ressens cela. Bien sûr je me débrouille en arabe et je le comprends presque sans mal. Mais ce n'est pas ma langue naturelle, pas la langue de mes rêves hélas, mes parents ont dû aussi y renoncer en partie par la force des choses et il y a eu beaucoup de déperdition. Sous la pression d'une société française qui continue à porter un regard colonial sur les Maghrébins, la langue du pays, le « patois » du village s'est fait tout petit, s'est étiolé, s'est caché. Or, la langue est un élément vivant qui a besoin d'être entretenu. Transplantée en milieu hostile, elle s'est desséchée. C'est l'histoire d'un rapport de force entre une langue porteuse d'une sensibilité , d'une personnalité, langue de mes ancêtres, qui fonde mon histoire, riche d'un passé mouvementé mais vivant, et d'une langue pleine de suffisance et de mépris, de raffinement aussi, qui se considère au-dessus de toutes les autres. Ce sont les miennes toutes les deux pourtant et je les revendique. La langue française n'a pas suffi à remplir les blancs laissés par la défaite de l'arabe parental. Pour moi, la rupture avec la langue maternelle est une perte infinie, car avec la langue c'est beaucoup de choses qui sont transmises. Quand Darwich parle de la terre qui se transmet comme la langue, je ressens cela de manière très forte, et le mot d'héritage d'ailleurs ( je crois que c'est celui que Darwich utilise en réalité) convient parfaitement. Je n'ai hérité que de quelques bribes d'une langue dont je ressens douloureusement les absences, les failles, comme lorsqu'on est floué dans un affaire d'héritage. En écrivant je reconstitue mon héritage.

Vous êtes née de parents algériens ayant traversé la Méditerranée en direction de la France. Après vos études universitaires vous avez fait le parcours inverse. Quelle lecture intime et sociologique faites-vous de ces destins ?

Keltoum Staali : Je fais partie d'une génération d'enfants d'émigrés élevés dans ce que l'on a appelé le « mythe du retour ». Je suis née juste avant l'indépendance et la question de l'identité a été centrale toute ma vie comme pour tous ceux qui ont vécu l'émigration. Je dois toujours me redéfinir et ceci en fonction d'une posture ou d'une autre. En disant « émigration » je me situe du point de vue algérien et en terme de mouvement. Sinon, je peux dire aussi « immigration » mais là je me placerais d'un autre point de vue, celui de la France et de l'immobilisme, de la fatalité. Je me définis à partir d'un départ, celui de mes parents, comme fondateur d'une histoire que je refuse de subir. Ma naissance en France, un accident de l'histoire, que personne n'avait prévu. Une rupture avec un ordre familial établi depuis des millénaires. C'est pourquoi, après mes études, j'ai décidé de « rentrer » au pays, c'est-à-dire au fond, de réparer l'outrage de l'histoire, d'accomplir à leur place, le rêve de mes parents, coincés eux aussi par les contingences. Une façon d'être libre, de faire un pied -de- nez à la fatalité et de décider de mon destin. C'est sans doute une décision fondamentale qui a donné une direction à ma vie et qui a un peu réparé les désordres infligés par l'histoire. C'est de cela aussi qu'il est question dans « Identité Majeure ». Non pas que le recueil soit autobiographique, mais il est une façon parmi d'autres d'explorer la complexité du monde, de construire un sens, de retrouver un ordre, de rétablir une lignée interrompue.

« Pas un jour sans une ligne », ce vers de vous est votre credo. Elue d’une municipalité de gauche vous assumez des charges civiques et êtes engagée dans la solidarité internationale. Comment combinez-vous ces taches avec « l’alchimie du verbe », de l’écriture ?

Keltoum Staali : C'était le crédo d'Emile Zola qui tâchait de s'astreindre à une rigueur et une régularité dans l'écriture, car tout de même, écrire c'est aussi travailler l'écriture, comme un matériau, surtout en poésie. Il est faux de penser qu'on décide de tout en écriture, que l'on sait où l'on va. Quand on la pratique un peu longuement, on découvre que c'est elle qui nous guide vers des zones où on n'a d'ailleurs pas forcément envie d'aller. C'est pourquoi c'est une épreuve fascinante car on ne sait jamais à l'avance ce qu'on va découvrir. Bien sûr, en ce qui me concerne c'est un vœu pieux et mes occupations professionnelles, politiques et sociales sont à la fois un frein à l'écriture et à la rigueur qu'elle commande, mais aussi un moteur. Pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire. Mais il est vrai que le plus souvent la multiplicité des tâches que je me donne provoque un sentiment de frustration, et sans doute dessert le travail de l'écriture mais je ne sais pas faire autrement.

En attendant de « changer le monde », vous dites « j’inscris une pierre de la philosophie du mieux » ? L’utopie n’est-elle plus de mise qu’en poésie ?

Keltoum Staali : La littérature en général est bien sûr le terrain de prédilection de l'utopie parce qu'elle offre une formidable liberté. Mais le texte que vous évoquez est plutôt l'expression à un moment donné d'un grand découragement. C'est dans le poème que parfois surgit une énergie nouvelle, née du découragement et de la colère et qui conduit à une forme d'action. Changer le monde c'est le dire autrement, le voir autrement, agir sur lui. Mais la poésie est aussi ce monde où se façonnent les utopies, où les rêves prennent corps, où émerge un univers qui prend sa place. C'est une façon d'être au monde qu'on choisit ou qui s'impose.
A quand un recueil de vos nouvelles ?
J'espère bientôt. J'ai quelque espoir de voir publier mes nouvelles par un éditeur algérien, ce qui serait pour moi une consécration. J'écris à cause de l'Algérie et grâce à elle . Comme une célébration qui ne s'arrête jamais. Au fond je rêve d'être lue en Algérie.

