samedi 30 août 2008

CHRONIQUES DES 2 RIVES : Aimé CESAIRE







Papa Aimé
Aimé Césaire , l’athlète de la parole anticolonialiste contre la mort. Quelque fût l’issue de ce combat crépusculaire, Césaire l’ a ajouté à ses légitimes lauriers. Long, douloureux et triomphal chemin que celui de ce fils de la Martinique. Chemin dans sa vie d'homme et de poète. Quand il débarqua en France au début des années trente, la métropole est encore dans l'exaltation de sa « mission civilisatrice « avec l'Exposition coloniale et la commémoration emphatique du rattachement des Antilles. Etudiant brillant mais tourmenté, il est révolté par la condition humiliante faite à sa terre d'origine et plus encore par le drame subi par le continent africain. " Et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins chers que nous ».. En exil, à Paris, Aimé Césaire se forgera ses "armes miraculeuses" en rupture avec la " poésie de décalcomanie " des Antilles natales où l'on s'adonnait au sonnet… Pour Césaire, il fallait de toute urgence retrouver le point d'origine de l'homme noir, se dépouiller des oripeaux du paternalisme et mettre un terme à l'inféodation séculaire. mot « Négritude. " : « le fait simplement d'affirmer qu'on est nègre était un postulat révolutionnaire ". Son Cahier d'un retour au pays natal irradiera le destin de toute la littérature africaine d'expression française et au-delà . Frantz Fanon rapporte dans Peau noire masques blancs qu'une femme s'évanouit lors d'une conférence d'Aimé Césaire tant son français était " chaud "…Faut-il rappeler son Discours sur le colonialisme de 1950 ? " On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer… Moi je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions niées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties ". Paroles, creuset d'un vaste mouvement émancipateur à la recherche d'un nom pour la patrie comme le dira son contemporain algérien Jean Amrouche. Césaire est aussi homme des ruptures, comme celle qu'il marqua en 1956 avec le PCF pour cause de tiédeur à l'endroit des questions nationales. Sur le plan littéraire, il refusa l’inféodation au Surréalisme. Aimé Césaire " est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l'homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s'imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité » André Breton. Les luttes de décolonisation faisant leur son œuvre, Césaire fut parmi les premiers, notamment dans sa pièce La tragédie du roi Christophe (1963), à traiter du " soleil des indépendances "africaines :" la libération, c'est épique, mais les lendemains sont tragiques". Au soir de sa vie, Césaire n'a pas cessé de s'interroger et de nous interpeller : " A l'heure où nos identités, déçues par le mythe du progrès et dévastées par les faux universalismes, se réveillent, leur revendication ne peut-elle être que passionnelle et violente ? Affirmation de soi et négation de l'autre sont-elles inséparables ? ". Son œuvre poétique survivra à l'image d'un village africain, exubérante, tellurique, foisonnante, torride, sonore comme un tam-tam ponctuant peines et allégresses de la grande tribu humaine.



Une planète où les plus humbles, " ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni l'électricité ", retrouvent leur grandeur solaire et ont voix dans l'histoire. Notamment, dans une langue qui naguère intruse est transfigurée par la parole abyssale des décolonisés en arme miraculeuse de portée universelle !
On a vu avec énergie le Vieil Homme se refusa aux sirènes assourdissantes de la « peopolisation »de l’Hexagone et fustigea le révisionnisme colonial.
Aux Antilles , on l’appelle tout simplement Papa Aimé
A.K.
N.B.: écrit le 14/04/08
Revu ce 30 août 2008


































