samedi 16 novembre 2013

La résurrection de Jean Sénac

La résurrection de Jean Sénac (1) Par Abdelmadjid Kaouah ALGERIE NEWS
28 septembre 2013 «Qui se souvient de Jean Sénac ?», s’interroge Max Leroy dans un article de présentation de son essai : « Citoyen du volcan – épitaphe pour Jean Sénac » (éditions Atelier de création libertaire, 2013). Il n’est pas le seul à s’intéresser cette année au destin du poète du Noun… Même si c’est un peu tard, on découvre et redécouvre Jean Sénac. Encore davantage en ce quarantième anniversaire de sa mort, plutôt de son assassinat (un 30 août 1973)… Fait divers parmi tant d’autres ou assassinat à motivation idéologique ? La justice a tranché. Mais on sait qu’aux frontières de l’évidence, la vérité peut être ailleurs. Pour ce quarantième anniversaire de la disparition de Sénac sont attendus, notamment : « Jean Sénac, poète et martyr » du regretté Bernard Mazo – décédé juste après avoir mis la dernière main à son ouvrage. C’est un essai qui est préfacé par Hamid-Nacer Khodja, le spécialiste de Jean Sénac dont la thèse d’Etat sur Jean Sénac doit paraître bientôt sous forme de livre. Il faut ajouter une réédition de « Pour une terre possible » (poèmes et autres inédits, Marsa,1999) en format poche aux éditions Point. Des articles nombreux et divers parsèment la Toile ou les revues entre les deux rives de la Méditerranée. En Algérie, signalons « Jean Sénac : Il y a 40 ans, une étoile s’est éteinte » (Le Soir d’Algérie) d’Ali Akika. Ce dernier, cinéaste et fin connaisseur de la littérature algérienne, a consacré un film documentaire à ce dernier, « Jean Sénac: le forgeron du soleil » qui n’aura été projeté que dans les centres culturels français d’Alger et d’Oran ! Quand on sait que Jean Sénac durant les premières années de l’Indépendance parcourait le pays profond, organisant et donnant des récitals de poésie, y compris dans des églises transformées en centre culturel, comme ce fut le cas un moment à Sour El Ghozalne, dont il rendit hommage dans un texte sauvé de l’oubli par les éditions locales, L’Orycte,(1981) il y a de quoi être indigné ! Passons. Au pays est attendu « Tombeau pour Jean Sénac », un ouvrage collectif à paraître à la maison d’édition Aden, celle de Londres. Ce sera, à notre connaissance, la seule initiative « algérienne » puisque, selon Hamid-Nacer Khodja, l’échec des tentatives de réédition en Algérie de recueils de Jean Sénac résulte du refus des éditions Gallimard de céder les droits de publication, notamment pour le recueil «Avant-corps» (1968). « Ecrivain et poète, pied-noir et indépendantiste, chrétien et révolutionnaire. Caillou dans les souliers de la France et de l’Algérie, Sénac bouscule les deux rives et les eaux troubles de la Méditerranée… », Observe Max Leroy tandis que Christophe Dauphin de la revue Les Hommes sans Epaules, écrit « Jean Sénac a dérangé, de son vivant, autant le pouvoir bourgeois et colonial français, que l’extrême-droite, les intégristes islamistes ou la bureaucratie algérienne ». Et de conclure : « On ne ressort pas indemne de la lecture de Jean Sénac ». En 1970, Jean Sénac s’était lié d’amitié avec Jean Breton et le groupe des Hommes sans épaules, reconstitué autour de la revue Poésie 1, où parut la mythique « Anthologie de la nouvelle poésie algérienne ». Et c’est encore chez Jean Breton que fut publié le dernier ouvrage de Sénac de son vivant : « Les désordres » (1972). En effet, de grands désordres étaient intervenus dans sa vie. Il avait dédié sa vie au combat pour une Algérie nouvelle, rompant les amarres avec sa tribu d’origine, récusant son père spirituel, Albert Camus (qui dans une lettre lui reprochait d’avoir pris le parti des égorgeurs)… Dans une Algérie en pleine effervescence dans ces années 1970 marquée par des réformes- attendues et exaltées en éclaireur par Sénac- paradoxalement, le poète du « Soleil sous les armes (1957), de « Matinale de mon peuple » (1961) qui avait accompagné « l’état-major des analphabètes » vers sa libération nationale et son émancipation sociale, après avoir connu les honneurs sous Ben Bella (au point où l’on accusa d’être devenu un poète de cour), se retrouvait marginalisé, exclu, voire chassé sans explication de la radio où il donnait la pleine mesure de ce que la poésie pouvait apporter à la cité. Son altérité sexuelle lui valait une moquerie homophobe tenace qui y trouvait prétexte à minorer son œuvre… Reclus, visité seulement par de jeunes poètes, dans sa « cave-vigie » de la rue Elisée. Reclus à Alger, il était voué aux gémonies par les envieux et les sectaires de tous poils. Avant de finir sous les coups de couteau. La résurrection de Jean Sénac (2) Par Abdelmadjid Kaouah ALGERIE NEWS 5 octobre 2013 Par Abdelmadjid Kaouah «Jean Sénac : poète et martyr», le livre posthume de Bernard Mazo est en librairie. C’est une longue enquête sur les traces d’un poète subversif et dont l’œuvre poétique abondante et qui reste indissociable de sa dénonciation du fait colonial, de ses grandes espérances en l’indépendance algérienne et enfin de sa traversée du désert avivée par son altérité sexuelle. Le livre s’ouvre sur un avant-propos de René de Ceccatty et une préface de Hamid Nacer-Khodja. Ici même dans les colonnes d’Algérie