_____________________
Talisman, éd. Alba 2005
Identité majeure, Edition de l'Atlantique 2010


Entretien avec Keltoum STAALI,
réalisé par Abdelmadjid Kaouah , paru dans Algérie News
du 14 10 10

lundi 27 septembre 2010

TRIPTYQUE TIBOUCHI INFINIS PAYSAGES ET SIGNES




I
Scott Fitzgerald et Hamid Tibouchi convoqués dans l’espace d’une même errance ?
Il faut convenir que le rapport est plus qu’hasardeux, peut-être saugrenu.
Mais allez savoir comment certaines associations d’idées, de visages, de paysages ou de sensations s’imposent à vous ? Au demeurant, il y a toujours, quelque part, un subtil déclic à l’origine d’une dérive : Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald, une flânerie, repérée, répétée, répercutée, à travers les vers du poète Hamid Tibouchi, déjà passant passé, discret, à peine le souvenir d’une voix, d’un pas, en méditation dans les replis de ses paysages de peintre :
« finisse la nuit, que l’on dresse/ la forteresse des caresses »-
et voici de quoi construire une cohabitation de paysages et d’itinéraires dont le tableau à première vue paraît fantaisiste.




II

Mais l’enfant, en ses postures diverses, se fortifie quelque que soit l’horizon vers lequel son regard se porte...
Il est déjà aux saisons de la clameur


L’amitié ne serait-elle qu’un accident de l’enfance, de ses premiers émois dans l’espace à la fois enclos et découvert, balisé et illimité.
Le voici l’enfant le rêveur, le doux bambin ou l’espiègle gamin qui joue des tours à la faune des copains ;
Il peut être bruyant, importun, escalader les arbres chétifs, faire voler en éclats leurs branchages.
Il peut tracer sans craie le cercle et inscrire sa volonté et dicter la règle du jeu aux autres, aux copains, plus tard aux voisins, aux riverains, aux passants à une nation.
L’enfance d’un chef sans moustache, juste parce qu’il sait le premier quels fruits cueillir sans se faire attraper, distancer la bande et se réjouir après l’escapade de ses déboires.

Mais l’enfant peut être silence, distance, discrétion et regards patients passant de l’hirondelle au galet, de l’insecte, la petite fourmi au nid fragile au bout du noyer, l’enfant c’est peut-être une gaule agité dans un matin de besoins au faîte de l’olivier.
La consomption d’une huile de la lampe comptée comme des sous en vue d’une noce sans cesse ajournée, parce qu’il a trop neigé ou parce que l’été a été implacable.
Ou parce que la promise n’est pas encore nubile et qu’on se méfie des nouveaux colporteurs de parole qui proclament que la poésie des anciens est caduque et proposent un nouvel alphabet...
Mais l’enfant, en ses postures diverses, se fortifie quelque que soit l’horizon vers lequel son regard se porte...
Il est déjà aux saisons de la clameur
ou du geste, de l’accueil, discret mais fertile comme la graine inattendue dans ses floraisons épanouies.
La chrysalide poursuit son travail obscur, minutieux, obsédant, maniaque remettant sans cesse à l’endroit les cours d’eau de la passion.






III

Une grande leçon de silence, d’humilité déployée entre les lignes, les haies, les barbelés du quotidien.
Neige et mimosas en hommage à un jongleur des mots saisi par une sanglante éternité.
Nous lisons les poètes et frôlons les peintres.
Leurs paysages vont pourtant par deux.
Couples enlacés dans la lumière des sous-bois, des clairières, à l’orée de leur rayonnement intérieur.
Hamid Tibouchi, déjà passant passé, discret, à peine le souvenir d’une voix, d’un pas, en méditation dans les replis de ses paysages de peintre :
« finisse la nuit, que l’on dresse/ la forteresse des caresses »-

Inachevé Tryptique.
Le compagnon s’est longtemps posé la question sur ce qui se cache derrière les mots : le jongleur en a-t-il percé le secret.
Et de son extrême voyage ramènera-t-il un jour la réponse.
De retour des neuf étapes de la matrice.
Pour l’heure le Compagnon rassemble hors des toiles des chevalets des cimaises les pièces éparses de la fureur du taureau.
Cela ne ressemble en rien à une fable.
Seulement deux mains guidées par un obscur instinct qui vont avec sûreté légèreté droit au cœur du silence, et installent la royauté par signes minuscules.



Tryptique Inachevé.
La parole s’éclipse parfois comme un acteur saisi par l’amnésie.
Neige et mimosas en hommage à un jongleur des mots saisi par une sanglante éternité.
Nous lisons les poètes et frôlons les peintres.
Quand ils ne sont qu’un, nous appelons à la rescousse la musique.
Etale comme une mer d’enfance, à peine liquide, translucide et vibrante de paresse.
Les rayons du soleil ricochent sur sa chair, elle semble mugir comme une bête prise de désir.
Taïk Kouk, le rut épique qui embrasait la nature alors que les parents cachaient sous d’épais tissus de pudeur la marmaille impudente.
Le rawi le clairchantant est passé ce matin très tôt, a dit son isefra aux quatre vents.
Paix à la terre qui monte douloureusement vers le ciel et ses chemins qui saignent
Sur les baies des saisons.

L’eau était claire, l’amphore gracile et l’isefra énigmatique.

Comme un acteur saisi d’amnésie, le poème se dérobe sous les pas du danseur. Il a juste bu à la source du village.
L’eau était claire, l’amphore gracile et l’isefra énigmatique.
Le rawi est passé ce matin très tôt, a dit son énigme.
Qui la déchiffrera. L’Ancien est en terre.
Puis simplement a tracé sur le front du premier enfant réveillé le signe du Bien.
Et le Bienfaisant est parti l’aurore à peine sur ses genoux.


L’Enfant a rejoint les rouges-gorges dan la profondeur des taillis.
C’était là où il avait rendez-vous avec la Nuit du destin ; depuis, il la guette et elle nourrit son rêve de furtives apparitions. D’insectes, de bêtes, de bouts de ficelles, de mottes de terre ocre, de sables aveuglants, de sabres mystiques.
Ni poème ni peinture n’épuisent les noces folles.
Seule, la musique, en mer insondable, recueille quelques murmures des ébats du ciel et de la terre.

Tryptique Inachevé.
Inachevé Tryptique.

