samedi 26 mars 2011

Le cercle évanoui de la parole torride






Hamid Skif nous a quittés avant d’atteindre son soixantième anniversaire. Triste printemps qui a vu son retour d’exil définitif pour ses funérailles dans sa ville natale, Oran. Fort heureusement, il restera son œuvre multiforme qui embrasse plusieurs domaines de la création, de la poésie, en au roman, en passant par la nouvelle et les scénarios. Elle demande à être réunie, publiée et diffusée dans son pays. Quelques temps plus tôt, c’était Rachid Bey qui nous quittait discrètement, poète devenu rare, aux recueils inédits dont nous ne connaissons que des titres grâce à Jean Sénac. Ils ont fait tous deux partie de cette nouvelle « vague » de la poésie algérienne qui fit entendre ses coups de colère et sa rage d’espoir. Des éclaireurs en rébellion dont les destins se fracassèrent contre les murs de la bureaucratie culturelle où plus tragiquement finirent pour certains-dont Sénac le premier- , comme Youcef Sebti sous la lame des sicaires de l’obscurantisme. En bien des aspects, ces poètes (qui n’écrivaient pas dans la langue de leurs mères, leur a-t-on assez reproché –sic-) ont parlé précocement de la liberté de l’individu et du peuple. Autour de Jean Sénac, jusqu'à sa mort en 1973, s’était constitué ce que l'on a nommé, avec une pointe d'ironie, "le cénacle". Une mouvance - en fait informelle-de jeunes poètes mus par un même attachement à l'écriture, évoluant dans une sphère commune d'interrogations et d'inquiétudes. Ces poètes auraient pu demeurer dans un total anonymat si Jean Sénac ne les avait mis sous les projecteurs en publiant en 1971 son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, qui se présente à la fois comme essai et anthologie. Quelques uns de ces jeunes poètes, à la faveur d'un colloque culturel en 1968, avaient rendu publique un manifeste intitulé « Mutilation » où l'on pouvait lire : "P eut-on
E crire
U n seul
P OEME
L ibre de dire
E t de transmettre la Vérité et les Réalités."
Dans le texte introductif de son anthologie, Le levain et la fronde, Jean Sénac écrit : "Ignorée de ses pairs, voici donc une génération qui s'est construite dans l'isolement, le doute, la rupture. Sur cette route où l'on feint toujours de ne pas l'apercevoir, elle a trouvé ses bornes, ses demeures, les voies précieuses de son sang. Elle refuse désormais les querelles et les prétentions mythiques des aînés".L'anthologie réunissait neuf poètes. Pendant longtemps, ces neuf noms, Youcef Sebti, Abdelhamid Laghouati, Rachid Bey, Djamal Imaziten, Boualen Abdoun, Djamal Kharchi, Hamid Skif, Ahmed Benkamla et Hamid Nacer-Khodja, seront considérés comme les représentants attitrés de cette nouvelle poésie, repris et cités dans les travaux (surtout journalistiques) touchant au champ littéraire algérien.Quand Bachir Hadj-Ali traitera du "mal de vivre et la volonté dans la jeune poésie algérienne d'expression française"il illustrera son étude en s'appuyant sur les textes rassemblés par Jean Sénac, alors que déjà une autre vague de jeunes poètes s'annonçait et dont le retentissement ne sera perceptible que dans les années quatre-vingt. Aujourd'hui, cette anthologie a revêtu un caractère mythique à partir de laquelle la notion d'une nouvelle poésie s'est imposée par rapport à celle des aînés qui apparaissait comme institutionnalisée. Il faut observer, pour être équitable, que si certains poètes qui se sont révélés pendant la guerre ne se sont pas renouvelés, il en est autrement pour Sénac, Mohamed Dib Bachir Hadj Ali, Djamel Amrani. D'autres, comme Rachid Boudjedra, se consacreront au roman. Jeune ou nouvelle poésie algérienne ? Le qualificatif est employé indistinctement. Au moment où cette anthologie les révélait aux lecteurs, ils avaient dans leur majorité une vingtaine d'années. Dans le contexte de l'époque le recours à la langue française restait problématique et objet de controverse. Même si dans le Manifeste de Constantine, les jeunes poètes prenaient la précaution de souligner que l'utilisation de la langue française était "provisoirement imposée" et dans "un but authentiquement progressiste".