CHRONIQUES DES 2 RIVES : Mohammed Iqbal

Le sang des étoiles


Quelle place pourrait tenir Mohammad Iqbal dans le Pakistan actuel dont il serait le père spirituel ? La question reste ouverte. La première oeuvre du prodigieux Mohammed Iqbal (né le 22 février dans le Punjab décédé le 21 avril 1938) n'avait rien à avoir avec la spéculation philosophique, l'exégèse mystique ni encore moins avec la poésie. Cette dernière plus tard s'en nourrira et leur donnera une plus grande amplitude. C'est un manuel d'économie, en urdu qui portera sa première signature publique. Poète, prosateur, philosophie, linguiste, juriste, homme politique Mohammad Iqbal se décline sous plus d'une facette. Il détenait une connaissance encyclopédique, recouvrant les richesses de sa civilisation d'origine et les avancées les plus audacieuses de la science moderne. Il se mouvait dans les plus hautes sphères de l'intelligence humaine, de ses correspondances avec la création. Dans son approche de la Révélation coranique, la fatalité, la résignation et la damnation n'avait pas de place. Il aimait rappeler le message mohammadien: "Je suis venu parfaire ce qu'il y a de parfait dans l'homme". Et Iqbal, en poète clamait dans ce sillage prophétique: "Je vais de l'étincelle à l'étoile et de l'étoile au soleil". Il n'eut crainte de heurter les assurances bigotes de l'époque. En son temps, malgré de modestes impulsions émancipatrices, la torpeur était dominante dans le sous-continent indien. Il séjourna en Europe, au début du 20ème siècle, et initia un dialogue intellectuel avec quelques figures de proue de la pensée occidentale, tels Nietzsche et Goethe. Il avait rencontré notamment Bergson et Louis Massignon. "Mohammad Iqbal a retenu pour lui-même et ses contemporains musulmans " que "l'originalité est le fondement de la création" et que "la vie ne se réforme pas au moyen de l'imitation »
Tel est le message qu'il n'a cessé de développer dans « une œuvre qui intéresse cependant aussi bien l'Orient que l'Occident ». Et sa critique de la pensée occidentale s'accompagnait d'une volonté de "reconstruire la pensée religieuse de l'Islam". Iqbal a mis à profit son expérience européenne pour rencontrer notamment Bergson et Louis Massignon. De retour à Lahore en 1908, il abandonne la chaire de philosophie et de littérature anglaise qu’on lui offre, pour se consacrer à l’étude du droit, mais surtout à la vie politique de son pays. S’il récusait l’arrogance triomphale de l’Occident, il était acerbe à l’endroit de la dénaturation à laquelle l’islam se trouvait livré, conséquence qui lui semblait due à l’effet pervers des conceptions platoniciennes de l’héritage grec , préservé et prolongé par la civilisation arabo-musulmane… Il était convaincu que de telles dérives faisaient perdre à l’islam sa vitalité originelle. Dans divers textes, de réflexion ou de poésie (chez Iqbal, comme signalé, il n’y avait pas de dichotomie entre les deux), il fustigeait l’enfermement mystique qui pouvait conduire la multitude à l’apathie. Il la mettait sur le compte de la vieille croyance du Monisme prêchant l’immanence divine et considérant le monde comme une simple émanation. . Au destin perçu comme une simple résignation, il oppose la revivification et la Parole sacrée dans ce u’elle incite à assumer son destin par la responsabilité et la rationalité. Pour Iqbal, la foi vécue ne se limite pas à quelques exercices de contrition ou le formalisme doctrinaire. La dévotion authentique passait par une résurrection de la société, alors sous domination coloniale. « Le plus grand obstacle à la Vie est la matière, la Nature, cependant, la Nature n’est pas mauvaise puisqu’elle permet aux puissances internes de se développer. Le Moi cherche à se libérer en éliminant tous les obstacles sur son passage. Il est en partie libre, en partie déterminé et il atteint à la pleine liberté en s »approchant de l’individu qui est le plus libre. Dieu. En un mot, la vie est un effort vers la liberté », écrivit-il en préambule à son livre Les Secrets du Moi (1915) ; Le message d’Iqbal procède en fait du sursaut initié par Djamel Al-Afghani ; ce qui est neuf avec Iqbal, c’est l’art avec lequel il lui a insufflé une jeunesse et une tonalité inégalées. Mais Iqbal lui-m^me, pouvons –nous lire dans l’essai décapant et érudit de Rédha Malek, Tradition et révolution : le véritable enjeu » (Anep, 2001) n’échappe à « tentation mystique ». : « Revenir aux sources de la vrai foi, cet objectif de toujours des réformistes, Iqbal l’a peut-être réalisé plus profondément qu’aucun autre. Il ne s’est pas contenté de combattre les déformations extérieures du culte, il s’est efforcé d’aller plus avant. En s’attaquant aux durs revêtements d’une théologie multiséculaire, il s’affirma digne continuateur d’Al-Ghazali et, en élaborant sur des décombres sa propre conception d’un Islam repensé à neuf, c’est à Bergson et à Nietzsche qu’il fit appel ». Hélas, dans le cadre de cette chronique, nous n’aurons ni la prétention ni la latitude de mettre à plat cette complexe problématique - qui n’est pas seulement de l’ordre de la spéculation philosophique mais en définitive constitue la question capitale du devenir du monde arabo-musulman contemporain. Rappelons comme le souligne Rédha Malek : « …L’Islam, en prodiguant ses encouragements aux sciences de la nature, ne pouvait ne pas faire appel, en même temps, à la libre spéculation rationnelle qui en est l’âme et le sang ».
Pour notre part, nous voulions juste exhorter à revisiter par la lecture le Poète de l’Orient (Quand elle est dépourvue de flamme, la vérité est philosophie ; elle devient poésie quand elle emprunte sa flamme au cœur.) qui nous semble aujourd’hui bien oublié. Il le savait de son vivant : « Lorsque je quitterai ce monde, Chacun dira « Je l’ai connu. » Mais la vérité est, hélas ! Que personne ne savait qui était cet étranger ni d’où il venait ». Mais « il faut au matin pour naître le sang de milliers d’étoiles ». C’est encore signé Iqbal.
A.K.

