dimanche 29 janvier 2017

ANGEL Entretien avec le cinéaste Stéphane FERNANDEZ



                                   
 Stéphane FERNANDEZ :






‘’ Le réel est déjà tellement incroyable et passionnant à documenter ! ‘’


Stéphane Fernandez, français, catalan, est petit-fils d’exilés espagnols. La guerre d’Espagne est la toile de fond de son film documentaire, Angel. L a guerre   fait partie de son héritage familial, souligne-t-il. Les histoires  de cette guerre, il les a écoutées chez les amis de   sa grand-mère, trop tôt disparue comme son grand-père, exilé républicain en France. .. D’ailleurs son père Domingo, y tient un rôle.  Ce dernier  s’était mis à interviewer des anciens de la guerre d’Espagne. La graine était semée. Mais avant de réaliser des documentaires Stéphane Fernandez  a mené une carrière journalistique qui l’a mené en Amérique latine, des guérillas de Colombie à la Bolivie indienne, en passant par le Pérou des producteurs de café et le Brésil des forums sociaux. Il a connu l’Afrique et ses collines sanglantes au Rwanda, les combats dans l’Est du Congo ainsi que les famines au Sahel.         
 En France, il s’est intéressé aux laissés pour compte sans logis, les sans-papiers. C’est donc en homme d’expérience qu’il a entamé la réalisation de son film, Angel éponyme de son personnage central. On peut dire que Stéphane Fernandez a réalisé là un film documentaire exemplaire, à la fois rigoureux, sans pathos, mais d’une grande humanité. Et il faut le souligner, aux côtés du personnage incarné par son père qui joue en quelque sorte l’éclaireur, il a été servi par un formidable acteur –amateur- qui crève l’écran. Tout cela dans une forme, un genre plutôt,  revisité  avec subtilité et inventivité : le road-movie, un genre typiquement  américain auquel Stéphane Fernandez imprime, de Barcelone à Toulouse, en faisant le détour par les camps de concentration d’Argelès-sur-mer, la Dordogne et Lyon, son empreinte. Une enquête, quête portée par une BOF, vraiment originale.
En ce mois de novembre, Angel, fait partie d’une sélection de films documentaires  mis en lumière  par l’Association de cinémas Art et essai de Toulouse, ponctuées de rencontres et de débats.  Le film est passé auparavant dans la section Politique et société  de la dernière édition de Cinespanà, (vingt et unième du nom) en présence d’un public de scolaires. Un débat passionnant s’en est suivi avec les protagonistes du film, Fernandez père, Fernandez   fils et Angel l’unique ! Une projection d’un tel film à Alger ne serait pas superfétatoire. Bien au contraire, une belle leçon de cinéma humaniste qui parle aux Algériens de choses qui ne leur sont inconnues. 
A.K.
Reporters :Au  départ, vous avez entamé  une carrière journalistique. Une démarche assez  atypique ,  aujourd’hui on doit sortir d’une école de cinéma pour faire des films ?

Stéphane FERNANDEZ : J'ai commencé à travailler comme journaliste au sein d'une toute petite rédaction d'une revue d'une ONG. Là, j'ai rencontré des gens passionnés qui avaient les yeux grands ouverts sur le monde. C'est sans doute la meilleure école. Faire des films n'était pas dans mes objectifs de l'époque. Par contre, enfant des années 70 et de la télé, j'avais conscience de la force des images. C'est en regardant en direct le mur de Berlin s'effondrer ou la révolution roumaine et la chute de Ceausescu que s'est forgée en moi l'envie de raconter les événements du monde, qu'ils se déroulent à l'autre bout de la planète ou devant notre porte. Sans doute qu'il est plus facile de faire des films quand on sort d'une école de cinéma : on a passé du temps à regarder, à analyser, à décortiquer le cinéma des autres, à se construire son univers, à peaufiner son écriture. Pour ma part, mon parcours professionnel est quelque peu atypique. Il est le fruit de rencontres avec quelques personnes déterminantes qui m'ont permis d'aller explorer des formes d'écriture différentes, notamment l'écriture cinématographique que je découvre petit à petit. Sans professeur donc et "sur le tas" comme on dit. C'est encore possible.


Reporters : Quel bénéfice, quel enseignement avez-vous tiré de vos  «  travaux »  journalistiques à travers le monde ?

Stéphane FERNANDEZ :Je ne sais pas si ce sont des "bénéfices". C'est plutôt une manière d'être au monde, d'avoir les sens en éveil, de se laisser émouvoir par une rencontre, un paysage, une histoire. Il n'est pas besoin d'aller au bout de la planète pour explorer le monde et ses problèmes. Le monde, l'aventure commence à notre porte. Encore une fois, il s'agit d'avoir les yeux ouverts sur les misères de l'époque, de s'en saisir et de les raconter. Avec ses mots, son regard, sa subjectivité, sa sensibilité. Les différents reportages journalistiques que j'ai pu faire ont surtout valu par la richesse des rencontres.