(Inédit dans Que pèse une vitre qu’on brise ?)

Emmanuel Hiriart: À SOLEIL OUVERT




Abdelmadjid Kaouah est né en 1954 à Ain Taya – la «Source aux Oiseaux» – près d’Alger. Tahar Djaout, qui l’avait retenu dans son anthologie Les mots migrateurs écrivait que « ses poèmes tendent vers la plénitude et […] laissent bien peu de choses hors de leur inventaire : il y circule de la révolte et des confidences d’amour, de la protestation et de l’espoir mais aussi tant de lumières douces qui font rêver, tant d’évocations d’arbres et de rochers, tant d’oiseaux annonciateurs de terres et de saisons heureuses… ».
Désormais les oiseaux – ceux de la Source natale ? –, qui gardent valeur d’espérance, ne peuvent plus cacher leur fragilité :

« Nous savons à présent
que les oiseaux sont mortels
qu’ils survivent de pitiés nocturnes
par les sentiers fragiles
dans les jungles de la morale ».

La danse macabre se mêle à la célébration de la vie

« Le savoir est une bouche en convulsion
et la mort a berné tout le monde
elle se tord les hanches et rit des hommes ».

À Toulouse, terre d’exil du poète la lumière s’assombrit. La figure du Minotaure, « totem psychopathe » ivre de violence, hante les poèmes et la rue du Taur. Dans la mémoire de l’exilé un jeu d’écho s’éveille entre les rives et les temps de la Méditerranée, entre la croisade des Albigeois et les égorgeurs de l’Algérie contemporaine.
Reste l’espoir, comme chez Hölderlin d’une lumière grecque originelle, Ulysse ou Orphée revenu de l’enfer découvrant

« la simple la terrible pureté
d’exister – réfractaire
à l’embouchure
des oracles et des cataclysmes »

sous l’ironie libératrice d’un ciel sans

« rien d’immortel
sinon l’absence
dans la dérision
des nuages ».

Restent les trésors gourmands des souvenirs d’enfance et des lectures remémorées. Reste la mer, et l’utopie de la mouette :

« Et la mer restera toujours aussi belle, et les mouettes rebelles aux vagues ».

La mouette est rebelle comme ce « peuple algérien » dont le poète évoque « la vigueur et l’espérance » : « au plus noir de la nuit, il a su tenir, résister, avec, à ses côtés, des écrivains pour rêver » ; mais l’oiseau du poème n’hésite pas à hanter aussi d’autres rivages, comme ceux de la Grèce et de la Suède dans L’Ode à Katarina Angélàki et Skärgärden . Partout lui reste l’amour fou pris dans la lumière douce amère du prisme verlainien :

« je découvre une nouvelle
porteuse de soleil
ni tout à fait pareille
ni tout à fait dissemblable
à l’aimée . »

EMMANUEL HIRIART


Emmanuel Hiriart Neuf poètes algériens : À SOLEIL OUVERT, Dessins de Tibouchi EDTINTER, ,2010

SERGE MARTIN: POESIE A PLUSIEURS VOIX

RENCONTRES AVEC TRENTE POETES D'AUJOURD'HUI

Sadek Aïssat in memoriam




Il dit un jour
je suis une étoile filante
Tu es l’oasis
n’importe si je me fracasse
j’aurai traversé ton ciel
Et je retomberai
sable au pied de tes palmiers


SadekAïssat

La Cité du précipice
( Ed.Anne Carrière 1988)

Nedim Gürsel :’’Désormais tous les tabous bougent en Turquie’’



Nedim Gürsel est aujourd’hui un des écrivains majeurs de la Turquie contemporaine. Yachar Kemal, l’un des géants de la littérature turque a écrit très tôt à son propos que « Nedim Gürsel est l’un des rares écrivains qui ont apporté du nouveau à notre littérature ».l y a une trentaine d’années, il avait fait le voyage en Algérie. Dans l’un de ses premiers recueils, « Les lapins du commandant » ( Seuil, 1985,), il avait donné une nouvelle « La Casbah ». Loin des clichés, ainsi que nous l’écrivions (en mars 1986), celle des « jours héroïques que Gürsel, à la faveur de lectures, de ses amitiés, de fugitives séquences cinématographique « revisite » sous un soleil accablant mais combien approche de l’atmosphère natale et qui avive ses blessures. Sympathie et admiration pour un combat qui ne s’oublie, que les ruelles de la casbah gorgées de lourdes senteurs des épices ra content au regard attentif ». Quand nous avions, à l’époque, initié dans un hebdomadaire (« Révolution Africaine ») une série de nouvelles, intitulée « Rendez-vous d’auteurs », Nedim Gürsel nous avait généreusement confiée une nouvelle qui avait inauguré la série Elle s’intitulait : Oiseaux aveugles traduit par Timour Muhidine. Ella été publiée par Fata Morgana, en 1997, illustrée par Utku Varlik, Plus d’une vingtaine d’années plus tard, l’opportunité nous été donnée de renouer le fil avec lui, notamment au dernier Salon du livre de Paris. Nedim Gürsel nous a accordé ce grand entretien et, guise de préambule, à notre question sur rapport à l’Algérie, il nous a précisé : « « En effet je suis retourné en Algérie presque trente ans après. Certes j’ai constaté un changement mais aussi une sorte de fermeture sur soi. Déjà les formalités pour obtenir un visa étaient longues. Lors de ma première visite j’étais allé à Constantine dont j’ai parlé dans mon recueil de nouvelles « Les Lapins du Comandant », j’avais visité Ghardaïa et bien sûr Alger. Cette fois j’ai été seulement à Oran, très belle ville mais abandonnée à elle même où j’ai constaté une islamisation. Oran reste toujours pour moi la ville où se déroule le fameux roman d’Albert Camus, « La Peste ».Nedim Gürsel est né dans le sud de l’Anatolie en 1951.Il fit ses études en tant qu’interne au lycée français d’Istanbul où il passe son baccalauréat en 1970. Par la suite, l se rend ensuite à Paris, pour étudier les lettres modernes à la Sorbonne, où il a soutenu en 1979 une thèse de littérature comparée sur Louis Aragon et Nazim Hikmet2. Il vit à Paris depuis que le coup d’Etat militaire l’a empêché de rentrer dans son pays. Il y enseigne la littérature turque à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et Istanbul. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, pour la plupart traduits en français et dans de nombreuses autres langues.
A.K.