CHRONIQUES DES 2 RIVES : Nourredine SAADI


Nourredine SAADI
La mémoire et ses demeures

Nourredine Saadi, titre après titre, construit avec méticulosité- et paisiblement- une œuvre. Avec son dernier livre, « Il n’y a pas d’os dans la langue », il administre la preuve, pour ainsi dire, qu’il est à un haut degré de son art d’écrire. Son dernier opus n’est pas volumineux mais il est d’une densité et d’une teneur décapantes. Au travers de treize textes, il explore les facettes tantôt mouvantes, tantôt éclatées de destinées humaines, dont la sienne au premier chef est concernée, dans le travestissement de l’énonciation littéraire. Car, cet « homme sans âge, les yeux délavés par les soleils et les pluies » a plus d’une ressemblance avec l’auteur qui se déclinera à la faveur de différents épisode qui se donnent à lire de façon autonome tout en s’articulant par fragments dans un récit global.
Il avait placé son premier roman, Dieu-Le-Fit (Albin Michel1966- Prix Kateb Yacine) sous les auspices de la fable politique, ainsi définie par Italo Calvino : « Durant les périodes d’oppression, l’écrivain qui veut donner une forme claire à sa pensée l’exprime au moyen de fables ». Il y décrivit ainsi la descente aux enfers d’hommes et de femmes livrés à un système arbitraire dans un une contrée surréelle, la « Wallachye ». Maîtrise du temps, possession du pouvoir, il donnait une nouvelle version de l’Exode revisité par Ubu. (Et, pour l’anecdote, il avait anticipé, sur les montres dites « bling bling » !). Tout en restant dans son registre, il changeait de tonalité et de mesure avec La Maison de Lumières, (Albin Michel, 2000), un récit fortement nourri par le mythe et les symboles. C’est l’histoire d’une maison qui se décline comme la métaphore de la tragédie d’un pays. Métaphore articulée par un impressionnant travail de recherche historique. Avec La Nuit des origines, l’embrayeur du récit est représenté par un lit à baldaquin qui nous vaut une description minutieuse, haute en couleur et pleine de vérité du marché aux puces de Saint-Ouen. La Nuit des origines (Ed. L’Aube, 2005) donne à lire, cette fois encore, une quête identitaire, personnifiée par une femme, Abla, Alba, Blanche en français. C’est Bayda dans Dieu-Le-Fit : « Sans même achever le mot, elle le biffa d’un trait, agacée, et le remplaça par mémoire, oubliant m^me d’accorder au féminin » (Réminiscence de « Blanche ou l’oubli » d’Aragon ?) Mais en fait, le personnage central n’est autre que cette Algérie à visage de femme et de drame. Hier, Ombre gardienne, indomptable aujourd’hui éclaireuse d’un futur plus juste… Sophonisba en perpétuel avatar. A l’évidence, femme et mémoire sont une vieille histoire algérienne, une inépuisable légende algérienne que Nourredine Saadi remet sur le métier dans Il n’y a pas d’os dans la langue par de brefs récits : La demeure du père, L’inconnue de la neige, Pèlerinage du désir. L’exil fait le plus souvent figure de désenchantement, N. Saadi avoue vivre « exil heureux ». Le secret de ce bonheur paradoxal serait-il à mettre du côté de cette traversée permanente , lourde d’histoire violente entre le pays natal et celui de l’exil rendu « habitable » par la rencontre imposée avec une langue contenant des « outils nuptiaux » (R..Char) pour dénoncer l’oppression d’hier (coloniale : Un homme nu) ou celle du présent ensanglanté par le terrorisme (Tala et Guilef, comme si). Collision de langue, collision de mémoires. Cette « aventure ambiguë » (Cheikh Hamidou Kane) inaugurée avec la langue « intruse » est à plusieurs détentes. . Marâtre ou maîtresse (d’école) ? C’est toujours de l’ordre de la passion. Ecrire permet de mettre un peu les choses en ordre. C’est une autre forme de Slam (Tu Frances bien) que l’enfant de Constantine pratique avec la langue française. Dans son monde, les langues co-existaient mais se tenaient à distance respectueuse. A chacune sa fonction. Celle de l’espace intime (Chez nous, la France ne pénétrait pas. On parlait arabe. On mangeait arabe. On s’asseyait à l’arabe autour de la meïda. On était arabe par tous les sens –les yeux, la bouche et surtout le nez, le nif, car si je m’aventurais à violer cette règle, le rappel à l’ordre était aussi ferme que tonitruant : Matahchemech !La honte… »). D’ailleurs, le livre puise son titre d’un adage du patrimoine populaire transmis par le père. Lapidaire et intriguant : Il y la langue, la parole, et par-dessus l’attitude morale dans la vie et dans les engagements. Une maxime éloquente (qui n’est pas sans apparenté avec le parcours intègre, à la fois, du citoyen et de l’intellectuel pour ceux qui connaissent un peu l’homme).Mais la vie ne se limite pas à l’espace familial, elle est partout, surtout dehors dans un enchevêtrement vertigineux dans la ville grouillante construite sur le Rocher survolé par le Vautour noir, bruissant de parlers divers comme le Rummel.
Terrible dilemme pour l’homme mûr (« d’habiter un pays alors que c’est un autre qui vous habite ») alors que pour l’enfant : « cela semblait naturel : c’était ainsi- aussi simple que ça ». On comprend mieux l’origine , cette passion pour les mots, une sorte de jubilation lexicographique ( L’E dans l’O,) que dévide l’auteur au long de ses livres ( Cf. la portrait de Robert Laffont , brillant lexicographe et viticulteur colonial né en Algérie dans « Dieu-le-fit) L’étymologie d’un mot fonctionne chez N.Saadi comme un embrayeur de mémoire et de récit en français qu’en arabe . Et, Constantine, sa ville natale, simultanément farouche et maternelle, est ancrée dans toute l’œuvre (ici, Le retour à Constantine) comme une balise mémorielle qui éclaire l’exil et irrigue l’écriture. .Mais entre Constantine de Kateb Yacine des fulgurances contre l’oppression coloniale et la « sienne », le temps des promesses non tenues et des dérives mortifères ont fait leur œuvre. La condamnation des intégrismes meurtriers est sans appel. Mais on peut noter dans les textes de N. Saadi un regard et une sensibilité sous-jacents, ouverts avec bienveillance sur tout ce qui touche au sacré populaire. Et, en filigrane, une sorte de fil spirituel, loin d’un quelconque mysticisme, parcourt son œuvre, et procède en conséquence, de la complexité de la quête mémorielle et identitaire.
Souvent chez des écrivains maghrébins le roman dérive vers le discours incantatoire et l’imprécation Dans « Il n’y a pas d’os dans la langue », rien de cela. Le récit et l’écriture coulent de source. Incontestablement, Nourredine Saadi a bien su retenir et transfigurer de façon romanesque la sage et belle leçon de son père.

A.K.

Il n’y a pas d’os dans la langue de Nourredine SAADI, Editions Barzakh et L’Aube, 2008

GRAND ENTRETIEN : Maïssa BEY




Maïssa BEY
Sous le jasmin la nuit
Alger/La Tour-d’Aigues,
Éditions de Barzakh/
Éditions de l’Aube, 2004,