Mais moins que la langue, c'est la thématique de cette poésie qui la rendait suspecte et scandaleuse aux yeux de la prétendue « morale révolutionnaire". Suspecte parce que voulant se situer au-dessus de la mêlée des appareils et scandaleuse parce qu'elle osait évoquer les tabous religieux et sexuel : "à vrai dire, tout le background, charrié par ces textes qui traversaient en profondeur la société, constituant un contre-discours incompris et marginal dans le contexte du boumédiénisme de l'époque"("Poésie de la révolution ? A propos de "Le mal de vivre et la volonté d'être" Djamila et Nourredine Saadi, L'Harmattan, 1992).C'est Youcef Sebti qui résumait dans une formule la vocation de ce moment poétique : "nous transmettons ce que chacun d'entre nous a pu arracher au mutisme d'un présent torride". Ce que qualifiera dans son étude Bachir Hadj Ali de "mal de vivre et de volonté d'être». Première cible de cette révolte : les traditions sclérosées qui oppriment en particulier la femme, jouet et objet de marchandages entre les familles. Plusieurs de ces textes ont trait au "viol légal" subi par les jeunes filles mariées contre leur gré. Citons deux poèmes qui décrivent crûment le rituel du mariage dans un mélange baroque de la tradition et de l'arrivisme moderne : Nuit de noces de Youcef Sebti et Chanson pédagogique couscous de Hamid Skif. Dans une société régie par le mutisme sur tout ce qui touche aux rapports charnels, sinon sur le mode allusif, on mesure l'impact d'un tel verbe sur Dame ennemie des changements fustigée par Ahmed Benkamla .Autre tabou à voler en éclats : l'usage pétrifié des pratiques religieuses bigotes. Une lecture étroite avait vite fait de taxer cette poésie de blasphématoire, voire d'hérétique, alors qu'elle s'attaque aux Castrateurs (Jean Sénac) .Poésie de la transgression, c'est aussi une parole sur un manque douloureux, l'accomplissement du sentiment amoureux dans une société où la mixité est combattue, où le verbe aimer fait partie des interdits. Rachid Bey, en invoquant "Hayet" (vie) compare le couple à "deux échos / plantés dans le désert". Aussi atteint-il des sommets incandescents dans les poèmes, seul lieu d'accueil et d'expression. L'amour, thème obsessionnel se décline jusqu'au vertige (Cantique de l'obsédé de Boualem Abdoun). Bachir Hadj Ali relève que l'expression du thème de l'amour "emprunte les moules occidentaux sans rien devoir à ceux de la tradition". Ces jeunes poètes sont à l'écoute du monde moderne, en plein bouleversement à cette époque, particulièrement marquée par la revendication libertaire. Ils se revendiquent des "parias" et tournent en dérision les "révolutionnaires habillés en Levi's Strauss (...) lisant France-Soir" (Hamid Nacer-Khodja). Cela ne signifie pas pour autant qu'ils s'éloignent des thèmes sociaux, de la nécessaire réparation des inégalités La démarcation concerne surtout "le nationalisme anachronique", selon la formule de Mostéfa Lacheraf qui remarque qu'une telle poésie n'est pas étrangère au patrimoine algérien dans la mesure où "(...) la colère, la truculence, la révolte, l'ironie, l'inquiétude même ou le goût du scandale et l'impiété et la sombre magie des mots sont des traits majeurs, combien familiers à nos cultures populaires". Youcef Sebti avait écrit : "quelqu'un viendra de très loin/Et réclamera sa part de bonheur/Et vous accusera d'un malheur". On peut espérer qu’il a été entendu quelque part pour le bonheur des nouvelles générations algériennes.