Reporters : Autre singularité : Vous êtes petit-fils de républicains catalans. Votre père Domingo est né en exil, vous  -même. Vous sentez-vous pleinement français en même temps fidèle à vos racines ?

Stéphane FERNANDEZ : Je suis, pour partie en effet, issu de cet exil espagnol après la victoire des troupes franquistes. Mon père est né en France. Du côté de ma mère, les racines sont principalement françaises entre le sud-ouest et l'Alsace d'où vient une partie de sa famille après la perte de l'Alsace-Lorraine en 1870. Un exil déjà... L'identité que nous trimballons chacun à notre manière a toujours été pour moi quelque chose de difficile à définir. Mes racines sont multiples et je les revendique toutes et donc au-delà de me sentir français ou espagnol ou catalan, je me suis souvent senti autant concerné par ce qui se passait au bout du monde que dans mon pays et par les différents exils qui ont constitué la France : espagnols bien sûr, mais aussi italiens, polonais, maghrébins, asiatiques... Donc, pour essayer de répondre à votre question, je me sens profondément français mais un français métissé, un peu "métèque et juif errant", un peu même "pâtre grec" pour reprendre l'expression d'un troubadour des temps modernes.


Reporters : La guerre d’Espagne est-elle toujours d’actualité. 80 ans après, à quoi peut servir ce qui fut considéré comme la préface de la deuxième mondiale ?Le cinéma est-il le moyen le plus approprié pour comprendre la complexité de ce drame ?

Stéphane FERNANDEZ : Je pense qu'il faut distinguer plusieurs choses. Tout d'abord il y a le coup d'Etat franquiste de juillet 1936. Ce n'est alors pas une guerre. Seulement des militaires qui organisent un coup d'Etat contre un gouvernement légitimement élu et qui pensent qu'ils vont prendre le pouvoir en quelques jours. Mais le peuple se mobilise, s'arme et défend la République, et certains en profitent pour lancer des expériences révolutionnaires. La guerre s'installe alors dans la durée. Les Italiens et les Allemands qui appuient Franco  s'en servent en effet comme terrain d'entraînement et d'expérimentation. D'une certaine manière, les tensions qui traversaient alors la société espagnole sont toujours présentes aujourd'hui. L'époque a certes changé mais la concentration du pouvoir, de l'argent, du patrimoine dans les mains d'une minorité toujours plus riche et plus avide reste cruellement actuelle. A cela s'ajoute les tensions sur le pays et sa structure même. La monarchie que la transition dite démocratique a remise au pouvoir après la mort de Franco est discréditée (corruption etc.) et de plus en plus contestée par certains secteurs de la société. Dans le même temps, se pose encore et toujours la question des autonomies basque, catalane, galicienne, et de la mise en place d'un État "pluri-national". Ceux qui sont arc-boutés sur une vision d'une Espagne, une, indivisible et éternelle sont les héritiers des franquistes qui criaient "España, une, España grande, España libre"! Au fond, les deux Espagnes sont toujours face à face et assez irréconciliables semble-t-il. La question de la gestion de la mémoire historique et des exhumations des milliers de fosses communes dans lesquelles ont été jetés les opposants aux troupes franquistes reste aussi un sujet de tension entre ceux qui voudraient tourner la page et ceux qui exigent que cette mémoire soit reconnue. Le cinéma, que cela soit par le biais de la fiction ou par le documentaire, s'est largement emparé de cette page d'histoire dès le début. La guerre elle-même a été l'occasion de production cinématographique à usage de propagande. Aujourd'hui les derniers témoins de cet épisode tragique de l'Histoire européenne du XXe siècle disparaissent peu à peu, et peut-être les écoute-t-on avec plus d'attention. Mais la littérature, la poésie, les arts graphiques, les sciences humaines et sociales ont aussi permis de mieux saisir ce qui s'est joué en Espagne en 1936.

Reporters : Alors qu’aujourd’hui, la mode est au « docu-fiction », votre film reste dans une narration classique mais il emprunte au genre « road -movie » ? Comment s’est fixé votre choix sur ce mode de représentation filmique ?


Stéphane FERNANDEZ : Lors de mes premières rencontres avec Angel, j'avais réalisé un entretien assez classique dans lequel il raconte sa vie. Mais je ne voyais pas comment faire un film de ce témoignage si je le laissais assis face à la caméra dans son salon. J'avais la chance d'avoir un personnage encore en forme malgré son âge. Je lui ai donc proposé de retourner sur les lieux les plus importants de sa vie.

