lundi 25 janvier 2016

Les mots et les murs


                                                 Les mots et les murs



Arezki Metref, coup sur coup, vient de nous donner à lire deux titres. Avec « La traversée du somnambule », il nous offre une  exploration du fameux mentir/vrai mis à l’honneur par Aragon. Le recueil de chroniques  qui se place aussi sous les auspices de Gabriel Garcia Marquez et de Borges a été préfacé par le romancier Boualem Sensal. 

Aussi  loin que m’accompagnent les écrits de mon ami  Arezki Metref, j’ai toujours été frappé par son art de faire reculer les genres. D’en jouer avec subtilité et érudition. C’est le cas avec l’art de la chronique, vouée aujourd’hui généralement au journalisme. Un compromis subtil entre le fait journalistique et la création  littéraire. Faut-il rappeler que le journalisme a été qualifié de « littérature de l’éphémère ». C’est à ce carrefour qui n’est sans péril que l’écriture de Metref s’est construite au fil du temps et de sa matière au point de nous offrir dans les colonnes de la presse de véritables textes littéraires  et civiques dont témoigne.

C’est le recueil de nouvelles, « le jour où Madame Carmel sortit son revolver » qui retient ici  mon attention. Il s’agit  de cinq nouvelles dont la première en est le titre générique.   Ce qu’écrit Arezki Metref  à propos de la chronique : « une histoire qu’on raconte avec l’impératif de faire au mieux pour la rendre agréable au lecteur », n’est-il pas aussi valable pour la nouvelle ?   Mais pour cette dernière, pour reprendre un concept littéraire, « l’instance d’énonciation » n’est pas de la même nature ou texture. Dans la chronique, celui parle est déjà identifié, presque sans masque ni filtre. Il se prête à l’interpellation. Dans la nouvelle, tout procède du regard et de la parole du  narrateur même si l’on sait que derrière le personnage il y a un auteur. Ils se  confondent  le plus souvent dans ce recueil de nouvelles aux forts accents autobiographiques, en dépit  de l’avertissement.

L’auteur, et c’est là sa réussite au plan narratif,  a su restituer  la fraîcheur et le talent imaginatif de l’enfant qu’il n’est plus pour en investir son personnage. C’est ce travail de construction et de déconstruction narrative qui fait que nous sommes bien du côté de la littérature et non du  témoignage ou du commentaire. De la quête et non de l’enquête. De ses blessures d’enfance, l’auteur nous hisse à la hauteur de l’épopée. L’enfant qui se cherche, taraudé par des questions qui le dépassent, glisse au fur et à mesure du développement des nouvelles à hauteur de l’épopée. Et l’horizon épique est circonscrit dans les limites d’un quartier « indigène » où l’histoire  se donne à lire, à décrypter, par le regard d’un enfant qui se construit en même temps qu’il se confronte à des défis.  Metref décrit une famille urbaine, en banlieue, dans les années cinquante, à quelques encablures de la capitale.   Mais  elle semble se situer sur une autre planète n’ayant de commun avec la Cité des Eucalyptus que ces fameux « évènements d’Algérie » qui mettront tant de temps à trouver leur juste qualification : guerre. Dans ce lieu clos, où unités de temps et de lieu imposent leur règle,  se déroulent la routine de la vie et la  tragédie.  La colonisation dans ce qu’elle a d’ordinaire et de dramatique. Metref n’inflige pas au lecteur un laïus anti-colonialiste stéréotypé. Il procède par suggestions, touches successives et campe des personnages blessés, hors du commun mais aussi vulnérables. Et l’héroïsme n’en est plus que significatif. Personnages anodins ou hauts en couleurs, ils participent tous de cette humanité douloureuse dans la cosmogonie  d’un quartier qui tutoie la grande histoire, parfois à leur propre insu. .De quoi Madame  Carmel, cette enseignante, de surcroît amazone coloniale,  est-elle le nom ? La beauté de son visage qui fascinait tant l’enfant procédait de  cette civilisation de la carotte et du bâton, ou plutôt, « L’opium et le bâton ». Fascination et répulsion qui de la guerre à l’indépendance est loin de s’épuiser. Engrenage colonial dans lequel les Algériens ont tant donné à « Mme la France », titre de l’avant dernière nouvelle. Tel le père Bélaïd parti libérer cette  Dame occupée, aux côtés de Mouloud Mammeri, son condisciple et ami,  revenu  « les métatarses broyés » mais  scandant à tous vents des strophes de Lamartine . Au point que le fils prenait ce dernier pour un natif de Kabylie…