Abdelmadjid Kaouah

POUR SALUER HAMID SKIF

C’est la treizième édition du Printemps des poètes en France. Cette « fête » des poètes a essaimé en Europe et à travers le monde. Faut-il le clamer encore une fois, la poésie si elle sortable reste guère vendable ? A titre d’exemple, dans le pays où a été conçue le printemps des poètes, selon Livres Hebdo seulement 1% du lectorat lit de la poésie. Avec le théâtre, ces genres ne représentent que 0,2 à 0,4% du marché du livre. Il semblerait que les anthologies de poésie arrachent davantage d’audience.
Il reste que la poésie n’est pas seulement affaire de mots. C’est avant tout une attitude, une représentation du monde. A ceux et celles qui s’interrogent sur l’utilité de la poésie, je pourrais reprendre quelques citations des poètes eux-mêmes
"Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi" avouait Jean Cocteau. Jacques Prévert lui nous a dit : « La poésie c'est le plus vrai, le plus utile surnom de la vie". Mais "La poésie n'a d'autre but qu'elle-même" faisait observer Baudelaire. L’homme aux semelles de vent, Rimbaud a prédit que « La poésie ne rythmera plus l’action. Elle sera en avant ».En quelques moments historiques, cette prédiction s’est vérifiée sans empêcher qu’aux entraves de l’académisme succèdent les poésies de laboratoire. Il est vrai que le travail de la poésie est dans la langue et par la langue… Il suffit de penser aux « Châtiments » de Victor Hugo, au poème Liberté de Paul Eluard au temps de l’Occupation allemande de la France, à « Incitation au nixonicide et éloge de la révolution chilienne » de Pablo Neruda écrit quelques jours avant le coup d’Etat de Pinochet et la disparition du poète. Neruda avait écrit : « Je n’ai pas d’autre issue : contre les ennemis de mon peuple, ma chanson est offensive et dure comme la pierre araucane. Cette fonction peut-être éphémère. Mais je l’assume. Et j’ai recours aux armes les plus anciennes de la poésie, au chant et au pamphlet dont se servirent classiques et romantiques pour détruire l’ennemi ». Sans oublier chez nous « Nedjma » de Kateb Yacine, ou pour les Palestiniens « Awrâq al-Zaytûn » (Rameaux d’olivier) de Mahmoud Darwich. Dans certaines circonstances historiques, le devoir du poète est de se prononcer et de dénoncer l’injustice et ses fureurs. Mais ce n’est pas là la vocation exclusive de la poésie.
Très récemment, j’ai eu plaisir, grâce à l’initiative de leur professeure, de rencontrer des lycéens .Une rencontre stimulante et dense qui fait mentir un tant soit peu les statiques citées plus haut. La rencontre fut studieusement préparée par des échanges pédagogiques et une batterie de questions auxquelles, je l’avoue, j’ai eu du mal à répondre. Sans logomachie ni détour. Car que répondre à une question désarmante : « Que cherchez-vous à dire dans vos poèmes ? ». Je me suis réfugié derrière un grand poète, Paul Valéry « Si l’on s’inquiète de ce que j’ai « voulu dire », dans tel poème, je réponds que je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire, et que ce fut l’intention de faire qui voulu ce que j’ai dit… ». A chaque printemps ses nuances. Ce 21 mars prochain, le poète Hamid fêtera son soixantième anniversaire. Il lutte depuis plusieurs mois avec courage contre une grave affection. Pour son anniversaire, un ouvrage, Le Livre des souvenirs, a été mis en chantier, regroupant anecdotes et courts récits remémorant rencontres ou événements partagés avec lui. En guise de salutations, je reprends quelques extraits du texte que j’ai pu lui adresser. C’était en 1975 à Ouargla, dans le sud des grands espaces. Plus précisément dans un restaurant. Proche voisin de table, j’entendais parler quelqu’un à haute voix dont je ne voyais que le dos. C’était au sujet de la réforme agraire. M’enhardissant, je m’imposais à mes voisins de table.
