jeudi 25 février 2010

Portrait du poète entre deux guerres 2






Le deuxième volet du Spécial –Sénac de la revue Algérie Action Littérature est à la fois témoignages et méditations plurielles sur l’homme et l’œuvre .
La force de Sénac : est qu'en même temps qu’il est unique,il se présente ouvert à tous les compagnonnages et les lectures. D’abord , dans la vie réelle.
Le «jeune Sénac » (il est mort à 47 ans !) dont une image furtive nous est donnée par Colette Auzas, née Oran, généticienne et experte dans diverses disciplines scientifiques. Au lendemain de la guerre d’Espagne : dans la cour du lycée Lamoricière,un adolescent pose au poète et déclame une « gréco-tragédie », tout en sautant d’un banc à l’autre. La « bien veille dame » qui écrit ces lignes y voit déjà une « Algérie hybride ». Est-ce la généticienne qui parle ou une mémoire d’espérance ? Derrière le « lutin », elle devinait la question qui le taraudait :
« Suis-je bien des vôtres » ? Jean-Pierre Bénisti, médecin, fils du peintre d’Algérie Louis Bénisti, nous offre un ample témoignage sur différents moments de la vie du poète, ami de son père de longue date. Ample et précieux témoignage qui commence à l’enfance bruissant autour de la table familiale de noms de peintres et d’écrivains dont l’un, aperçu par Jean-Pierre Bénisti à 4 ans était un futur Prix Nobel, Albert Camus, lors de « l’exposition de 1947 de l’Afrique Française ». Rencontre « assez brève" , en fait,mais importante pour les parents : le père avait fait partie de l’aventure du Théâtre de l’Equipe" et la mère avait pris des leçons particulières de philosophie avec Camus.Souvenirs épars, repères aujourd’hui mythiques : exposition de Sauveur Galliéro « dans un garage d’une rue perpendiculaire à la rue Burdeau » (présentement Ahmed Boualem Khelfi, où au 28 , se trouvent le siège et la librairie de Djazaïr News !) ; la parution du premier numéro de la revue Terrasses » où figurent « Retour à Tipasa » et des textes « d’auteurs dont le nom était de consonance arabe », tels Mohammed Dib et Mouloud Feraoun… Le jeune Bénisti en fut étonné , notant :
« c’était la découverte de ma première altérité » ; rencontre avec le futur auteur de L’Incendie devant « la boutique de Monsieur Riesel, bijoutier communiste et ami des artistes dont le fils deviendra plus tard adjoint de Cohen-Bendit et José Bové »… Et enfin, celle de Sénac lors d’un vernissage en 1953 au Nombre d’or organisée par ce dernier où figuraient Baya et Benaboura aux côtés de Galliéro, de Maisonseul, Nallard, Maria Manton. «Nous semblions heureux dans ce pays qui nous avait vu naître ». Mais "entre nous" , communauté un tant soit peu ouverte sur « les francophones », de «rares amis algériens », surtout des intellectuels et des peintres où se signalait le futur islamologue Mohamed Arkoun…
Sénac, lui, exilé en France,sans attendre, s’était engagé dans le soutien du FLN au lendemain du 1er Novembre. Albert Camus,à l’initiative de Louis Miquel, de Maisonseul et Simounet, aidés par les amis du théâtre arabe » fut convié à prononcer le 22 janvier 1956 une conférence pour une « Trêve civile ». Plus tard de Maisonseul fut incarcéré quinze jours à la prison de Barberousse... Le jeune Bénisti qui prépare son bac, lit dans L’Express du printemps 1961 un article de Sénac sur le poète Blas de Otero.
L’OAS sévit atrocement... Bénisti rejoint la métropole pour achever ses études,
« l’atmosphère à Alger était tellement irrespirable ».C’est l’occasion de retrouvailles avec Sénac lors d’un récital de « la poésie algérienne de combat » à la Sorbonne, initié par ce dernier.
1er Novembre e 1962, retour de Sénac à Alger. Une nouvelle page de sa vie ardente s’ouvre. Ne déflorons pas davantage ce témoignage émouvant et lucide.Juste un épisode de l’Algérie indépendante :en mai 1963, au lendemain de la mort de Mohamed Khémisti, jeune ministre des affaires étrangères à l’époque. Bénitsi rapporte les propos de Sénac tenus lors d’un déjeuner amical disant qu’il avait bien connu Khémisti, précisant qu’il avait fait partie des étudiants-parmi lesquels, Ahmed Taleb Ibrahimi et Layachi Yaker- qu’il avait présentés à Camus. Ce dernier aurait été impressionné par la maturité politique des Algériens, "mais ils n’avaient pas réussi à se mettre d’accord avec lui ». Ou est-ce l’inverse ?
Amertume de Sénac à la fois de n’avoir pas eu le temps de se réconcilier avec Camus (disparu en 1960) et reproche durable sur "l‘incident de Stockholm », « pour lui, il n’y avait pas à défendre sa mère avant la justice, mais faire en sorte que sa mère soit du côté de la justice ». Jean-Pierre Bénisti, qui trouve que cela est une « vision théorique » nous apprend que Sénac projetait d’écrire un livre sur Camus. Projet resté dans les limbes « comme tant de ses symphonies inachevées.

