dimanche 17 octobre 2010

Keltoum STAALI: Pas un jour sans une ligne




Keltoum Staali reconnaît volontiers que le journalisme a été sa première école d'écriture qu’il lui a surtout donné l'occasion de vivre ‘’une formidable aventure humaine et professionnelle ‘’. Avec elle se vérifie d’une certaine manière la formule d’Ernest Hemingay : « le journalisme conduit à tout à condition d’e sortir ». Pas totalement, car elle a toujours un pied dans la presse, plutôt dans le cyber-journalisme. Sur laToile, elle continue à produire articles, reportages et entretiens. Autant de bouteilles à la mer de sa passion première. Ayant eu l’occasion de la côtoyer dans les espaces culturels et de société d’un hebdomadaire, de lire sa production, je pressentais confusément que c’était une plume douée pour la chose littéraire (d’autant plus que parmi les premiers, elle avait consacré un travail de recherche au romancier Rachid Mimouni). Mais en ces temps, d’autres urgences d’écriture mobilisaient Keltoum Staali. Ici, ouvrons une parenthèse pour noter que maintes plumes de talent au lieu de s’adonner à l’écriture de création ont accepté de sacrifier à « la littérature de l’éphémère ». On l’aura compris, il s’agit de l’appellation savante du journalisme. Aussitôt écrit un article est déjà périmé. Du moins à l’aune de la course à l’actualité.
Keltoum Staali, n’en garde ni regret ni amertume. D’autant plus comme elle le dit, à juste titre, « pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire ».Et, ajouterons-nous : aimer. Keltoum Staali a trouvé dans ces multiples quêtes l’aliment d’une écriture poétique, exigeante, introspective et en même temps ouverte. Et traversée d’une sorte de scansion panthéiste de la nature et d’élan chaleureux vers la solidarité humaine. Mais, ne croyez pas que sa poésie soit un bréviaire de l’engagement. Si elle chemine sur les crêtes périlleuses de l’engagement social, elle n’énonce pas en vers un programme politique. Adepte de dialectique, elle fait pourtant sienne la respiration cosmique du monde. Entre deux rives , deux écritures, elle fonde un parole neuve dont l’innocence n’a rien de puéril. La seule naïveté qu’on ne pourrait lui reprocher et qui force l’admiration en ces temps de déni et de reniements ambiants, c’est cette « ardeur algérienne » qui la fait mouvoir au-delà des miroirs des vanités confortables et de l’auto-flagellation érigé en segment de marché éditorial. Majeure, est son identité intime, poétique, son verbe sous le double signe solaire d’un Jamal Eddine Bencheikh et d’un René Char.
Langue première qu’elle traque dans les torsades de l’olivier et l’impavidité d’un galet.
A.K.






Après « Talisman »*, vous venez de publier un nouveau recueil dont le titre, « Identité majeure »** se décline comme un coup d’œil à une actualité récurrente. Est-ce dans cette direction qu’il faut le décoder ou n’est –ce qu’un effet d’optique ?

Keltoum Staali : Ce recueil est le fruit d'un travail sur plusieurs années et on ne peut donc le raccrocher à une actualité au sens journalistique du terme. Cependant, il est vrai que certains de mes textes évoquent des événements et notamment des tragédies toujours d'actualité comme la guerre en Tchétchénie ou en Palestine. C'est sans doute que ces conflits et leur violence résonnent en moi avec une intensité particulière car ils me rappellent bien entendu les tragédies que l'Algérie a elle-même subies. Mon écriture est traversée, aussi, mais pas seulement, par une interrogation sur l'humain, par des réalités concrètes qui se heurtent parfois à la raison. Quand l'humain touche au barbare, à l'injuste, il ne reste guère pour moi, que l'écriture poétique pour tenter de dire l'indicible. Mais ce n'est qu'un versant du recueil. L'ensemble est à lire comme une quête un peu mystique de l'être, la recherche d'une écriture nouvelle, la construction identitaire toujours mouvante et toujours remise en question. Une tentative pour approcher le mystère du monde, pour dialoguer avec les lecteurs. Mes textes ne m'appartiennent pas. J'aime l'idée que des lecteurs puissent s'en emparer et y trouver un sens qui m'échappe. Lire c'est aussi construire du sens, reconstruire un texte, une interprétation.


Ce n’est pas trahir un secret que de rappeler que vous avez pratiqué de nombreuses années le journalisme qualifie de « littérature de l’éphémère ». Le passage à la poésie, aux nouvelles a-t-il découlé de cette pratique ou est-ce fortuit ?

