DIX ANS APRÈS
MAHMOUD DARWICH
OU LE TROYEN TRIOMPHANT
Dix ans
d’absence. Dix ans de nostalgie. Et de présence non démentie par-delà la mort
et l’oubli. 2008, c’est dix ans de sa
mort et c’est aussi son année. L’année
de l’homme au feu lyrique. Dans notre dernière chronique, nous évoquions ce moment
commémoratif. Nous
y revenons. 2018, année de l’inoubliable Mahmoud Darwich trop tôt disparu
auquel les hommages sont encore rendus à
travers le monde. Et c’est aussi l’occasion de nouvelles publications posthumes
du poète et de son parcours.
DEFENSE
ET ILLUSTRATION
Ainsi le quotidien égyptien
Al-Ahram publie un ensemble de documents et de photographies rares du
poète palestinien dont il fut un brillant collaborateur. En France, le trio
Joubran lui avait donné rendez-vous à Arles, l’une de ses dernières stations
sur terre. Le 19 septembre prochain l’Institut du monde arabe - qui considère que l'œuvre de Darwich, est une
véritable défense et illustration d'une terre, d'un peuple, d'une culture - accueillera un hommage posthume en son honneur.
Et de nombreux et divers
hommages ont déjà eut lieu ou jalonneront encore la fin de l’année 2018. Et
pour les mélomanes, ils peuvent se tourner sur les impérissables poèmes (
Oummi, Rita, Inscris…) mis en musique par Marcel Khalifa.
Une décennie plus tard depuis sa disparition, l’émotion
qu’elle a suscitée est loin de retomber. Il y a dix ans, le cœur de Mahmoud
Darwich s’était arrêté de battre, un samedi 9 août 2008 à 18h35’ GMT, à Houston
au Texas... Au Texas, comme une métaphore ultime d’un exil quasi-perpétuel, à
des milliers de kilomètres de sa Galilée natale. Et comme un clin d’œil à un
poème de jeunesse et l’homme Peau-rouge qu’il a hautement célébré. Dans la
masse des réactions, des émotions et des admirations, nous avions relevé ces
lignes à la fois simples et expressives d’un Maghrébin anonyme sur la relation emblématique avec
Darwich : « A 17 ans, j’ai connu Darwich et j’ai découvert l’amour. A 24 ans,
je redécouvre Darwich… l’engagement et la révolution avec. A 42 ans, Darwich
n’est plus. Je découvre la nostalgie ! »
La « puissance de feu » de son lyrisme a fait vibrer, rêver
et mouvoir au moins des générations. Son verbe a transformé en victoires
morales les guerres et sièges tragiques auxquels le peuple palestinien fut exposé. Ce qui fait la force et la valeur
de sa poésie, c’est qu’elle est loin d’être une simple et interminable
chronique du malheur du peuple palestinien. Il en était conscient et mettait en
garde ses lecteurs, voire ses adulateurs. « Certains Palestiniens qui vivent
dans des conditions difficiles demandent au poète d’être le chroniqueur des
événements tragiques qui se déroulent tous les jours en Palestine. Mais la
langue poétique ne peut pas être celle d’un journal ou de la télévision, elle
doit même rester en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un
détail ». Mahmoud Darwich appartenait à une longue tradition de la parole
poétique, voire prophétique, et dont il était la pointe immergée avec son quasi
jumeau Samih Al-Qassim qui lui aussi n’est plus de ce monde . Le face-à-face
avec son oppresseur de ce fils d’une terre des prophéties avait aiguisé ses
vers et approfondi sa charge métaphorique.
PUISSANCE LYRIQUE
Lorsqu’éclata la première Intifada, Mahmoud Darwich écrivit
le poème « Passant parmi les paroles passagères »,.Ce poème (voir extrait
ci-contre), qui dit qu’il est temps que la colonisation s’arrête, provoqua en
Israël une vague de réactions
hystériques. Après le déclenchement de la « Révolution des pierres » dans les
territoires occupés, le Premier ministre d’Israël en personne, à l’époque,
Ytzhak Shamir, monta à la tribune de la Knesset pour dénoncer le poème de
Mahmoud Darwich… Un cas inédit dans l’histoire parlementaire. Mais il y a aussi les consciences lucides.