« Enfant de la frontière qui enjambe l’indépendance donne des souvenirs », confesse le narrateur de « Tectonique des murs » .Indépendance perçue comme une entité fabuleuse attendue par les adultes comme les enfants. Mot magique inscrit sur les murs du quartier mais qui plus tard ne tiendra pas toutes ses promesses. Metref mélange à ce propos, passé et présent, enchantement et désenchantement au fil des ses récits. Avec une superbe maîtrise de la mémoire, il établit les correspondances et les faisceaux entre passé et présent, luttant pied à pied contre le mythe ou plutôt les mystifications post-indépendance qu’une nouvelle génération renvoie  dans un regard de reproche à la sienne, à la nôtre..

Les murs, paradoxalement, aux premiers jours de l’indépendance furent  des embrayeurs de liberté, grâce aux  mythiques -ciné-pop lancés par l’anti-colonialiste René Vautier . Ces murs se transformeront  vingt plus tard en miroirs de la réclusion et du chômage. En parallèle s’écrivent ainsi  deux histoires duelles.

Au cœur du recueil, pour ainsi dire, s’intercale la nouvelle « Les silences de ma mère », la plus pathétique, à notre sens. Et parmi la diversité des personnages campés ou esquissés dans le recueil, la mère, personnage  tout en silence et discrétion, en est la plus signifiante. Ombre gardienne, un pied dans le monde ancien traditionnel, et un pied dans une modernité qu’elle porte avec élégance déconcertante. Fille d’instituteur de gauche, qui apprit par effraction, en quelque sorte, la langue française, elle est  la réplique discrète  à un époux qui écrit des alexandrins à tout va, si lointain des soucis du ménage ….Pour être un personnage d’exception, il n’en est pas moins emblématique de nombreux algériens. La mère née dans une famille où l’écriture sous toutes les formes est courante, est  marquée par « un signe divinatoire » qui la charge de devoirs et  de tristesses. Gardienne du feu pour ses proches, elle doit s’effacer, même lorsqu’elle  se peigne, elle doit le faire dans une extrême pudeur. « Le silence de ma mère est le verdict d’une grande douleur ».

Le narrateur, et je soupçonne  qu’il s’agit plutôt de l’auteur, pose cette question quasi impudique au regard de la tradition : « Ma mère avait-elle un corps ? ».Il faut avouer que dans notre génération une telle question était inimaginable.  Distante et proche dans la noblesse de ses silences, la fille de l’instituteur kabyle communiste portait la mémoire invaincue des ancêtres  massacrés d’Icherriden ...

Remarquons, ce  n’est guère habituel dans l’évocation de la mère dans la littérature algérienne, ce portrait renvoie comme un miroir inversé au fils, qui y retrouve une part des secrets de sa personnalité. La  mère  tempère les enthousiasmes et l’emphase. Un portrait de la mère et  un autoportrait du  fils d’une grande sincérité…

Je termine cette recension en évoquant un peu  trop rapidement  les  personnages qui habitent et donnent tout leur sel à ce nouvelles. Belgacem, le concierge de l’école, El Hadj, le marchand de pois chiches, détenteur d’un lourd secret ; Kad, le tenancier du café maure ; les Mooglie sacrifiés, et ce Boulahyia, parachutiste sans état d’âme ; et face à lui, le mystérieux Menouar, personnage dont l’histoire résumé à elle seule une trajectoire de l’histoire d’un quartier et  par la même d’un pays. Du silence à la parole, un long et douloureux cheminement qui s’écrira dans la souffrance et le sang et la confiscation autoritaire de nombreux rêves de fraternité citoyenne. 

Et quand on referme le recueil, on se dit que l’on vient de lire en fait  un vrai roman.



Abdelmadjid KAOUAH



Le jour où Mme Carmel sortit son révolver et autres nouvelles, Editions DALIMEN, 2015

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