Au galop, hélas, signalons les autres contributions dont l’importance n’est pas des moindres (que lecteur découvrira dans leur intégralité) : « Le mortier de braise ou quelques gloses sur « La patrie » de Jean Sénac (mars 1954-Juillet 1956) de Guy Meyra, professeur honoraire des Lettres modernes. Ce girondin ami a habité les hauteurs de Médéa au début des années soixante-dix ; ( et avec lequel, j’ai personnellement, initié des publications au stencil sur Jean Sénac et Bachir Hadj Ali, et autres poètes "pestifirés" dont les noms et les œuvres étaient à peine cités…
Aujourd’hui Guy Meyra, né à Fontet, s’intéresse à la rédaction de monographies de sa région. Dès août 1972, il avait publié des articles remarquables sur la littérature maghrébine, notamment dans Les Nouvelles Littéraires.
Autre étude à consulter avec intérêt : « L’ardent mal de contact : Les paroles avec Walt Whitman de Jean Sénac » par Katia Sainson, professeur de littérature française à Towson University, aux Etats-Unis, traductrice de la première anthologie en langue anglaise des poèmes de J.Sénac (à paraître chez Sheep Meadow Press, au printemps 2010...).
Il fallait bien un poète pour évoquer « Jean Sénac, le réfractaire ».
L’exercice a été réalisé avec dextérité et profondeur par un grand poète contemporain, Bernard Mazo, membre de l’Académie Mallarmé et secrétaire général du Prix Apollinaire qui dirige le mensuel « Aujourd’hui poème ».

Heureuse conjonction, Hamid Tibouchi avec le peintre Mohamed Aksouh - l’un des pères fondateurs de la peinture algérienne moderne- ont donné figures, couleurs et mouvements, autant de correspondances et suggestions picturales et graphiques, au Spécial Sénac.
L'élégante maison d’édition Voix d’encre nous a fait parvenir le dernier recueil de Bernard Mazo La cendre des jours.
Hamid Tibouchi, poète lui-même, en tant que peintre accompagne au large ce recueil. Ce sera l’occasion de découvrir une poésie d’aujourd’hui ancrée dans l’exigence et la transparence. Dans un patient exorcisme au corps à corps avec le désespoir contemporain- assumé comme un « frère ennemi ». Nous y reviendrons. Promis juré.
Sans oublier d’autres qui nous ont parvenir des recueils, tel Les Amulettes (éditions encre et lumière)de Josyane De Jesus-Bergey, dans la maturité de son expression poétique, accompagnée par des peintures de Hamid Tibouchi ;ou le premier recueil, Ayesha (éditions Dalimen) de Téric Boucebci qui arrive d’Alger, porté par une foi chevillée au corps dans les pouvoirs de la poésie.

Toute modestie signalée, cette chronique risque de connaître le même sort que les symphonies sénaciennes... Mais qui sait ? Après tout, comme disait Anatole France (qui fait partie du patrimoine algérien, depuis son arabisation, lors d’une fameuse campagne d’intérêt national), en art comme en amour, l’instinct suffit.

A.K.



Chroniques parues dans Algérie News Week, février 2010, Alger.

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