Tel l’écrivain israélien, A. B. Yehoshua, qui considère Darwich- connu en 1960
et rencontré à nouveau à Haïfa en 2007 - comme « un adversaire sur le plan
politique et un ami car il était aussi un voisin », lui a rendu hommage et a
trouvé une bonne chose que d’apprendre la poésie de l’auteur de « Rita » et de
« Inscris, je suis arabe ! » dans les écoles israéliennes…
Il faut se rappeler que l’homme ne fut pas seulement un
poète, il était à sa manière un tribun politique autrement plus efficace que
les pâles discours et ronronnements qui ont fini par lasser la rue arabe.
Darwich qui avait rang de ministre de la culture de l’OLP n’avait pas cautionné
les accords d’Oslo, tout en exprimant garder sa confiance en Arafat. Son ami,
Edward Saïd, l’auteur de l’emblématique essai sur l’orientalisme arabe, membre
du Parlement palestinien en exil, fut plus acerbe. Il démissionna de son poste
de parlementaire et publia un virulent texte intitulé : « Oslo : le jour
d’après ». D’entrée, il écrivait : « A présent que l’euphorie s’est un peu
évaporée, nous pouvons réexaminer l’accord Israël-OLP avec tout le bon sens
nécessaire. Il ressort de cet examen que l’accord est plus imparfait, et pour
la plupart des Palestiniens, plus déséquilibré que ce que beaucoup supposaient
au départ… »
JOB EST
PALESTINIEN
Rétrospectivement, près d’un quart de siècle après,
l’histoire lui a donné, en quelque sorte, raison au vu des résultats
affligeants du processus politique. Job
n’est-il pas Palestinien ? Ou plutôt Joseph ? Youssef, celui que le poète
évoque ainsi : Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : j’ai vu
onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant, moi, prosternés
» ? L’ombre du Nazaréen et sa crucifixion parcourt son œuvre, ici et là, dès son
recueil « Les oiseaux meurent en Galilée ». Mais en quoi un tel langage qui
convoque le soleil et la lune, les figures messianiques, peut-il être perméable
aux enceintes politiques ? Lui ne craignait pas de confesser : « Je
n’arrive pas à faire dirigeant le jour et poète la nuit. »
Mahmoud Darwish nous a quittés, semble-t-il sur un
malentendu. Et dont il n’est pas responsable. La « puissance de feu « de son
lyrisme y est peut être pour quelque chose dans ce quiproquo entre la réception
de son œuvre et son destin de poète. Pourtant ces dernières années, il ne
manquait guère dans ses poèmes et ses entretiens de mettre les points sur les
i. Face à la déshérence de la cause palestinienne, sa parole est devenue
d’autant plus précieuse qu’elle permettait au public du monde arabe entre deux
récitals de renouer avec les incantations et l’utopie originelle…Épique,
lyrique, parabolique, sa poésie ne s’est donc jamais voulue programme
politique.
« Je réclame d’être traité en tant que poète, non en tant que citoyen palestinien écrivant de la poésie. Je suis las de dire que l’identité palestinienne n’est pas un métier. Le poète peut évoquer de grandes causes, mais nous il nous faut le juger sur ses spécificités poétiques, et non sur le sujet qu’il traite. C’est sur le plan esthétique qu’on reconnaît la poésie, non sur le contenu. Et si les deux coïncident, tant mieux".
« Je réclame d’être traité en tant que poète, non en tant que citoyen palestinien écrivant de la poésie. Je suis las de dire que l’identité palestinienne n’est pas un métier. Le poète peut évoquer de grandes causes, mais nous il nous faut le juger sur ses spécificités poétiques, et non sur le sujet qu’il traite. C’est sur le plan esthétique qu’on reconnaît la poésie, non sur le contenu. Et si les deux coïncident, tant mieux".
LE
GOUFFRE DE LA POESIE
Avec
Samih Al-Qassim
Dans un autre entretien (il manifesto, du 29 mai 2007) il
précisait : « Certains Palestiniens qui vivent dans des conditions difficiles
demandent au poète d’être le chroniqueur des événements tragiques qui se
déroulent tous les jours en Palestine. Mais la langue poétique ne peut pas être
celle d’un journal ou de la télévision, elle doit même rester en marge pour
observer le monde, le filtrer à travers un détail ».