Quelques œuvres de Nedim Gürsel :
La Première femme, roman, Seuil, 1986
Le Dernier tramway, nouvelles, Seuil, 1991
Un Long été à Istanbul, récit, Gallimard, 1991
Le Roman du conquérant, roman, Seuil, 1996
Un Turc en Amérique : Journal des deux rives, Publisud, 1997
Le Derviche et la ville, récit, Fata Morgana, 2000
Les Turbans de Venise, roman, Seuil, 2001
Mirages du sud, récits, l’Esprit des péninsules, 2001
Au pays des poissons captifs - Une enfance turque, Bleu autour, 2004
Retour dans les Balkans, récit, Tribord, 2004
De ville en ville. Ombres et traces, Seuil, 2007
Sept derviches, Seuil, 1010
Nâzim Hikmet, le chant des hommes, essai, Le Temps des Cerises, 2010


Exergues :

‘’Les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés’’
‘’La liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès ‘’
‘’La question d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui’’
‘’Je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane’’
‘’Le Soufisme une forme ouverte et tolérante de l’islam’’

A votre corps défendant, après avoir déjà connu les foudres de la censure du temps de la dictature militaire dans les années 80, vous avez été dernièrement trainé devant les tribunaux, sous prétexte d’avoir «dénigré les valeurs religieuses d'une partie de la population». Vous avez tenu à vous rendre personnellement devant le tribunal pour vous défendre en réaffirmant votre respect « envers les différentes confessions» de votre pays et en précisant «Il n'y a aucune phrase dans ce livre qui insulte l'islam. Les phrases de mon roman ont été détournées et manipulées par l'accusation». Ce mauvais procès _ dont vous avez été acquitté_ n’était-il pas à contre courant de l’évolution récente de la Turquie ?

Nedim Gürsel : Malheureusement c’était le cas.En principe dans une république laïque le délit de blasphème ne doit pas exister.J’ai été surpris, lors de mon procès, de constater que l’article 216 du code pénal turc prévoit une peine de prison allant de six mois à un an pour celui qui « dénigre les valeurs religieuses de la population », ce qui ne veut pas dire grande chose.Toute critique envers la religion peut être considérée comme telle alors que dans une démocratie porter un regard critique sur la religion doit être considéré comme normal.Sinon on retrouve les valeurs de la théocratie et non celles de la démocratie. Je dois dire que ce procès a dégradé l’image de la Turquie auprès des pays européens.Pour cette raison je suis et je reste un fervent partisan de l’adhésion de mon pays à L’Union européenne. Car sans cette perspective il y a toujours le risque d’une dérive autoritaire en Turquie qui a connu dans son histoire récente trois coups d’état militaire.

Au moment même, où, fait étonnant, le gouvernement d’inspiration islamique réhabilitait le grand poète Nazim Hikmet et son œuvre persona non grata dans son pays depuis tant de décennies, intervenait un harcèlement judiciaire contre vous. Faut-il penser que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés. Et, que par-delà votre cas, conclu à juste titre par un acquittement, n’est-ce pas la récurrente problématique de la liberté de création et d’imagination dans les pays d’Orient qui se pose ?
Nedim Gürsel : J’ai été acquitté au mois de juin dernier mais le parquet ayant fait appel, le dossier des « Filles d’Allah » se trouve désormais entre les mains de la Cour de Cassation qui tranchera.Vous avez raison de dire que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés, la liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès tout comme les droits de l’homme.Quelques jours avant l’ouverture de mon procès le premier ministre Erdogan avait déclaré, justement à propos de la réhabilitation de Nazim Hikmet que la Turquie n’était plus un pays qui poursuivait en justice ses écrivains.Pour cette raison je lui ai adressé une lettre ouverte et j’attends toujours sa réponse.

Votre roman, intitulé dans la traduction française « Les filles d’Allah », peut se lire comme un enchevêtrement de récits, ou plutôt comme un emboitement entre passé et présent, la grande histoire et à l’échelle de la famille, depuis la genèse et l’avènement de l’Islam jusqu’aux interrogations mémorielles et identitaires de la Turquie contemporaine. N’y a-t-il comme un clin d’œil à la construction narrative des Milles et une Nuits ?

Nedim Gürsel : Vous avez parfaitement résumé le roman et je vous en remercie.Certes, la structure narrative des « Filles d’Allah » est complexe, disons plutôt « baroque ».Le retour à l’enfance musulmane du narrateur évoque parfois le conte populaire mais aussi les légendes relatives à l’avènement de l’islam.Mais je ne pense pas qu’il y ait dans mon roman une allusion explicite au « Milles et une Nuits ».

Votre roman aux accents autobiographiques certains s’ouvre cependant sur une évocation de la période anté-islamique, et « les filles d’Allah » en question sont une évocation des divinités idolâtrées, « Uzza, Lat et Manat » aux temps de l’Arabie polythéiste. Comment lire cette immersion dans le passé lointain et cette théâtralisation d’objets de bois et de pierre dans le monde d’aujourd’hui où l’homme est lui-même réifié ?

Nedim Gürsel : J’ai voulu donné la parole aux déesses de la période dite de « Djahiliya » pour qu’elles nous donnent leur propre version de l’avènement de l’islam.Car Le Coran dit qu’elles sont des morceaux de pierre ou de bois et muettes. Cette « immersion dans le passé » comme vous dites s’explique par mon souci de raconter le contexte social et historique dans lequel est né le prophète de l’islam.Il est, comme vous avez pu le constater, au centre du récit. Mais il est question aussi d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui.
Algérie News : Comme dit précédemment, votre récit est nourri par une expérience personnelle. Dans la culture pieuse en terre d’islam et selon ses préceptes, l’orphelin comme les démunis doivent faire l’objet d’une solidarité et de la compassion. Le Prophète de l’Islam lui-même l’a été et dont vous retracez également la saga. L’orphelin serait-il la métaphore extrême de la relégation et du désespoir (à propos de Imr-ul Qaîs, vous écrivez « il fut désespéré, comme tous les orphelins »)?