Keltoum Staali : Non seulement ce n'est pas un secret mais en plus je dois dire que mon passage dans la presse écrite à la fin des années 80, ( « Révolution Africaine » et « Alger Républicain ») est une des pages de ma vie dont je suis plutôt fière. Je considère cela comme un privilège car c'était une époque très riche et bouillonnante en terme d'espoir, de convictions. Une sorte d'âge d'or de la presse. Ce fut une chance pour moi qui découvrais une Algérie plurielle, contrastée, généreuse. Le journalisme a été ma première école d'écriture mais il a été surtout l'occasion de vivre une formidable aventure humaine et professionnelle. Pendant toutes ces années, j'ai eu la chance d'exercer ce métier en côtoyant la fine fleur de ce pays, ces immenses journalistes qui ont donné ses lettres de noblesse à une presse écrite en pleine mutation. Je pense notamment à Mouny Berrah et Bachir Rezzoug bien sûr, mais à d'autres aussi, nombreux ,qui ont marqué l'histoire du journalisme par leur exigence et leur engagement. Le passage à l'écriture poétique et littéraire est venu plus tard, et je crois que l'élément déclencheur a été la fracture terrible occasionnée par les années du terrorisme. Dans le chaos qui a suivi, je me suis retrouvée à l'instar de nombreux algériens, éloignée pour longtemps de ce pays qui sombrait. L'écriture s'est alors imposée comme une dernière attache avec l'Algérie, le seul moyen de rester en elle . Ou de la garder en moi. Une sorte de continuité , une nécessité pour rester en phase avec une Algérie en perdition. L'écriture devenait le seul lien , la seule parole possible.
Ecrire, à partir de la France, c'était maintenir le dialogue avec les miens, mes amis, mes confrères, la grande famille algérienne que mon pays m'avait offert. Je me souviens que lorsque Sadek Aissat a publié son roman , « L'année des Chiens », j'ai eu l'impression de le comprendre bien mieux à travers son écriture que dans la vraie vie. J'ai compris à quel point la littérature était en fait la vraie vie, la parole vraie, une langue commune. Il y a eu durant ces années de nombreuses publications émanant d'Algériens exilés, notamment de journalistes. En ce sens on peut dire, à l'instar d'Elias Sanbar dans son dictionnaire amoureux de la Palestine, que l'exil a été une « chance » en terme de création littéraire. Ou du moins reconnaître à l'exil certaines « vertus » lorsqu'il est assumé et non pas vécu comme un effondrement. Il peut être une richesse inattendue. Ceci dit, en ce qui me concerne le terme d'exil ne convient pas tout à fait puisque je suis née en France. Mais cet exil consistait pour moi en un éloignement imposé par les circonstances et au sentiment de ne plus peser grand-chose face au bulldozer de l'histoire.

La poésie peut-elle encore se nourrir des drames de l’actualité de notre époque que plusieurs titres de votre recueil évoque : Gaza (ainsi que « Marée » dédié aux enfants de Gaza, « le Phénix »à Darwich), Jour d’horreur (à propos de ce qui est nommé officiellement en Algérie « drame national »), Tchétchène etc. Au-delà du témoignage, vos vers vibrent d’un incontestable engagement. Partagez-vous donc cette formule d’Eluard : toute poésie est de circonstance » ?

Keltoum Staali : L'histoire littéraire nous apprend que la poésie a évolué au cours des siècles .C'est un genre qui a connu des bouleversements importants . Pourtant les thèmes « sociaux » ou « politiques » sont présents à toutes les époques. De La Fontaine fustigeant la monarchie absolue à Victor Hugo dénonçant le travail des enfants, en passant par René Char et les « Feuillets d'Hypnos » écrits pendant la guerre, les poètes les plus prestigieux se sont toujours intéressés à leur société et en tous cas même lorsqu'il ne s'agit pas d'une poésie engagée, elle s'inscrit toujours dans un contexte social et politique. Comment ne pas se sentir concerné et interpellé par ces tragédies humaines? Vous citez Darwich dont c'est justement le drame que d'avoir été le poète de la Palestine à cause des circonstances alors qu'il aspirait à être un poète de l'universalité. Ce qu'il est d'ailleurs, incontestablement. La question serait plutôt: le poète est-il partie prenante de la cité ou bien traverse-t-il le monde en restant sourd et imperméable à ses tourments?