Reporters :Angel est à la fois le titre du film et le nom du personnage, narrateur principal. Un vieil homme de 86 ans qui crève l’écran et la parole ! Comment êtes-vous tombé sur ce « phénomène » ?

Stéphane FERNANDEZ : J'ai rencontré Angel par le biais de mon père. Depuis quelques années mon père s'est mis à faire des entretiens d'exilés espagnols. Un jour, alors que je terminais le montage de mon film précédent, il m'a laissé un disque dur avec une dizaine de ces entretiens. Je ne les ai pas regardé tout de suite mais quand j'ai pris le temps de me pencher sur ce matériel je suis resté ébahi par le parcours d'Angel. Le fait qu'il soit passé seul en Frane à 10 ans avec la responsabilité de sa soeur et de son petit frère de 6 et 4 ans, la force de son témoignage, sa mémoire claire, les mille détails qu'ils donnaient...Et puis, à l'époque, ma plus jeune fille avait 10 ans. Comme Angel quand il a pris seul le chemin de l'exil. 


Reporters : Dans sa plongée dans le passé,  vous le faites accompagner par votre propre père ? Est-ce parce qu’il a beaucoup travaillé sur la mémoire ? Ou  pour restituer aussi une partie de votre drame familial ?

Stéphane FERNANDEZ :À partir du moment où mon choix de revenir sur les lieux importants de sa vie était acté, il me fallait trouver un compagnon de voyage, pour respecter les codes du "road-movie". Quand nous étions tous les trois ensemble Angel, mon père et moi, je me rendais compte du lien qui les unissait. Angel parlait à mon père. Il m'a donc paru naturel de lui demander de l'accompagner dans ce voyage. Bien sûr, le fait que mon père ait lui aussi perdu un de ses parents à 10 ans, comme Angel, les réunissait et rendait ce "couple de voyage" crédible.


Reporters : Au cours du récit, vous faites appel à des animations  qui s’appuient sur  les propres dessins d’Angel. Dans quel but ?

Stéphane FERNANDEZ : Angel a vécu la guerre d'Espagne et l'exil comme un enfant. Avec ses peurs d'enfants, ses fantasmes d'enfants... Bien sûr, très vite, à cause des événements il s'est retrouvé en position d'adulte devant faire face et protéger son frère et sa sœur. Par moment l'histoire d'Angel est très sombre, tellement sombre qu'il songe à mettre un terme à ses jours quand il a à peine 8 ou 9 ans. C'est un des moments que je trouve les plus terribles dans le film et dans son histoire. En même temps, Angel m'a dit un jour qu'il parle avec sa mère. Tous les jours. Elle a été "une petite lumière" comme il dit qui l'a sauvé bien des fois. Les quelques séquences d'animation se sont imposées pour permettre d'essayer d'aller toucher cela, ce monde entre le rêve, les cauchemars, les peurs enfantines, le monde imaginaire, à part d'Angel. Quelques uns des dessins qu'il a faits pour ses petits enfants ont en effet inspiré les séquences.

Entretien réalisé  par Abdelmadjid KAOUAH

lundi 9 janvier 2017

PREFACE POSTHUME DE HAMID NACER-KHODJA A DIWAN DU JASMIN MEURTRI




                                    ‘’Une radioscopie à la fois ombrageuse et solaire ‘’
  

Par HAMID NACER-KHODJA





                                                   

C’est un pari audacieux que d’élaborer une nouvelle anthologie de la poésie algérienne d’expression française alors que celle-ci est Somme, Parcours, Vertige. On connaît les limites et contraintes inévitables d’une telle entreprise : les critères de choix, l’absence de tel auteur, la place accordée à tel autre, la subordination à telle logique éditoriale, tout cela contribuant – avec les manuels scolaires et les programmes universitaires – à une formation forcément biaisée du lecteur qui, lorsqu’il lui arrive de s’identifier à un poète, ne (re) connaît que des « morceaux choisis » – quintessence même d’une anthologie (anthos = fleur), un florilège rejoignant le « diwân de jasmin » proposé ici. D’emblée, Abdelmadjid Kaouah explique que maître d’œuvre autonome (une anthologie est toujours une œuvre personnelle et de parti pris), il n’ambitionne pas d’arpenter la totalité du territoire de la poésie algérienne, de surcroît d’une grande fécondité puisque des recueils se suivent avec constance et régularité, avec parfois des noms vite confirmés par une critique de plus en plus rare. S’il n’ y a pas d’anthologie idéale, assure-t-il en liminaire, qui mieux qu’un poète – chercheur par excellence en poésie – peut écrire sur les poètes eux-mêmes ?