Nedim Gürsel : L’enfant et le narrateur qui est son double, donc celui qui parle dans le récit est aussi un orphelin. D’où l’identification à Mohamed.Mais comment peut-on pénétrer le monde intérieur d’un prophète.On m’a reproché en Turquie d’avoir fait du prophète de l’islam, du messager d’Allah un personnage de roman.Je crois que cela mérite une discussion littéraire mais aussi, pourquoi pas, théologique.

Entre le Texte religieux et le récit d’imagination, la relation est délicate et le travail d’écriture se développe, pour ainsi dire, sur un chemin de crête qui peut exposer le romancier au procès en sorcellerie. Ce qui explique le recours à la multiplication des instances de narration pour ’obtenir cet ’équilibre dialectique qui caractérise votre roman ? Tant pour le respect de la foi de l’Autre et de la liberté de conscience et de création de l’écrivain que vous êtes ?

Nedim Gürsel : Sur ce plan je pense qu’il y a une ambigüité due à la narration qui se veut poétique.Par ailleurs je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane dont le personnage du grand père.Mais je m’accorde aussi la liberté de critiquer la religion.Sans l’existence de cette liberté on ne peut pas parler de démocratie. »Les Filles d’Allah » est un roman qui interroge la foi.

Vous restez en quelque sorte sur les mêmes rivages dans votre dernier récit « Sept derviches » anatoliens, mais en donnant à découvrir un islam méconnu. Cela ne suppose-t-il pas une indéniable érudition ? Et pensez-vous que le soufisme musulman peut être un être à la fois un rempart contre les intolérances et la dogmatique et un vecteur de dialogue plus serein entre l’Orient et l’Occident ?

Nedim Gürsel : Je ne suis pas un spécialiste du Soufisme mais je m’intéresse depuis longtemps à cette forme ouverte et tolérante de l’islam.En tant qu’écrivain je suis très sensible aussi à la poésie mystique. « Sept Derviches » est un récit de voyage où je parle des sept figures importantes du Soufisme anatolien ainsi que de leurs légendes. Le courant mystique créa une poésie extraordinaire comme celle de Kaygusuz Abdal par exemple que je trouve très originale et que je cite souvent.Mais ce poète est considéré comme hérétique par l’orthodoxie sunnite. Or le dialogue entre l’Orient et l’Occident est indispensable aujourd’hui et il dépend de la reconnaissance de l’autre.Yunus Emre dont je parle dans mon livre, grand poète soufi du 13ème siècle dit : « Faisons connaissance d’abord ! »

Vous abordez également une page d’histoire peu traitée dans la littérature arabe, ou du moins dans la fiction : l’insurrection des Arabes contre l’empire ottoman. Vous donnez à lire les thèses des deux camps dans leur arrogance comme dans leur doutes. Pour l’heure, sur cette séquence historique, « les songes et mensonges » de Lawrence d’Arabie ne continuent-ils à faire référence ?

Nedim Gürsel : Je ne pense pas que Lawrence d’Arabie soit une référence mais c’est un personnage romanesque.Dans les chapitres de mon roman relatifs à La Première Guerre Mondiale et à la défense de Médine par les Ottomans, le personnage principal est le grand-père qui ressemble comme deux gouttes d’eau à mon grand-père qui a fait cette guerre et qui a défendu la ville du prophète contre le peuple du prophète .Le roman souligne cette contradiction à travers le personnage du grand-père et non à travers Lawrence d’Arabie.

Justement, vous qui vivez entre deux rives, vous appartenez à un pays de vielle culture et qui réunit quelques surprenants paradoxes .La Turquie reste un Etat laïc, comme l’a voulu son fondateur, Mustapha-Kamel Atatürk, ayant un gouvernement d’inspiration islamique et un ambitieux programme d’intégration à l’Union européenne. Vous même plaidez pour cet horizon européen. Pour l’heure, c’est plus le passé ottoman de la Turquie qui attise les débats que son avenir. L’Europe exige de la Turquie une repentance en bonne et due forme vis à vis du « génocide arménien ».Qu’en pensez-vous ?

Nedim Gürsel : La reconnaissance du génocide, s’il y a eu génocide, est plutôt une question de mémoire historique, ce n’est pas un enjeu politique ni un critère pour l’adhésion à l’Union européenne.Je constate qu’il y a sur cette question un débat démocratique en Turquie et je m’en réjouis.Car il y a encore quelques années la question arménienne était un tabou.Désormais tous les tabous bougent en Turquie y compris celui du « génocide ».

On connaît seulement quelques figures de proue de la littérature turque contemporaine, tels, Nazim Hikmet, Yachar Kamel (longtemps pressenti pour le Nobel), Orhan Pamuk qui l’a obtenu et vous mêmes dont Y.Kamel a dit que vous étiez "l'un des rares écrivains turcs contemporains qui ont apporté du nouveau à notre littérature». Que pouvez-nous dire du paysage littéraire turcophone actuel ?
Nedim Gürsel : La littérature turque contemporaine est très riche et variée.On peut aussi parler d’une littérature féminine (et parfois féministe !) en pleine effervescence. Je regrette qu’elle ne soit pas connue à l’étranger comme elle le mérite.

Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
paru dans le quotidien Algérie News

ENTRETIEN AVEC RACHID BOUDJEDRA: écrire c'est survivre.





Rachid Boudjedra, vous avez signé une vingtaine de romains, traduits dans une quarantaine de langues, sans parler d’écrits divers sur la peinture, le cinéma ou autres écrits d’engagement. Quand vous publiez au lendemain de l’indépendance votre recueil « Pour ne plus rêver », aviez-vous l’idée, le projet, l’ambition d’une telle œuvre à venir ?