Ce serait réduire la portée et les nuances de votre écriture poétique à s’en tenir à cette seule veine. Ne peut-on pas saisir dans votre recueil, une inspiration ancrée dan le réel mais tempérée par des textes intimistes aux ouvertures panthéistes sur la nature ainsi qu’une réflexion sur l’écriture ?


Keltoum Staali : La question de l'écriture est celle d'un étonnement permanent face aux leviers qu'elle met en œuvre. Elle permet la mise au jour des ressources infinies du langage mais aussi le développement d'une sensibilité qui fait de soi un objet vivant à l'écoute du monde. Dans l'écriture poétique, je retrouve un souffle et une scansion qui me mettent dans un état d'équilibre avec les éléments cosmiques. Comme si je retrouvais ma juste place dans un monde où l'homme n'est finalement qu'un minuscule et humble personnage que la nature, dans sa puissance et sa beauté tient en respect. La poésie c'est aussi le dialogue possible avec des éléments à qui la langue peut donner une matérialité. Peut-être aussi que c'est un moyen de retrouver une langue première, primitive, enfouie dans nos mémoires et dont les traces subsisteraient dans la torsion d'un olivier millénaire ou la placidité d'un galet. C'est également un prolongement de la parole poétique de certains poètes comme Jamel Eddine Bencheikh, à qui je rends hommage, un peu dans la tradition du tombeau poétique, poète que je considère comme le Prince de la poésie arabe francophone.
J'aime l'idée que le dialogue avec l'univers est possible et que dans ma mémoire générique je retrouve des traces de cette langue mythique et universelle.

« Je dis je suis et le soleil m’échappe en arabe », ce vers n’articule-t-il pas une blessure liée aux racines, à la langue des origines ? Et partant n’est-il pas significatif d’une quête de « l’identité majeure » ?

Keltoum Staali : Oui, vous citez un vers qui exprime ce manque qui est au cœur de mon écriture. C'est d'ailleurs une des raisons principales pour lesquelles j'écris. Cela peut prêter à sourire mais écrire est une façon d'être algérienne. Ma façon à moi de l'être. Kateb Yacine disait qu'il écrivait en français pour dire aux français qu'il n'était pas français. Moi, j'écris de la poésie pour dire aux Algériens que je suis algérienne. Comme si cela n'allait pas de soi. Et la poésie m'offre cette possibilité incroyable d'inventer une langue, une langue autre, qui n'est ni le français ni l'arabe, une fusion des deux peut-être. Une langue étrangère qu'il faut apprivoiser avant de la posséder. Je crois que lorsqu’ on a perdu une langue, là aussi à cause des circonstances, on est un peu orphelin. Ma langue maternelle a dû laisser la place très vite au français, créant par là-même une béance irréversible. C'est comme ça que je ressens cela. Bien sûr je me débrouille en arabe et je le comprends presque sans mal. Mais ce n'est pas ma langue naturelle, pas la langue de mes rêves hélas, mes parents ont dû aussi y renoncer en partie par la force des choses et il y a eu beaucoup de déperdition. Sous la pression d'une société française qui continue à porter un regard colonial sur les Maghrébins, la langue du pays, le « patois » du village s'est fait tout petit, s'est étiolé, s'est caché. Or, la langue est un élément vivant qui a besoin d'être entretenu. Transplantée en milieu hostile, elle s'est desséchée. C'est l'histoire d'un rapport de force entre une langue porteuse d'une sensibilité , d'une personnalité, langue de mes ancêtres, qui fonde mon histoire, riche d'un passé mouvementé mais vivant, et d'une langue pleine de suffisance et de mépris, de raffinement aussi, qui se considère au-dessus de toutes les autres. Ce sont les miennes toutes les deux pourtant et je les revendique. La langue française n'a pas suffi à remplir les blancs laissés par la défaite de l'arabe parental. Pour moi, la rupture avec la langue maternelle est une perte infinie, car avec la langue c'est beaucoup de choses qui sont transmises. Quand Darwich parle de la terre qui se transmet comme la langue, je ressens cela de manière très forte, et le mot d'héritage d'ailleurs ( je crois que c'est celui que Darwich utilise en réalité) convient parfaitement. Je n'ai hérité que de quelques bribes d'une langue dont je ressens douloureusement les absences, les failles, comme lorsqu'on est floué dans un affaire d'héritage. En écrivant je reconstitue mon héritage.

Vous êtes née de parents algériens ayant traversé la Méditerranée en direction de la France. Après vos études universitaires vous avez fait le parcours inverse. Quelle lecture intime et sociologique faites-vous de ces destins ?