C’est avec une sereine détermination
que Maïssa Bey, romancière
algérienne révélée dans les
années 90, poursuit son travail
de décryptage de la société algérienne
contemporaine. En familière
des récits brefs, elle nous
donne à lire un nouveau recueil
de nouvelles composé de onze
textes dont l’un, « Sous le jasmin
la nuit », donne le titre générique
à l’ensemble. Maïssa Bey nous
invite à une plongée multiforme
dans les tréfonds d’un monde à
la fois hanté par le fantasme et
soumis au carcan de la tradition
dans les menus gestes de la vie
quotidienne. Si la romancière
s’applique sans grandiloquence
à étaler et déchiffrer les contradictions
d’une collectivité aux
diverses facettes, elle ne néglige
pas de dessiner avec finesse les
contours et les visages de destinées
individuelles. Dans un univers
où « le soleil… est féminin »,
la puissance reste l’apanage de
l’homme. Épouse (comme dans «
Sous le jasmin la nuit »), mère
(« En ce dernier matin ») ou
jeunes adolescentes saisies par le
rêve et en quête d’avenir, la
femme est toujours en décalage,
au bord du naufrage même si,
au fond, elle reste la véritable dispensatrice
de la force et de
l’équilibre. Mais dans une société
pétrie de surdité, le cri de la
femme est voué au royaume du
silence, au mieux au louvoiement
et aux postures de la dissimulation.
« Elle patauge elle bute
tombe se relève s’accroche aux
buissons de ronces recouverts de
neige elle tremble elle appelle elle
n’entend que l’écho de ce long
hurlement qui sort d’elle et se
fracasse contre nos silences. »
(p. 18). Et les plus belles rébellions
féminines contre l’ordre
masculin peuvent se conclure en
vagues écumeuses mais impuissantes
: « Et les colères qu’on ne
sait plus exprimer viennent
mourir à nos pieds, en gros
bouillons, avant même d’avoir
eu le temps de prendre forme. »
(p. 95). Le rêve comme le quotidien
s’ouvrent et se définissent
par une formule qui culmine à
l’absurde : « Nonpourquoiparceque
» (titre de l’une des nouvelles).
Plus qu’un dogme, c’est
une alchimie de la renonciation
et de l’aliénation sociale qui
rend stérile le dialogue entre
générations. Faut-il pour autant
croire que la fatalité est le maître
mot de l’univers algérien ? Au
plus profond de l’horreur, le
combat pour la dignité est de
l’ordre du possible comme dans
« Nuit et silence » qui restitue la
tragédie des femmes kidnappées,
violées et enceintes durant
les années les plus horribles du
terrorisme intégriste. « Le
fardeau de la femme » confond
le crime et la faute. C’est pour
cela que la société fermera ses
portes à la victime de ses
propres turpitudes. Elle peut
souffrir le crime mais pas le
déshonneur !
C’est dire que Maïssa Bey est
loin des pétitions de principe de
suffragettes de bonne volonté.
Car devant tant d’horreur, le
« nom de Dieu » résonne dans un
étrange vide. Parfois, le seul
recours est la fuite dans le
surnaturel à l’instar du récit
« Main de femme à la fenêtre »
qui met en scène un épisode
des tragiques inondations de
novembre 2001 à Alger.
«… Toute la ville a résonné des
appels à la prière pour la pluie.
Partout, dans toutes les mosquées
du pays, on a imploré le ciel…
La tentation de l’irrationnel
devient de plus en plus forte. On
dirait que tout se détraque, irrémédiablement.
C’est dans le
coeur des hommes qu’il faut
chercher les vraies raisons de la
sécheresse qui sévit depuis tant
d’années sur le pays. » (p. 129)
Deux autres nouvelles traitent
de la colonisation sous deux
angles différents. L’une, assurément
autobiographique (développée
dans Entendez-vous
dans les montagnes, Éditions
de l’Aube, 2002). La seconde
donne à voir les derniers soubresauts
de la guerre d’Algérie
par les yeux d’une jeune
pied-noir. Dans les deux cas,
avec sa générosité coutumière,
Maïssa Bey administre aux sceptiques
des deux rives de la Méditerranée
une belle leçon
d’humanisme.
L’ensemble du recueil ne
souffre ni de pesantes démonstrations
ni d’emphase. Elle
excelle, comme le notait Christiane
Achour1, à traquer « les nondits,
les contraintes et les hypocrisies
pour faire entendre le cri
de présences au monde ».
Maïssa Bey avec ce nouveau
recueil de nouvelles atteste une
fois de plus que la sobriété
dans l’écriture est sa marque
d’élégance.
Abdelmadjid KAOUAH


Note:
1. « Écrire en Algérie – Maïssa Bey, sept années de création », in Notre Librairie, n° 150, avril-juin 2003.




Maïssa Bey : la parole
conquise (*)
Propos recueillis
par Abdelmajid Kaouah


Abdelmajid KAOUAH :
Maissa Bey, vous faites partie de ces nouveaux
écrivains algériens qui se sont affirmés dans
les années 90, au coeur d’une décennie
tragique. Dans ces conditions, la frontière
entre l’acte littéraire créatif et le témoignage
sociologique n’était-elle pas ténue ?
Maïssa BEY :
En prenant, dans mes deux premiers livres, le
risque d’écrire sur la réalité de ce que nous
vivions dans ces années-là et non pas
simplement de décrire la réalité, je savais que
la réception de mes textes pouvait donner lieu
à des interprétations diverses sur ce qui me
poussait à écrire. Et effectivement, certains n’y
ont vu que le désir de témoigner, une sorte de
devoir de mémoire que je me serais assigné.
Cet ancrage dans le quotidien, dans ce qu’il
avait de terrible et d’insupportable pour nous,
je l’ai voulu, parce qu’il m’était impossible de
faire autrement. Je n’avais pas d’autre moyen
d’affronter cette réalité, et si je l’ai fait par le
biais de la fiction – puisque mes personnages
n’étaient pas « réels », au sens que l’on accorde
généralement à ce mot – c’est parce que,
justement, je ne me sentais pas en mesure de
faire un témoignage sociologique, et encore
moins d’analyser avec le détachement et
l’objectivité nécessaires à ce type d’écrit, la
situation à laquelle nous étions confrontés.
Abdelmajid KAOUAH :
Vous dites dans un entretien : « C’est grâce à
cet équilibre précaire entre le désir de dire et
la tentation du silence que je peux exister. »
Est-ce la conséquence de votre double
condition d’écrivain et de femme dans une
société pétrie de dissimulation et rétive à
l’introspection ?
Maïssa BEY :
Tahar Ben Djelloun écrit dans Harrouda1 : « Il
fallait dire la parole dans (à) une société qui ne
veut pas l’entendre, nie son existence quand
c’est une femme qui ose la prendre… la parole
est déjà une prise de position dans une société
qui la refuse à la femme […] la prise de la
parole, l’initiative du discours, même si elle est
provoquée, est un manifeste politique, une réelle
contestation de l’immuable. » Très jeune, j’ai pris
conscience que j’étais femme, dans un pays où
les femmes n’ont aucun pouvoir de décision,
aucune possibilité d’agir sur leur vie pour en
changer le cours. La seule chose qui m’était
donnée, sans discussion, c’était la possibilité de
faire des études. Et là aussi, j’ai très vite pris
conscience qu’il n’y avait pas d’autre voie si je
ne voulais pas subir le sort de celles qui
m’avaient précédée. J’ai pu étudier sans aucune
difficulté. J’ai eu cette chance.
Si je me place d’un point de vue purement
social – je parle de la société dans laquelle je
vis, avec le poids des traditions et des interdits
qui ne sont pas formulés explicitement –, je
suis dans une situation de transgression. Parce
que j’occupe un espace d’habitude réservé aux
hommes, et que prendre la parole en public,
même si c’est par le biais de l’écriture, c’est
transgresser le devoir de réserve qui est le
nôtre, à nous femmes… C’est en ce sens que je
peux dire que mon écriture est un engagement.
Contre le silence. Contre tous les silences, les
silences imposés par une société qui croit de
cette façonse préserver du regard et du
jugement des autres.
Abdelmajid KAOUAH :
Depuis votre première oeuvre, Au
commencement était la mer 2, vous vous
consacrez aux « destins avortés », aux petites
gens, aux laissés-pour-compte dans une écriture
à la fois sobre et décalée. Si la poésie n’y est pas
absente, l’ironie l’imprègne largement. Est-ce à
dire que pour vous l’humour reste la réponse la
moins désespérée aux avanies de l’histoire ?