Rachid BOUDJEDRA : Non, pas du tout. J'avais un besoin vital d'écrire pour survivre. J'ai toujours écrit et toujours déchiré. Les poèmes de "Pour ne plus rêver" ont échappé à la destruction par hasard. Je ne voulais pas être un écrivain,je voulais écrire et quand j'ai publié"La Répudiation", l'ampleur du succès m'a dépassé. Je n'en reviens toujours pas, d'ailleurs.


Doit-on vraiment à la rébellion contre le Père, cette œuvre polyphonique ou faut-il nuancer cette approche ? D’autres circonstances moins personnelles ont-elles contribué à son élaboration ?

Rachid BOUDJEDRA : La rébellion contre le père était celle contre tous les pouvoirs, toutes les féodalités, dont celle du père; mais j'étais très fasciné par l'écriture elle même, la technique, la poétique. J'ai toujours été un dévorateur de la littérature des autres. Grâce à elle, j'étais dans la jubilation d'une façon permanente.

Vous dites souvent dans vos interventions qu’il ne faut pas mélanger l’art et l’idéologie. Or, l’histoire, ou du moins son questionnement est un matériau essentiel dans votre travail d’élaboration romanesque. N’y aurait-il pas une part de paradoxe ?

Rachid BOUDJEDRA : Bien sûr qu' il ne faut pas mélanger l'art et l'idéologie. Et la littérature algérienne a souffert de cette confusion des genres: nocive et détestable qui a généré une littérature de propagande de très mauvaise qualité.
Mais l'Histoire n'est pas de l'idéologie! Au contraire elle est un refus de la politique immédiate, de l'actualité brûlante. Elle est "contournement" et distanciation des faits bruts et trompeurs. J'ai toujours utilisé l'Histoire comme adossement fondamental de mes romans. Cela leur donne une ouverture, une amplitude et une charge émotionnelle irremplaçable.
Il n'y a donc pas de paradoxe. Il y a complémentarité.

Votre dernier roman, « Les Figuiers de Barbarie » est une « revisitation » lancinante du passé historique et individuel des Algériens. Toute révolution est-elle vouée à dévorer ses enfants?

Rachid BOUDJEDRA : Oui! Mais pas seulement "Les Figuiers de Barbarie". Tous mes romans sont des" revisitations" lancinantes du passé et du présent de mon pays dont on ne dit pas assez l'histoire cruelle et catastrophique. Moi je la ressasse parce que j'ai mal à L'Algérie que j'aime passionnément parce qu'elle a trop souffert. Et c'est un fait que toute révolution est vouée à dévorer ses enfants parce qu'elle est faite par des hommes, tout simplement. Et aussi parce que toute révolution qui a réussi doit être dépassée par une autre. C'est la dialectique de l'histoire! Et une telle vérité est fascinante pour un écrivain et un terreau inépuisable pour mettre en branle la condition humaine si pathétique...

Peut-on dire alors que « Les Figuiers de Barbarie » est le roman du désenchantement final, de la trahison et de l’imposture ? Ou faut-il le lire plutôt comme une réplique critique à la mythologie guerrière dans laquelle la guerre de libération nationale a été engoncée?

Rachid BOUDJEDRA : "Les Figuiers de Barbarie" est vraiment le roman de la désillusion, de l'imposture et de la trahison; et c'est aussi une remise en cause du mythe de la révolution de la guerre de libération, non seulement en Algérie mais dans le monde entier. Car toute action politique est toujours déviée de da véritable vocation première. L'Histoire est là pour nous le prouver tous les jours. C'est un constat universel. C'est pourquoi les luttes sont toujours à faire et refaire.

Vous attachez aux petits détails de la vie une grande importance . Est-ce là que se nichent en fait les grandes leçons de l’histoire et partant la vérité romanesque ?


Rachid BOUDJEDRA : Oui,c'est vrai. J'ai toujours dit et répété que l'Histoire ( et donc la littérature) est une accumulation de futilités, de petits faits de la vie ordinaire et de lamentables mesquineries humaines. Les "grandes " leçons de la vie et de l'Histoire découlent de ce principe là qui est simple et évident. Et le roman y puise sa substance. Il se nourrit du perpétuel ratage humain; hélas!

Vous n'hésitez pas à dire que l’on écrit le même livre. Dans « Les Figuiers de Barbarie », vous revenez sur des thèmes que vous avez déjà traité dans des romans précédents (par exemple « Fascination », « Le vainqueur de coupe »). Vous changez d’angle et d'embrayage dénote-t-il votre affinité avec le « Nouveau roman » ? Où faut-il remonter encore plus loin, vers une tradition des « Mille et une nuits » ?

Rachid BOUDJEDRA : J'ai toujours répété dans cesse cette idée. On n'écrit toujours le même roman avec des angles différents, des changements latéraux foudroyants, etc. C'est comme au football. Et cette technique, je l'ai apprise dès mon enfance dans "Les 1001 Nuits" puis ,beaucoup plus tard, dans le Nouveau Roman qui s'est inspiré lui-même du Livre de Schahrazad. Depuis Flaubert, Proust et tant d'autres. En plus écrire toujours le même roman, cela nécessite une vision du monde sincère, un fantasme central essentiel et des capacités techniques de haut niveau, sans lesquels il n'y a pas littérature. En un mot il faut "une souffrance".

Vous avez été parmi les premiers à vous attaquer dans la littérature arabe et d’expression française à cette fameuse trinité des tabous relatifs à la sexualité, la politique et la religion. Vous avez dû faire face souvent l'incompréhension de votre monde d'origine et à une tenace adversité des bien-pensants et des pouvoirs. Pensez-vous pas que la réception de votre œuvre-amplement suivie par la critique universitaire- a atteint aujourd'hui un large public?

Rachid BOUDJEDRA : Oui, je le crois. J'ai été le premier et je continue à l'être parce que le fameux triangle taboutique continue à inhiber les écrivains arabes. Parceque , dans nos pays, l'artiste continue à subir la pression de la tradition et de l'archaïsme. Il s'autocensure d'une façon féroce et cela l'empêche de créer. Il est entravé. Moi j'ai toujours subi l'interdit mais je n'en ai jamais tenu compte parce que écrire c'est survivre.
Non je n'ai pas vraiment un large public. Je suis lu par une élite exigeante qui est constamment à la recherche de la qualité. Et cette élite se trouve effectivement dans les universités où mon œuvre est très étudiée, à mon grand étonnement.