Keltoum Staali : Je fais partie d'une génération d'enfants d'émigrés élevés dans ce que l'on a appelé le « mythe du retour ». Je suis née juste avant l'indépendance et la question de l'identité a été centrale toute ma vie comme pour tous ceux qui ont vécu l'émigration. Je dois toujours me redéfinir et ceci en fonction d'une posture ou d'une autre. En disant « émigration » je me situe du point de vue algérien et en terme de mouvement. Sinon, je peux dire aussi « immigration » mais là je me placerais d'un autre point de vue, celui de la France et de l'immobilisme, de la fatalité. Je me définis à partir d'un départ, celui de mes parents, comme fondateur d'une histoire que je refuse de subir. Ma naissance en France, un accident de l'histoire, que personne n'avait prévu. Une rupture avec un ordre familial établi depuis des millénaires. C'est pourquoi, après mes études, j'ai décidé de « rentrer » au pays, c'est-à-dire au fond, de réparer l'outrage de l'histoire, d'accomplir à leur place, le rêve de mes parents, coincés eux aussi par les contingences. Une façon d'être libre, de faire un pied -de- nez à la fatalité et de décider de mon destin. C'est sans doute une décision fondamentale qui a donné une direction à ma vie et qui a un peu réparé les désordres infligés par l'histoire. C'est de cela aussi qu'il est question dans « Identité Majeure ». Non pas que le recueil soit autobiographique, mais il est une façon parmi d'autres d'explorer la complexité du monde, de construire un sens, de retrouver un ordre, de rétablir une lignée interrompue.

« Pas un jour sans une ligne », ce vers de vous est votre credo. Elue d’une municipalité de gauche vous assumez des charges civiques et êtes engagée dans la solidarité internationale. Comment combinez-vous ces taches avec « l’alchimie du verbe », de l’écriture ?

Keltoum Staali : C'était le crédo d'Emile Zola qui tâchait de s'astreindre à une rigueur et une régularité dans l'écriture, car tout de même, écrire c'est aussi travailler l'écriture, comme un matériau, surtout en poésie. Il est faux de penser qu'on décide de tout en écriture, que l'on sait où l'on va. Quand on la pratique un peu longuement, on découvre que c'est elle qui nous guide vers des zones où on n'a d'ailleurs pas forcément envie d'aller. C'est pourquoi c'est une épreuve fascinante car on ne sait jamais à l'avance ce qu'on va découvrir. Bien sûr, en ce qui me concerne c'est un vœu pieux et mes occupations professionnelles, politiques et sociales sont à la fois un frein à l'écriture et à la rigueur qu'elle commande, mais aussi un moteur. Pour écrire, il faut avant tout vivre, intensément même, être heureux et malheureux, se frotter au monde et aux autres, se nourrir d'eux, apprendre d'eux, changer aussi, voyager, se perdre...et lire. Mais il est vrai que le plus souvent la multiplicité des tâches que je me donne provoque un sentiment de frustration, et sans doute dessert le travail de l'écriture mais je ne sais pas faire autrement.

En attendant de « changer le monde », vous dites « j’inscris une pierre de la philosophie du mieux » ? L’utopie n’est-elle plus de mise qu’en poésie ?

Keltoum Staali : La littérature en général est bien sûr le terrain de prédilection de l'utopie parce qu'elle offre une formidable liberté. Mais le texte que vous évoquez est plutôt l'expression à un moment donné d'un grand découragement. C'est dans le poème que parfois surgit une énergie nouvelle, née du découragement et de la colère et qui conduit à une forme d'action. Changer le monde c'est le dire autrement, le voir autrement, agir sur lui. Mais la poésie est aussi ce monde où se façonnent les utopies, où les rêves prennent corps, où émerge un univers qui prend sa place. C'est une façon d'être au monde qu'on choisit ou qui s'impose.
A quand un recueil de vos nouvelles ?
J'espère bientôt. J'ai quelque espoir de voir publier mes nouvelles par un éditeur algérien, ce qui serait pour moi une consécration. J'écris à cause de l'Algérie et grâce à elle . Comme une célébration qui ne s'arrête jamais. Au fond je rêve d'être lue en Algérie.

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Talisman, éd. Alba 2005
Identité majeure, Edition de l'Atlantique 2010


Entretien avec Keltoum STAALI,
réalisé par Abdelmadjid Kaouah , paru dans Algérie News
du 14 10 10

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