Maïssa Bey: Il est vrai que dans certains textes, dans
certaines nouvelles, j’ai usé de ce droit
fondamental, à mon sens, de manier
l’humour, et ce, malgré la dureté du propos.
Non pas gratuitement, mais surtout pour
tenter d’aller au-delà de la dimension tragique
des événements qui jalonnent une vie. Je
pense qu’on établit ainsi une sorte de
connivence avec le lecteur, qu’on lui donne
ainsi l’occasion de retrouver la dimension «
tolérable » ou plus exactement humaine
présente en chacun de nous, même dans les
circonstances les plus difficiles. « Le rire est le
propre de l’homme » ? De plus, pour qui
connaît la société algérienne, et plus
particulièrement la jeunesse algérienne, ici, la
dérision est une forme très courante de
réaction face au désespoir. Pendant les années
les plus dures du terrorisme, les blagues qui
circulaient un peu partout en Algérie ne
portaient que sur le terrorisme précisément
(sur les faux barrages et autres).
Abdelmajid KAOUAH :
Dans Cette fille-là3 et plus encore dans votre
dernier recueil de nouvelles, Sous le jasmin la
nuit4, vos héroïnes sont des femmes en quête
d’identité et de liberté. Peut-on dire que Maïssa
Bey est avant tout une écrivaine féministe ?
Maïssa BEY :
J’ai parlé d’engagement plus haut. Si dire ce
qui est, donner aux femmes la possibilité de
se reconnaître dans les personnages que je
crée, si se poser des questions et mettre des
mots sur leur désir d’être, c’est être féministe,
alors oui, je suis féministe. Je peux
simplement affirmer que mon écriture est née
du désir de redevenir sujet, de remettre en
cause, frontalement, toutes les visions d’un
monde fait par et pour les hommes, de
découvrir et éclairer autrement ce que l’on
croyait connaître. J’ai envie de dire les exils
quotidiens, insidieux, destructeurs vécus par
les femmes. Je veux les sortir des réserves
dans lesquelles l’imaginaire masculin en mal
d’exotisme ou de nostalgie les a parquées, des
harems, des gynécées et autres lieux
domestiques pleins de mystères. Lieux
féminins longuement décrits par les écrivains :
les patios, centres des maisons repliées sur
elles-mêmes, et les hammams. Recréant peutêtre
à leur insu le ventre maternel humide,
obscur, chaud et protecteur. Parfois les
terrasses ou quelque balcon pour mettre en
jeu le regard de l’autre…
Abdelmajid KAOUAH :
Dans cette optique, aussi étincelantes qu’elles
furent, les oeuvres signées par des Algériennes
sont restées longtemps rares. Kateb Yacine
disait qu’une parole de femme valait son
pesant de poudre… Aujourd’hui le champ
de l’écriture féminine a pris de l’ampleur.
Quel regard portez-vous sur lui ?
Maïssa BEY :Parler d’écriture féminine peut
aller dans le sens d’une approche
traditionnelle et souvent contestée par les
femmes elles-mêmes, qui inscrit la littérature
féminine dans un espace réduit, différent et
ayant ses propres caractéristiques. Et donc,
dans cette perspective, dans le sens d’une
exclusion.
Ce choix est délibéré. Il existe une écriture
féminine, dont on parle si peu ou parfois du
bout des lèvres, et elle peine à se frayer un
chemin à travers les mots des hommes.
Ainsi, longtemps les femmes ont été confinées
dans la pratique culturelle de l’oralité.
Expression « du dedans » par opposition à
l’écriture qui est « du dehors », puisque
publiée, publique. L’imprégnation et la
mémorisation de la tradition orale, et donc la
transmission des valeurs féminines
archétypales, s’opéraient essentiellement par
les récits de la mère, de la grand-mère et des
proches parentes. De manière à reproduire,
sans les trahir, les modèles culturels d’une
civilisation qu’il importe avant tout de
préserver et de ne pas remettre en cause.
Chaîne reconnue, encensée, des conteuses
qui, dans l’ombre des patios, dans la
complicité de la nuit et des yeux qui se
ferment, racontent des histoires d’un autre
temps. Mais conter, c’est dire la parole des
autres, c’est s’effacer derrière les mots des
autres. C’est seulement cela. Avec la prise de
parole, ou ce qu’Hélène Cixous nomme
« la venue à l’écriture », une autre femme naît
qui refuse les représentations que d’autres ont
ou ont données d’elle. Et qui l’ont aliénée
depuis des millénaires. Ainsi, trop longtemps
porteuses de la mémoire et de la parole des
autres, les femmes entrées en écriture osent
enfin se dire, transgressant délibérément
l’ordre établi qui voudrait que leurs voix ne
soient que murmures dans le silence de
maisons fermées. Elles posent sur le monde
un autre regard, un regard différent, à la fois
lucide et passionné, lourd des silences subis,
parfois choisis, et des violences traversées. La
parole de femme est souvent une parole
arrachée aux autres, conquise, mais en même
temps arrachée de soi, car elle implique une
3. Cette fille-là, Villegly, L’encre bleue , 2003, coll. Pleine page.