Sauf erreur, dans la création littéraire dans le monde arabe , l'approche romanesque psychanalytique reste rare. Vos livres interrogent de façon constante le refoulé en même temps qu'ils articulent une approche dialectique . Comment Boudjedra assure-t-il son compagnonnage intellectuel avec Freud et Marx?

Rachid BOUDJEDRA : Cette absence de la psychanalyse est une lacune dans la sphère Arabo-musulmane où le refoulé est encore très fort et avec ça on ne peut pas créer. Il en va de même pour la dialectique dont la fonction aide à installer l'oeuvre artistique et à la structurer d'une façon rigoureuse et implacable. Ma formation philosophique et mathématique m'a certainement beaucoup aidé dans l'écriture de mes romans dont la complexité ne fait que refléter celle de la vie elle-même.

Vous vous méfiez en même temps des discours idéologiques. Et vous puisez volontiers dans votre propre parcours la matière de vos livres. Les personnages de votre dernier roman son tirés de votre propre expérience. La progression du récit obéit à la fameuse règle des trois unités, temps, lieu et action. Des pages d’une grande poésie ponctuent aussi le roman. Ne peut-on pas conclure de tout cela que Rachid Boudjedra au final , tout en se démarquant du roman traditionnel, est du côté du classicisme contemporain ?


Rachid BOUDJEDRA : Parce que j'adhère totalement à l'idéologie marxiste depuis l'âge de 17 ans, j'ai toujours eu peur de confondre art et idéologie. Ce qui est souvent la règle chez les écrivains du tiers-monde qui perdent,souvent de vue, la subjectivité et le forage de la mémoire. le roman devient alors un tract , une leçon et il rate sa vocation.
Si vous pensez que je suis un " classique contemporain", je vous en laisse la responsabilité car je ne sais pas vraiment ce que je suis.

Comment travaille Boudjedra ses romans? A-t-il des secrets de fabrication? des marottes personnelles? Enfin comment vit-il au quotidien et comme créateur dans un pays où écrivain n'est pas un métier?

Rachid BOUDJEDRA : Non je n'ai ni secrets ni talismans. Je porte longtemps mes projets dans ma tête (Plusieurs années!) puis quand ils sont mûrs, je me mets à écrire très vite(Entre une et trois semaines) dans une tension extrême et un isolement total. C'est, peut-être, pourquoi je peux vivre de mon métier d'écrivain et de scénariste.Dans la vie quotidienne, je suis quelqu'un d'ordinaire, un citoyen comme les autres.

Vous n’hésitez pas dans vos entretiens publics à dire vers quels écrivains porte votre admiration. Non sans dire également vos réserves vis à vis d’autres. En particulier des auteurs algériens dont vous dites qu’ils pratiquent une
« littérature de loisirs » ou de « vision pour ceux de l’autre côté ».N’est-ce pas une appréciation par trop sévère ?


Rachid BOUDJEDRA : J'ai toujours dit et redit mon admirations pour les maîtres qui m'ont influencé; ce qui n'est pas le cas des autres écrivains algériens et j'ai toujours donné mon POINT DE VUE, min simple point de vue les autres écrivains algériens quand les journalistes me le demandent. En ce qui concerne les écrivains qui vivent à l'étranger, je les critique quand ils dénigrent politiquement l'Algérie dans les medias étrangers, pour avoir"l'absolution" de l'autre et profiter de ses prébendes. J'en veux à cette catégorie d'intellectuels(très minoritaires!) parce qu'elle a la haine et le mépris de soi. Il ne s'agit donc pas de "sévérité" mais du droit d'affirmer sincèrement ce que je crois.
Une dernière question: On sait que le doute est le sel de la littérature. Ecrire apporte-il l’apaisement à Rachid Boudjedra?

Rachid BOUDJEDRA : Oui le "Doute" est un élément fondamental dans la littérature qui ne m'apporte aucun apaisement. Au contraire, elle ne fait qu'aiguiser ce doute qui me ronge et me fait souffrir.