 Poète, Kaouah l’est doublement : il est l’auteur de plusieurs recueils et articles incitatifs sur la poésie, un genre méconnu de la littérature algérienne du fait des avatars et impératifs de l’édition comme des préjugés ou de l’inattention du public. Aussi, essaie-t-il de prôner un idéal, celui de faire connaître à son tour les poètes algériens, leurs vies et leurs œuvres. Ce faisant, il se réfère aux travaux de ses illustres prédécesseurs, de Jean Sénac  (1926-1973) à Tahar Djaout (1954-1993) en passant par Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), tous poètes qui, pour les besoins de leur temps, ont établi de libres bilans devenus aujourd’hui balises pour la postérité autant que repères éclairants. L’originalité de Kaouah est de rassembler, sans pécher par omission ni prétendre à l’exhaustivité, « toute » la poésie algérienne où se côtoient morts et vivants, valeurs sûres et créateurs ignorés, des années 1930 à nos jours, soit tout juste une vie d’homme. L’anthologiste propose donc de lire « la » poésie algérienne en restituant dans une longue introduction son jeune passé qui coïncide avec l’Histoire du pays. A travers l’enchaînement de ses métamorphoses thématiques, la poésie a véhiculé en miroir les grandes étapes de l’Algérie. Le poète s’est érigé successivement en porte-parole de l’asservissement et de l’insurrection d’un peuple dans le contexte colonial, en partisan de l’espérance post-indépendante se défaisant de la rhétorique du réalisme socialiste, en redresseur de torts au regard des perversions de l’homme nouveau dans la jeune république, en perturbateur du discours dominant autant qu’en annonciateur de vérités à venir, enfin en justicier désarmé condamnant sans appel l’innommable infamie intégriste. Mais la poésie algérienne, témoin et conscience de la nation, n’est pas que circonstancielle et évènementielle. A proximité de chantres engagés ou non dans l’action, inféodés ou non à une idéologie, vivent des poètes du dedans aux idées et registres différents. 


D’errances oniriques en itinéraires personnels, entre sourdes confidences et moi hypertrophiés, avec une évidente clarté ou une grâce abstraite, ces auteurs inquiets ou sereins réalisent une radioscopie à la fois ombrageuse et solaire de l’Algérien. Journal de bord d’une patrie en mouvement, journal intime d’une identité d’homme, telle est la dualité porteuse de la poésie algérienne. Kaouah souligne ensuite que la poésie algérienne de graphie française n’est pas à cloisonner dans son particularisme, lequel a suscité nombre de thèses et d’exégèses, d’analyses savantes et de bavardages interprétatifs. Elle est mise en relation – trop brièvement, hélas ! – avec ses sœurs jumelles d’expression arabe et amazighe. 



L’auteur présente quelques clés qui leur sont communes : coïncidence de facteurs historiques, affinités dans les intentions politiques et les remises en question de la réalité collective, similitudes de destins individuels, obstacles partagés entre éditeurs et publics lecteurs ou auditeurs. Quant aux lancinantes questions sur la langue d’écriture, largement abordées, elles aboutissent fatalement à définir une « nationalité littéraire » si chère à Malek Haddad. On sait que celle-ci n’a aucune accointance avec la froideur juridique qui ne l’emprisonne plus. Ni droit du sol ni droit du sang, Kaouah plaide pour une approche plus généreuse de l’algérianité poétique en intégrant des poètes binationaux et des auteurs comme Jean Pélegri et Jean-Claude Xuereb dont le droit de plume est authentiquement algérien. Un pays, trois langues, une littérature algérienne. Les anthologies, conçues séparément en chacune de ces langues ou les regroupant toutes, se relaient, se superposent, se complètent et convergent toutes vers une évidente unité : l’affirmation d’une Parole poétique pour une littérature nationale.



Photo Rénia Aouadène : Université de Montpellier, 2005, en compagnie de Hamid Nacer-Khodja qui soutenait sa Thèse sur Jean Sénac, sous la direction du Pr. Guy DUGAS



 Jugé téméraire au début de cette préface, le projet de Kaouah devient raisonnable de par son utilité novatrice. L’auteur actualise des anthologies depuis longtemps épuisées en rectifiant et en célébrant l’ancien et le nouveau. Lire les anciens auteurs avec un œil neuf et à la lumière de l’évolution silencieuse de la sensibilité poétique algérienne, contribuer à l’émergence dans la durée de nouveaux noms avec lesquels nous faisons connaissance, parfois pour la première fois, son ouvrage se veut guide suggestif. D’où filiations, situations et propositions de lectures invitant à une variabilité insoupçonnée de la poésie algérienne. Par l’ampleur des informations accumulées et partiellement vécues par l’auteur, le sens d’une synthèse claire sur un sujet qui l’est moins, le don d’aller à l’essentiel sans schématiser, Kaouah a réussi son devoir aussi légitime que solidaire.

H.N-K.





* DIWAN DU JASMIN MEURTRI : une anthologie de la poésie algérienne « de graphie française », CHIHAB EDITION, ALGER, 2016