4. Sous le jasmin la nuit, Alger/La Tour-d’Aigues, Éditions Barzakh/Éditions de l’Aube, 2004.
© Notre Librairie. Revue des littératures du Sud.
N° 155 - 156. Identités littéraires. juillet - décembre 2004
mise à nu, un dévoilement, même si, par les
détours de la fiction, le « je » de l’être avance
masqué. Peu importe qu’elle soit faite de
balbutiements parfois maladroits, de cris à
peine audibles ou teintée de cette raucité qui
étreint la voix après de trop longs silences,
elle est là, elle existe, même si beaucoup ne la
perçoivent que dans une perspective de
confrontation. Car, pour bien des hommes
aujourd’hui la littérature féminine ne
s’exprime pas en termes d’affirmation ou de
création mais de réponse et de ressentiment.
Abdelmajid KAOUAH :
Pendant des décennies, le recours à la langue
française fut controversé. Les écrivains
algériens eux-mêmes furent partagés : Malek
Haddad se sentait en exil dans la langue
française tandis que Kateb Yacine considérait
qu’elle était un butin de guerre. Comment,
aujourd’hui, vivez-vous cette problématique ?
Pensez-vous qu’elle soit encore de saison ?
Maïssa BEY :
Déjà, le terme « problématique » me semble
étranger. Je ne comprends pas l’acharnement
actuel de certains zélateurs qui voudraient
effacer tout un pan de notre histoire. Je n’ai
pas de problème avec la langue française.
Parce qu’elle fait partie de mon histoire
personnelle. Je suis née sur un territoire qui,
au moment de ma naissance et pendant mon
enfance, était considéré comme français. J’ai
donc appris tout naturellement le français,
encouragée par mon père, instituteur, qui a
été l’un des premiers Algériens à s’engager
pendant la guerre d’indépendance. Il a
disparu, tué par ceux-là mêmes dont il
enseignait la langue. C’est lui qui m’a appris à
lire, à écrire en français. Et puis, plus tard, j’ai
découvert la littérature française. Et je pourrais
donc dire, comme Boudjedra, que « je n’ai pas
choisi le français, c’est lui qui m’a choisi ». Je
ne me sens pas concernée par toutes les
polémiques sur la langue, dans la mesure où
ce qui est important pour moi aujourd’hui
c’est de dire ce que j’ai envie de dire. Et tout
le reste n’est que… vaines rodomontades.
Abdelmajid KAOUAH :
En dépit des dangers, vous êtes restée en
Algérie où vous élaborez votre oeuvre. Est-ce
parce que c’est là où s’enracine votre parole,
là où peut s’épanouir votre écriture ?
Maïssa BEY :
Bien sûr, comme des milliers d’Algériennes et
d’Algériens, j’ai eu, à une certaine période, le
désir de partir, de ne pas avoir à affronter
chaque jour ma peur, de fuir l’horreur
quotidienne et la terreur. Si je ne l’ai pas fait
c’est peut-être parce que j’ai pu, jusqu’au
bout, préserver l’anonymat que je m’étais
imposé. C’est aussi parce que je suis
profondément et incurablement attachée à
tout ce que j’ai construit ici. Je ne crois pas
pour autant qu’il m’est nécessaire d’être là
pour continuer à écrire. Il y a bien sûr la
présence de tout ce qui me nourrit, les
parfums, les rencontres, les voix, la beauté de
certains soirs d’été, la lumière sur la terrasse
de ma maison, les cris et les rires des enfants
qui sortent de l’école à côté, l’accent
inimitable du marchand ambulant qui passe
chaque matin sous mes fenêtres, mais tout
cela est inscrit en moi. Et puis, tout ce que
m’ont donné toutes les femmes qui ont
partagé quelques instants avec moi, leurs
mots, leurs silences… c’est tout cela que je
porte en moi.
Abdelmajid KAOUAH :
L’errance, l’exil, l’ailleurs et l’ambiguïté
culturelle ont été des thèmes incontournables
de la littérature maghrébine. À la différence de
certains de ses prédécesseurs, la nouvelle
génération d’écrivains maghrébins dont vous
faites partie ne semble pas cultiver le
déchirement ou la mauvaise conscience.
Est-ce l’effet d’une mémoire enfin apaisée entre
les deux rives de la Méditerranée ?
Maïssa BEY :
Je pense sincèrement que pour que l’écriture
soit, il ne faut pas de préméditation. Je ne me
situe pas dans une mouvance, un courant,
une génération. J’écris à partir de ce qui me
touche, de ce qui me concerne, de ce
qui me pose question et provoque en moi un
désir d’aller au-delà. L’écriture n’est ni
ressassement des frustrations, ni revendication
d’une mémoire. S’interroger sur son identité,
sur son histoire, sur sa terre natale, sur son
rapport à l’Autre et à l’ailleurs est légitime.
C’est aussi et surtout une démarche
universelle. Une quête sans fin. Tant mieux ou
tant pis pour ceux qui pensent trouver des
réponses. Pour ma part, je me défie des
certitudes. Je préfère tout simplement penser
la littérature comme un point de convergence
où se retrouveraient et se reconnaîtraient tous
ceux qui tentent de rejoindre l’humain en
l’homme.
Propos recueillis par
Abdelmajid KAOUAH