News, Bernard Mazo nous avait accordé un long entretien. Comme beaucoup de jeunes Français, Bernard Mazo eut « vingt ans dans les Aurès ». Et depuis, il confie qu’il porte l’Algérie et les Algériens dans son cœur « comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans ». Il y a découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère et arabe, en même temps que les affres du colonialisme avec son cortège de misère et d’injustice. Dans cette « sale guerre » qui n’avouait pas son nom, il a entendu également les appels de quelques Justes français, tels qu’Henri Alleg, Maurice Audin et d’autres hommes de conscience comme Jean de Maisonseul et le général Pâris de La Bollardière. Et, au cœur de ces Aurès tourmentés, la poésie était là. Eclairante et salvatrice », écrivions-nous après son décès. Nous reviendrons prochainement sur «Jean Sénac : poète et martyr» (Seuil). On ne finit plus de découvrir, redécouvrir Jean Sénac. Même si c’est un peu tard, il n’y a pas lieu de faire la fine bouche. En fait, nous assistons à l’aboutissement à ciel ouvert du long, lent, patient et obscur (pour reprendre un terme que Jean Sénac affectionnait) travail que ses amis fidèles et admirateurs de longue date ont entrepris dans le silence et parfois l’adversité. On doit au regretté Rabah Belamri, poète et écrivain, trop tôt disparu, une part notable de l’ancrage de l’œuvre de Sénac dans le paysage universitaire. Le relais a été depuis longtemps assuré par l’efficace et talentueux, Hamid Nacer-Khodja, poète lui-même, qui figurait parmi les exécuteurs testamentaires désignés de la main de Sénac. A la faveur de ce quarantième anniversaire de la mort de Jean Sénac, il me paraît judicieux de rappeler le travail éclairant de la revue Algérie Littérature/Action sous la direction de Marie Virolle qui nous a donné à lire, en 2009, un précieux « Spécial Jean Sénac », riche en témoignages et en redécouvertes. Surtout sur les premiers pas et doutes de Sénac, écrivain de formation. Polygraphe, il notait tout, avec une précision d’horloger, dont témoigne, notamment son « Journal de 1947 ». Un portait de l’artiste, ou plutôt « d’artisan de la langue » comme il le précise, en son « dur métier », s’ébauche par touches successives. «… En poésie, je te dois des comptes car celui qui écrit se donne toujours en public. J’essaie d’écrire à la mesure de l’homme avec une innocence d’enfant. Et j’écris surtout pour les humbles car ma mère est ouvrière. Tous mes meilleurs amis sont des gars du peuple… », note-t-il. Autant d’écrits de jeunesse qui sont comme une ébauche de Jean Sénac de la maturité et de ses œuvres abouties. Edifiant aussi le « témoignage d’un Européen d’Alger », intitulé « La Race des hommes », paru dans Le Monde Ouvrier du 23-30 mars 1956, où il reprend le héros de « La Porte étroite » d’André Gide, Jérôme et le précipite dans la fournaise de la guerre de Libération algérienne. Pathétiques, déchirantes et cependant pleines de certitudes nouvelles, les réflexions de son personnage, par lequel Sénac semblait déjà répliquer à Camus : « D’autres avant lui avaient connu cette terrible condition, en France pendant la Révolution et plus tard en Russie, en Amérique du Sud. Il y a parfois de l’impudeur à rester pur quand le désespoir a tout empesté. A un certain degré, cette inconfortable pureté devient notre complice de l’injustice. Au sein de la violence, seule la violence des opprimés peut renverser la violence des maîtres. Gandhi est pour demain et notre travail, sans doute, est de le vouloir dès aujourd’hui ». Dans ce spécial Sénac, Jean-Pierre Bénisti, médecin, fils du peintre d’Algérie Louis Bénisti, nous offre un ample témoignage sur différents moments de la vie du poète, ami de son père de longue date. «Nous semblions heureux dans ce pays qui nous avait vus naître ». Mais « entre nous », communauté un tant soit peu ouverte sur « les francophones », de « rares amis algériens », surtout des intellectuels et des peintres, écrit Jean-Pierre Bénisti. L’Algérie est indépendante : en mai 1963, au lendemain de la mort de Mohamed Khemisti, jeune ministre des Affaires étrangères de l’époque. Bénitsi rapporte les propos de Sénac tenus lors d’un déjeuner amical disant qu’il avait bien connu Khemisti, précisant qu’il avait fait partie des étudiants-parmi lesquels, Ahmed Taleb Ibrahimi et Layachi Yaker- qu’il avait présentés à Camus. Ce dernier aurait été impressionné par la maturité politique des Algériens, « mais ils n’avaient pas réussi à se mettre d’accord avec lui»… Et enfin, cette confidence qui prend une résonnance particulière en ce Centenaire de l’auteur de « L’Etranger ». Jean-Pierre Bénisti nous apprend que Sénac projetait d’écrire un livre sur Camus. Il ne sera jamais écrit. Mais on sait ce qu’il pensait sur «l’incident de Stockholm » : … Il n’y avait pas à défendre sa mère avant la justice, mais faire en sorte que sa mère soit du côté de la justice». Jean Sénac avait écrit, comme nous le rappelons plus haut : « Il y a parfois de l’impudeur à rester pur quand le désespoir a tout empesté. A un certain degré, cette inconfortable pureté devient notre complice de l’injustice». Bien avant Stockholm et son psychodrame. A. K.

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