Et avec une modestie, il faut le relever, rare chez les
poètes du monde arabe, il ajoutait : « La poésie est un gouffre. J’ai
le sentiment de n’avoir rien écrit ». Reprenant le Grec Yannis Ritsos, il
définissait la poésie comme « l’évènement obscur », celui « qui
fait de la chose une ombre /et de l’ombre une chose, / mais qui peut éclairer
notre besoin de partager la beauté universelle ». Ce qui reste d’une
œuvre. En ce qui concerne Darwich, elle est suffisamment ample, forte, et
transparente pour lui survivre .Dans ses derniers textes, il avait commencé un
long et pathétique apprentissage de la mort. Il l’avait déjà croisée et en
avait relaté quelques épisodes. Et partant il s’était orienté vers la poésie
des choses de la vie, le dialogue avec un brin d’herbe (“Je n’aime pas les
fleurs en plastique”, hélas bien répandues dans le monde arabe), les volutes du
café qui à lui seul est une géographie. Un poète irakien me
faisait observer que Darwich m’avait
point écrit de qasîda contre Saddam. Peut-être, mais il a écrit ‘’Discours versifiés du dictateur’’ , un
poème qui pouvait s’appliquer à plus
d’un pays arabe… ‘’Je choisirai mon peuple Je vous choisirai, un à un, de la
lignée de ma mère, de ma doctrine/.Etc. On ne peut plus éloquent contre toute
forme de dictature.
LE
DEUIL ET LA METAPHORE
Métaphore des temps présents : de l’exil, de l’abandon
du peuple palestinien par la communauté internationale, des états de siège, du
dénuement, de l’enfermement, du Mur, des fausses illusions des accords d’Oslo,
de l’indifférence des pays arabes, de la volonté de puissance et du sectarisme
politique et religieux, des affrontements fratricides de la corruption, de
l’érosion de l’espérance, de tout cela, Mahmoud Darwich en est mort. C’est dire
combien, aujourd’hui, à l’heure du naufrage des accords d’Oslo, des reniements
et des mystifications, la parole de Mahmoud Darwich manque. Comme déjà écrit
dans ces colonnes, il est des poètes dont le deuil ne s’achève jamais. Mais il
suffit de prendre au hasard l’un de ses recueils, l’une de ses qasîda pour que
le miracle de la parole salvatrice advienne. … Il a disparu au moment où la
« puissance de feu » de son lyrisme avait atteint la perfection.
Mahmoud Darwich, la voix, le champion et le héraut du martyrologe du peuple
palestinien, avait de son vivant récusé les ors et les maroquins ministériels
pour mener une vie de citoyen auprès des siens à Ramallah, surtout durant le
siège imposé par Israël en 2002. Peut-on échapper à son destin, quand à 12 ans,
on écrit en toute innocence à l’école de l’occupant israélien un poème
dénonçant la « Nakba », que l’on se fait tancer et menacer pour cela
par un gouverneur militaire ?
Dans ses derniers textes, il avait commencé un long et
pathétique apprentissage de la mort. Il l’avait déjà croisée et en avait relaté
dans ses écrits quelques étranges épisodes à son propos. Mahmoud Darwich savait
donc depuis longtemps qu’il avait immanquable rendez-vous avec la Mort. Depuis
2008, il repose sur une colline de Ramallah, face à Jérusalem. Oui, il est des
poètes dont le deuil ne s’achève jamais.
EXTRAIT
‘’
Vous qui passez parmi les paroles passagèresVous fournissez l'épée, nous fournissons le sang
Vous fournissez l'acier et le feu, nous fournissons la chair
Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres
Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie
Mais le ciel et l'air
sont les mêmes ppur vous et pour nous
Alors prenez votre lot de notre sang et partez
allez dîner, festoyer et danser, puis partez
À nous de garder les roses des martyrs ‘’
Chronique des 2Rives
Par Abdelmadjid KAOUAH
REPORTERS.dz