J’avais déjà une certaine connaissance- indirecte- de Hamid Skif, « l’enfant terrible » de la jeune poésie algérienne rendue plus ou moins familière aux passionnés de poésie par Jean Sénac. Je l’avais vu en photo dans ce qui est devenu une mythique anthologie. Un témoignage poétique de l’esprit frondeur et rebelle de la jeunesse algérienne des années 60/70... Là c’était en grandeur nature. Ce qui m’avait frappé après coup c’était sa stature et son naturel. Il aurait pu se formaliser de mon immixtion alors que non, il a poursuivi la discussion avec moi comme avec un familier. A l’époque, si je crois, qu’il s’occupait du bureau de l’APS à Ouargla. Dès ce premier contact, j’ai compris qu’en politique comme en poésie, Hamid Skif ne se payait pas de mots. Il a en horreur les clichés, les raccourcis et les slogans creux. Ce que l’amitié au long des années et des hasards me confirmera. Ses positions de principe n’ont rien de grandiloquent ou de glacé. De l’humour et de la chaleur humaine enrobent le tout. Je l’ai rencontré des années plus tard à Tipaza. Avons-nous parlé de Camus ? Je n’en sais trop rien. Ce que je sais c’est qu’il m’a invité tout de go chez lui et fait sentir une hospitalité devenue déjà rare dans la capitale. Je ne savais pas encore que l’oranais qu’il était avait des origines des Hauts-plateaux. En cela, je crois deviner le secret de la connivence naturelle qui nous unissait par-delà les mots, les lettres et le journalisme. Autres rencontres dans la foulée des évènements d’Octobre-88. Il avait pris la décision de quitter l’APS pour tenter « l’aventure intellectuelle », une expérience vécue dans une farouche indépendance d’esprit. A l’époque de cette accélération de l’histoire, nous avions de brefs échanges. Il était très impliqué mais d’un grand calme en ces temps agités. C’est bien plus tard, sur les chemins de l’exil, que j’ai eu, paradoxalement, la chance de m’entretenir avec lui plus longuement. J’ai même eu un vrai de plaisir personnel, dans un moment où l’exil s’accompagnait d’une pénible macération existentielle, de le voir arriver d’Hambourg à Toulouse, en compagnie d’amis de Tiaret. Je puis dire que ce fut une vraie fête amicale qu’il m’a donnée. J’ai pu aussi comprendre davantage sa vérité et ses épreuves qu’il se gardait d’étaler. Je crois que c’était vers le mois de mars. Le mois de l’anniversaire de sa naissance. Il est passé à Toulouse comme une étoile filante dans un printemps mitigé. Quelques temps plus tard, il a séjourné à Bordeaux. Il devait faire à nouveau le voyage à Toulouse. Je m’en faisais fête à l’avance. Nous n’avons pas pu hélas nous retrouver à nouveau. Nous nous parlions très souvent au téléphone. Et puis, peut être, surtout de ma faute, les nouvelles se sont espacées. Et un regret me travaille, celui de n’avoir pas encore mené à terme le grand entretien convenu. Qu’il me pardonne. Nous les Algériens, nous ne savons pas dire l’amour, l’affection que nous portons aux gens qui nous entourent. La pudeur (el-hochma) ancestrale en serait la cause. Ou plutôt quelque inhibition freudienne ? Ici, en tous cas, dans ce texte comme à travers un frêle message de vie – avec le voile d’un reste de retenue- je voudrais dire tout haut à Hamid Skif que je l’aime comme un frère.
Bon anniversaire, Hamid, mon frère.
A.K.

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