Entretien réalisé par Abdelmadjid,
paru dans le quotdien Algérie News

dimanche 26 septembre 2010

L’impensé dont Arkoun est le nom



La disparition de Mohammed Arkoun a mis en lumière l’importance et l’originalité de son travail de recherche et de critique islamologique. L’éminent penseur d’un Islam humaniste, formule qu’il préférait à celle d’« Islam des Lumières », en vogue dans les médias français, qualifiait sa démarche comme une « islamologie appliquée » située entre l'anthropologie appliquée de Roger Bastide et le rationalisme appliqué de Gaston Bachelard .Nous n’aurons pas ici dans ces colonnes la prétention de faire le tour de son œuvre à la fois abondante et profonde. Sa mort, tout en soulignant son apport à une lecture dialectique de l’Islam au regard de l’histoire, a été ,semble-t-il, le déclic d’une vaste prise de parole (articles de presse, communications, hommages, conférences etc.) sur les enjeux et les défis qui interpellent le musulman dans un univers à la fois post-industriel ; mais où ce dernier reste confronté à de larges pans du féodalisme. Si ce n’est sur le plan économique et sociale ( il suffit de voir le sort des populations musulmanes au Bengladesh, en l’Afghanistan en guerre perpétuelle contre des « envahisseurs » et contre lui-même, voire au Pakistan, le pays rêvé de la fraternité musulmane par le grand poète Mohamed Iqbal, aujourd’hui plutôt proche du cauchemar national …), il suffit de faire un rapide inventaire des rigidités intellectuelles et idéologiques, des pratiques désuètes et intolérables qui sévissent dans des pays qui croulent sous la consommation octroyée par la manne pétrolière mais régis culturellement par un rigorisme étouffant où le cinéma n’a pas droit de cité, où la femme est interdite de conduire un véhicule etc, voire d’être lapidée, répudiée, n’héritant qu’à moitié… Or, il est dit dans la Révélation coranique que les Arabes sont « ahsène oumma oukhrijate li nas »…Dans le monde arabe comme le fait remarquer Yassin Temlali dans on texte : « Arkoun, Abou Zeid et El Jabéri : incompris en Occident comme dans leurs propres pays » ( El-Watan, 17 septembre 2010) : « En l’espace de quatre mois trois grands penseurs nous ont quittés. S’ils ont formé quelques dignes disciples, ils n’ont réussi ni à « refonder la pensée musulmane » ni à endiguer la vague d’intolérance qui déferle sur leurs pays » qui conclut, « Ces penseurs ont eu moins de chance que leurs ancêtres de l’âge d’or islamique, les moutazilites ». Verdict amer qui reflète l’état dans lequel se débat le monde arabo-musulman sommé de retourner à des sources pour le moins troubles, sinon polluées par la passion idéologique et politique. On sait, singulièrement, en Algérie de quel prix se paie de telles régressions qui n’ont fécondé que l’horreur. Mais revenons à la modeste visée de cette chronique. La disparition de Mohammed Arkoun a eu, pour ainsi dire, de donner droit de parole à une pensée riche, variée, contradictoire, éclairante sur les enjeux de société dans le monde arabo-musulman. D’habitude, (et le Ramadhan, mois sacré par excellence, qui vient de s’achever en est le point d’orgue) fleurissent dans les colonnes des journaux et sur le petit écran une kyrielle de « causeries religieuses ». Un rituel où, il faut l’avouer, brille surtout l’esprit de conformité et de redondance. Guère de place aux interrogations vivifiantes, à des réparties hardies sur les choses de la religion. C’est ainsi depuis si longtemps que les causeurs et les conférenciers semblent interchangeables. Si à la mosquée, la doxa est de rigueur, on se serait attendu dans les médias à plus d’d’originalité. Mais il y quand même l’exception qui confirme la règle. Ne citons personne pour ne heurter personne. Restons dans la convenance ambiante. Or, la mort de Mohammed Arkoun a en quelque sorte chamboulé le paysage médiatique. Avant même qu’il soit mis en terre - qui a donné lieu à moult commentaires et controverses sur « l’ingratitude étatique », le lecteur intéressé a eu droit à des contributions d’une grande qualité qui montrent que pour peu que l’on force l’habitude (ici dans la triste circonstance du décès de M.Arkoun) au pays de Ben Badis (ce dernier n’écrivit-il pas « wa ahzouz noufous el djamidina , robama hayia el khacheb que nous traduirons ainsi : « Secoue les âmes gelées, il se peut que le bois se réveille »), les esprits éclairés ne manquent dans les profondeurs –et les marges- de notre société. Gratitude de la société.
Et le meilleur hommage , à notre humble avis, durable et fertile, serait de faire connaître ( par une publication et une traduction à l’ arabe à demeure ) le monument de travail « Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-âge à nos jours » sous la direction scientifique de Mohammed Arkoun , préfacé par l’historien Jacques Le Goff , édition Albin Michel, 2006.Plus de soixante-dix spécialistes, historiens et grands témoins retracent sous sa direction scientifique 13 siècles d’histoire, au plan politique, social et culturel. Une histoire tumultueuse et captivante portée par des éclairages actualisés et décapants, notamment de la bataille de Poitiers aux croisades, en passant les penseurs du Moyen âge, l’orientalisme, la colonisation, la guerre d’Algérie jusqu’aux débats et enjeux actuels sur l’immigration. Henry Laurens, professeur au Collège de France et historien du monde arabe moderne a qualifie l’ouvrage de « divine surprise. Nous y reviendrons.
Dans la foulée, pourquoi ne pas réunir dans un ouvrage l’ensemble des textes publiés à la suite de la disparition de Mohammed Arkoun ? Dans les universités de par le monde, il existe une sympathique tradition, qui consiste à rendre hommage à un professeur, à l’occasion de son anniversaire ou partant en retraite, par la publication d’un livre intitulé « Mélanges ». A défaut de voir si tôt l’université algérienne l’entreprendre, un éditeur intrépide pourrait relever le défi. Nous nous permettons de penser à Barzakh qui vient d’être, à juste titre, honoré par un prix international pour son travail, et qui a déjà publié un ouvrage de M.Arkoun… Et nous terminerons notre chronique par sa parole sur « l’effervescente polarisation idéologique : « Des prétextes insignifiants en eux-mêmes sont instrumentalisés pour enflammer les passions, multiplier les anathèmes, accroître le bruit médiatique, consacrer le triomphe de la pensée jetable ; le tout alimentant un dangereux désordre sémantique, et l’effritement de la conscience civique. Entre les deux protagonistes-Islam/Occident-, on oppose avec une égale arrogance, sur la base d’ignorances et de préjugé, des croyances-vérités garanties par la Parole de Dieu aux certitudes scientistes, laïcistes et culturalistes se réclamant de la modernité de bazar. Les uns brandissent le respect de la liberté religieuse sans reconnaître que la foi et les croyances par eux invoquées sont soustraites à toute investigation critique depuis le XIIe siècle, pour des raisons internes à la gestion du fait islamique dans l’histoire ; les autres continuent de proclamer les « valeurs émancipatrices » d’une modernité dont les démissions intellectuelles, les dérives mytho-idéologiques notamment depuis les débuts de la colonisation, sont tout autant maintenues dans l’impensé, rendant impossibles les nécessaires débats clarificateurs sur les problèmes noués depuis le Moyen-âge »… On a parlé d’Arkoun comme le « second Ibn Khaldoun ». La comparaison est d’envergure et sans doute mérité (quoique une nuance s’impose. Arkoun n’était guère en odeur de sainteté dans les cours). Espérons seulement que son œuvre, à l’instar du « père de la sociologie », ne prendra pas autant de temps pour être mieux connue, étudiée et prolongée, dans le monde arabe et en premier lieu dans terre d’origine.
A.K.