Notes
1. Harrouda, Tahar Ben Djelloun (ou Jelloun), Paris, Gallimard, 1981, coll. Folio. Première édition : 1987.
2. Au commencement était la mer, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003.
3. Cette fille-là, Villegly, L’encre bleue , 2003, coll. Pleine page.

4. Sous le jasmin la nuit, Alger/La Tour-d’Aigues, Éditions Barzakh/Éditions de l’Aube, 2004


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mercredi 13 août 2008

BREYTEN BREYTENBACH & MAHMOUD DARWISH




"L'honneur d'avoir connu Mahmoud Darwich"

Je viens d’apprendre la terrible nouvelle : Mahmoud Darwich n’est plus. Comme beaucoup parmi vous, je suis sûr que l’angoisse et la douleur causées par cette disparition sont insupportables.
Il y a seulement quelques semaines, certains d’entre nous avons eu le privilège de l’entendre lire ses poèmes dans l’amphithéâtre d’Arles. Le soleil se couchait, un vent silencieux soufflait dans les arbres et des voix d’enfants qui jouaient dans les rues voisines venaient jusqu’à nous.
Pendant plusieurs heures, assis sur d’antiques sièges de pierre, nous sommes restés fascinés par la profondeur et la beauté de sa poésie. Parlait-elle de la Palestine ? Parlait-elle de son peuple agonisant, du ciel qui s’obscurcissait, des relations intimes avec ceux de l’autre côté du mur, « soldat » et « invité », exil et amour, le retour vers ce qui n’est plus, le souvenir des vergers, les rêves de liberté ?…
Oui, comme un courant profond tous ces thèmes étaient là et nourrissaient constamment ses vers ; mais sa poésie parlait aussi d’olives et de figues, d’un cheval sur l’horizon, du contact d’un tissu, du mystère de la couleur d’une fleur, des yeux d’une femme aimée, de l’imagination d’un enfant et des mains d’un grand-père.
Et de la mort. Doucement, terriblement, encore et encore, de façon implicite ou moqueuse, et même avec amour - la mort.
Beaucoup parmi nous étaient pétrifiés. Peut-être sentions-nous -t’en souviens-tu Leila ?- que c’était comme s’il nous disait au revoir. Comme ça ? Sur une terre étrangère ?
Le temps s’était arrêté, et la lamentation devenait presque joyeuse dans les rythmes sans âge des deux frères vêtus de noir accompagnant sur leurs instruments à corde les mots qui venaient vers nous, sortis de la terre et de la lumière de ce pays lointain. Nous avions envie de pleurer et cependant il y avait des rires et il nous facilitait les choses et tout devenait fête.
Je me souviens que nous ne voulions pas quitter l’amphithéâtre. La lumière avait disparu mais nous nous attardions en nous embrassant et en nous serrant dans nos bras. Des inconnus se regardaient dans les yeux, cherchaient gauchement des mots à échanger, quelques pensées. Comme il est devenu difficile d’être ému !
Je me souviens avoir pensé à quel point il nous avait touchés au plus profond de notre être, à quel point il était généreux. Et lumineux. Peut-être savait-il que c’était ainsi qu’il voulait nous toucher. Sans drame, sans comédie. Sans déclarations démagogiques. Sans même beaucoup de certitude.
Du désespoir, oui - et des rires.
La dignité et l’humilité du combattant. Et d’une certaine façon, sans même que nous le sachions ni que nous le comprenions, la volonté de nous redonner courage.
Il a dit qu’il débarrassait ses vers de tout sauf de la poésie. Il atteignait plus profondément qu’il ne l’avait fait jusque-là un destin universellement partagé et l’être humain. Peut-être essayait-il de dire que le temps était venu de se « souvenir de mourir ».
Le lendemain, quand nous sommes partis, quand nous nous sommes dit au revoir dans l’hôtel Nord-Pinus, avec ses immenses affiches de corridas et ses photos de toréros fragiles comme des anges qui se préparent à entrer dans la lumière aveuglante, avec le parfum doucereux des lys fânés du salon, j’ai voulu lui embrasser les mains, mais il a refusé.
Le temps passera. Il y aura des éloges et des hommages. Il deviendra « officiel », une « voix du peuple »… Il le savait et l’acceptait, et parfois il se moquait gentiment des hyperboles et des espoirs impossibles.
On oubliera peut-être la colère. Peut-être même les politiques se retiendront-ils de dérober la lumière de son héritage complexe, de ses questionnements et de ses doutes, et peut-être même quelques cyniques - également à l’étranger - s’abstiendront de nous écoeurer avec le spectacle de leurs larmes de crocodile.
Mahmoud est mort. L’exil s’est achevé. Il n’aura pas vécu pour voir la fin des souffrances de son peuple - les mères, les fils et les enfants qui ne peuvent savoir pourquoi ils sont nés pour connaître l’horreur de cette vie et la cruauté arbitraire de leur mort. Son souvenir ne s’effacera pas.
Ni sa silhouette tirée à quatre épingles dans ses vêtements démodés et ses chaussures cirées, ni ses yeux intelligents derrière ses lunettes épaisses, ni son ton railleur, ni sa curiosité du monde ni l’intimité de ses gestes vers ses proches, ni ses analyses tranchantes des faiblesses et des folies de la politique, ni son amour de la boisson et des cigarettes, ni sa générosité de ne jamais vous imposer sa douleur, ni sa voix qui parlait depuis les espaces sans âge de la poésie, ni ses vers, ni l’amour éternel de ses paroles.
Je voudrais seulement m’approcher de vous. Je le sais, certains parmi vous pleurent comme moi maintenant, et certains ne le rencontreront jamais ; mais, à coup sûr, pour nous tous, il était une référence.
Peut-être nous arrêterons-nous quelque part parce que nous aurons entendu chanter un oiseau, et nous lèverons une main protectrice vers nos yeux aveuglés pour regarder le ciel.
Il vivra pour moi dans ce chant d’oiseau.
A Arles, je lui ai dit que je voulais proposer à mes amis poètes de nous déclarer, chacun de nous, « Palestiniens honoraires ». Il a essayé de ne pas répondre en riant avec l’embarras habituel d’un frère. Et c’était vrai, comme nos tentatives pour comprendre et épouser l’inconsolable doivent sembler dérisoires ! Nous ne pouvons mourir ou écrire à la place de son peuple, à la place de Mahmoud Darwich.
Pourtant, même si le geste peut sembler futile, j’ai besoin d’essayer de dire quel honneur ce fut pour moi d’avoir connu un homme comme lui, et quel privilège, quel don, représente sa poésie. Et que je souhaite célébrer la dignité et la beauté de sa vie en partageant cet instant fragile avec vous.

B.B.


Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau

lundi 11 août 2008

MAHMOUD DARWISH METAPHORE A COEUR OUVERT











Chroniques
des deux rives
Mahmoud Darwish
métaphore
à coeur ouvert
Par Abdelmadjid Kaouah
Comment commencer cette chronique ? Et d'abord, est-elle
nécessaire - même si par nature et circonstance elle est d'une
absolue pertinence ? Mahmoud Darwish est mort samedi
dernier à 18h35 GMT au Texas. L'heure : pas loin de l'impérissable
«A cinq heures de l'après-midi» de Fédérico Garcia Lorca.
A la suite d'une opération à coeur ouvert comme une corrida
avec la mort. Au Texas, comme une métaphore ultime d'un exil quasi-perpétuel,
à des milliers de kilomètres de sa Galilée natale. Et comme un clin
d'oeil à un poème de jeunesse et l'homme Peau-rouge qu'il a célébré. Entre
le moment où il est mort et où ces lignes sont écrites - alors que l'attention
mondiale est tournée vers les Jeux olympiques de Pékin et les échos d'un
nouveau conflit dans le Caucase - son décès a grandement focalisé la
presse et les médias du monde. L'émotion est grande chez ses lecteurs.
Des chefs d'Etat, des rois - c'est dans leurs attributs - ont fait parvenir des
messages de condoléances, un deuil national a été décidé par “l'Autorité
palestinienne”. Et la critique littéraire n'est pas en reste, unanime à reconnaître
que disparaît un grand poète, chantre de la douleur du peuple
palestinien, miroir de sa tragédie. Articles empressés ou textes érudits,
jamais autant d'hommages et de reconnaissances des quatre coins du
monde n'auront été tressés et adressés à un poète du monde arabe.
Exception faite de Naguib Mahfouz qui de son vivant avait accédé au Nobel.
D'expérience, le meilleur hommage vient des rivages de l'adversité.
L'écrivain israélien, A.B. Yehoshua qui considère Darwish- connu en 1960 et
rencontré à nouveau à Haïfa en
2007 - comme «un adversaire sur
le plan politique et un ami, car il
était aussi un voisin» lui a rendu
hommage et a trouvé une bonne
chose que d'apprendre la poésie de
l'auteur de «Rita» et de «Inscris, je suis arabe!» dans les écoles israéliennes…
Dans la masse des réactions, des émotions et des admirations,
nous avons relevé ces lignes à la fois simples et expressives d'un
Marocain anonyme sur la relation emblématique avec Darwish : «A 17 ans,
j'ai connu Darwich et j'ai découvert l'amour. A 24 ans, je redécouvre
Darwich …, l'engagement et la révolution avec. A 42 ans…. Darwich n'est
plus. Je découvre la nostalgie!» En fait, le poète a fait rêver et mouvoir - ce
qui est plus important - deux générations. Mahmoud Darwish nous quitte,
nous semble-t-il sur un malentendu. Dont il n'est pas responsable. La
“puissance de feu” de son lyrisme y est peut-être pour quelque chose dans
ce quiproquo entre la réception de son oeuvre et son destin de poète.
Pourtant ces dernières années, il ne manquait guère dans ses poèmes et
ses entretiens de mettre les points sur les i. Face à la déshérence de la
cause palestinienne, sa parole est devenue d'autant plus précieuse qu'elle
permettait au public du monde arabe entre deux récitals de renouer avec
les incantations et l'utopie originelle…On percevait comme un fugace
agacement chez Mahmoud Darwish lorsque le public lui demandait tel ou
tel autre titre fétiches (Djawas essafar, Passeport, Ahmed El arabi) de
l'époque héroïque. Il s'y prêtait de bonne grâce en n'en déclamait qu'un
extrait. Il y a un an, il s'expliquait dans El Akhkbar (dont le supplément culturel
est dirigé par le romancier égyptien Gamal Ghitany) : «Je réclame
d'être traité en tant que poète, non en tant que citoyen palestinien écrivant
de la poésie. Je suis las de dire que l'identité palestinienne n'est pas un
métier. Le poète peut évoquer de grandes causes, mais nous il nous faut le
juger sur ses spécificités poétiques, et non sur le sujet qu'il traite. C'est sur
le plan esthétique qu'on reconnaît la poésie, non sur le contenu. Et si les
deux coïncident, tant mieux.” Dans un autre entretien (il manifesto, du 29
mai 2007) il précisait : «Certains Palestiniens qui vivent dans des conditions
difficiles demandent au poète d'être le chroniqueur des événements
tragiques qui se déroulent tous le jours en Palestine. Mais la langue poétique
ne peut pas être celle d'un journal ou de la télévision, elle doit même
rester en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un détail.» Et
avec une modestie, il faut le relever, rare chez les poètes du monde arabe,
il ajou-tait : «La poésie est un gouffre. J'ai le sentiment de n'avoir rien
écrit.» Reprenant le Grec Yannis Ritsos, il définissait la poésie comme
«l'évènement obscur», celui «qui fait de la chose une ombre /et de l'ombre
une chose, / mais qui peut éclairer notre besoin de partager la beauté universelle
». Ce qui reste d'une oeuvre. En ce qui concerne Darwish, elle est
suffisamment ample, forte, et transparente pour lui survivre. Dans ses
derniers textes, il avait commencé un long et pathétique apprentissage de
la mort. Il l'avait déjà croisée et en avait relaté quelques épisodes. Et partant
il s'était orienté vers la poésie des choses de la vie, le dialogue avec un
brin d'herbe (“Je n'aime pas les fleurs en plastique”, hélas bien répandues
dans le monde arabe), les volutes du café qui à lui seul est une géographie.
Epique, lyrique, parabolique, sa poésie ne s'est donc jamais voulue programme
politique. De l'activisme politique, il en était d'ailleurs revenu
(«je n'arrive pas à faire dirigeant le jour et poète la nuit) sans jamais
fléchir dans son engagement aux
côtés de son peuple-parmi lequel il
vivait à Ramallah assiégé: «J'ai
choisi le camp des perdants, je me
sens comme un poète troyen, un
de ceux à qui on a enlevé jusqu'au
droit de transmettre sa propre défaite.» Mais il observait ces derniers
temps qu'une nouvelle descente aux enfers s'ouvrait devant lui des mains
de ses propres fils : «Nous sommes entrés, nous Palestiniens, dans une
phase absurde : l'absurdité des soldats qui, dans la bataille, s'entretuent.
Une absurdité fatale. Les significations nous échappent, la route nous
échappe, notre image même nous échappe.» Après la prise de pouvoir de
Ghaza par Hamas, il écrit : «Dès cet instant “tu” es un autre», un texte plein
d'amertume, sinon de désespoir : «Nous fallait-il tomber de si haut et voir
notre sang sur nos mains... pour nous apercevoir que nous n'étions pas des
anges... comme nous le pensions…/ Il a mis son masque, rassemblé son
courage, et a tué sa mère... parce que c'est elle qu'il a pu trouver comme
gibier.. De l'exil, de l'abandon du peuple palestinien par la communauté
internationale, des états de siège, du dénuement, de l'enfermement, du
Mur, des fausses illusions des accords d'Oslo, de l'indifférence des pays
arabes, de la volonté de puissance et du sectarisme politique et religieux,
des affrontements fratricides, de la corruption, de l'érosion, de l'espérance,
de tout cela, Mahmoud Darwish est mort. Mais du stoïque Troyen
de Galilée, retenons surtout cette prière fraternelle : “Mes amis, ne mourez
pas avant de présenter vos excuses à une rose que vous n'avez pas encore
vue, A un pays que vous n'avez pas visité, A une jouissance que vous
n'avez pas atteinte, A des femmes qui ne vous ont pas passé au cou l'icône
de la mer et le tatouage du minaret.”
Mais il ne faut surtout pas s'excuser de lire et de relire Mahmoud Darwish !