lundi 27 septembre 2010

TRIPTYQUE TIBOUCHI INFINIS PAYSAGES ET SIGNES




I
Scott Fitzgerald et Hamid Tibouchi convoqués dans l’espace d’une même errance ?
Il faut convenir que le rapport est plus qu’hasardeux, peut-être saugrenu.
Mais allez savoir comment certaines associations d’idées, de visages, de paysages ou de sensations s’imposent à vous ? Au demeurant, il y a toujours, quelque part, un subtil déclic à l’origine d’une dérive : Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald, une flânerie, repérée, répétée, répercutée, à travers les vers du poète Hamid Tibouchi, déjà passant passé, discret, à peine le souvenir d’une voix, d’un pas, en méditation dans les replis de ses paysages de peintre :
« finisse la nuit, que l’on dresse/ la forteresse des caresses »-
et voici de quoi construire une cohabitation de paysages et d’itinéraires dont le tableau à première vue paraît fantaisiste.




II

Mais l’enfant, en ses postures diverses, se fortifie quelque que soit l’horizon vers lequel son regard se porte...
Il est déjà aux saisons de la clameur


L’amitié ne serait-elle qu’un accident de l’enfance, de ses premiers émois dans l’espace à la fois enclos et découvert, balisé et illimité.
Le voici l’enfant le rêveur, le doux bambin ou l’espiègle gamin qui joue des tours à la faune des copains ;
Il peut être bruyant, importun, escalader les arbres chétifs, faire voler en éclats leurs branchages.
Il peut tracer sans craie le cercle et inscrire sa volonté et dicter la règle du jeu aux autres, aux copains, plus tard aux voisins, aux riverains, aux passants à une nation.
L’enfance d’un chef sans moustache, juste parce qu’il sait le premier quels fruits cueillir sans se faire attraper, distancer la bande et se réjouir après l’escapade de ses déboires.

Mais l’enfant peut être silence, distance, discrétion et regards patients passant de l’hirondelle au galet, de l’insecte, la petite fourmi au nid fragile au bout du noyer, l’enfant c’est peut-être une gaule agité dans un matin de besoins au faîte de l’olivier.
La consomption d’une huile de la lampe comptée comme des sous en vue d’une noce sans cesse ajournée, parce qu’il a trop neigé ou parce que l’été a été implacable.
Ou parce que la promise n’est pas encore nubile et qu’on se méfie des nouveaux colporteurs de parole qui proclament que la poésie des anciens est caduque et proposent un nouvel alphabet...
Mais l’enfant, en ses postures diverses, se fortifie quelque que soit l’horizon vers lequel son regard se porte...
Il est déjà aux saisons de la clameur
ou du geste, de l’accueil, discret mais fertile comme la graine inattendue dans ses floraisons épanouies.
La chrysalide poursuit son travail obscur, minutieux, obsédant, maniaque remettant sans cesse à l’endroit les cours d’eau de la passion.






III

Une grande leçon de silence, d’humilité déployée entre les lignes, les haies, les barbelés du quotidien.
Neige et mimosas en hommage à un jongleur des mots saisi par une sanglante éternité.
Nous lisons les poètes et frôlons les peintres.
Leurs paysages vont pourtant par deux.
Couples enlacés dans la lumière des sous-bois, des clairières, à l’orée de leur rayonnement intérieur.
Hamid Tibouchi, déjà passant passé, discret, à peine le souvenir d’une voix, d’un pas, en méditation dans les replis de ses paysages de peintre :
« finisse la nuit, que l’on dresse/ la forteresse des caresses »-

Inachevé Tryptique.
Le compagnon s’est longtemps posé la question sur ce qui se cache derrière les mots : le jongleur en a-t-il percé le secret.
Et de son extrême voyage ramènera-t-il un jour la réponse.
De retour des neuf étapes de la matrice.
Pour l’heure le Compagnon rassemble hors des toiles des chevalets des cimaises les pièces éparses de la fureur du taureau.
Cela ne ressemble en rien à une fable.
Seulement deux mains guidées par un obscur instinct qui vont avec sûreté légèreté droit au cœur du silence, et installent la royauté par signes minuscules.



Tryptique Inachevé.
La parole s’éclipse parfois comme un acteur saisi par l’amnésie.
Neige et mimosas en hommage à un jongleur des mots saisi par une sanglante éternité.
Nous lisons les poètes et frôlons les peintres.
Quand ils ne sont qu’un, nous appelons à la rescousse la musique.
Etale comme une mer d’enfance, à peine liquide, translucide et vibrante de paresse.
Les rayons du soleil ricochent sur sa chair, elle semble mugir comme une bête prise de désir.
Taïk Kouk, le rut épique qui embrasait la nature alors que les parents cachaient sous d’épais tissus de pudeur la marmaille impudente.
Le rawi le clairchantant est passé ce matin très tôt, a dit son isefra aux quatre vents.
Paix à la terre qui monte douloureusement vers le ciel et ses chemins qui saignent
Sur les baies des saisons.

L’eau était claire, l’amphore gracile et l’isefra énigmatique.

Comme un acteur saisi d’amnésie, le poème se dérobe sous les pas du danseur. Il a juste bu à la source du village.
L’eau était claire, l’amphore gracile et l’isefra énigmatique.
Le rawi est passé ce matin très tôt, a dit son énigme.
Qui la déchiffrera. L’Ancien est en terre.
Puis simplement a tracé sur le front du premier enfant réveillé le signe du Bien.
Et le Bienfaisant est parti l’aurore à peine sur ses genoux.


L’Enfant a rejoint les rouges-gorges dan la profondeur des taillis.
C’était là où il avait rendez-vous avec la Nuit du destin ; depuis, il la guette et elle nourrit son rêve de furtives apparitions. D’insectes, de bêtes, de bouts de ficelles, de mottes de terre ocre, de sables aveuglants, de sabres mystiques.
Ni poème ni peinture n’épuisent les noces folles.
Seule, la musique, en mer insondable, recueille quelques murmures des ébats du ciel et de la terre.

Tryptique Inachevé.
Inachevé Tryptique.

(Inédit dans Que pèse une vitre qu’on brise ?)

Emmanuel Hiriart: À SOLEIL OUVERT




Abdelmadjid Kaouah est né en 1954 à Ain Taya – la «Source aux Oiseaux» – près d’Alger. Tahar Djaout, qui l’avait retenu dans son anthologie Les mots migrateurs écrivait que « ses poèmes tendent vers la plénitude et […] laissent bien peu de choses hors de leur inventaire : il y circule de la révolte et des confidences d’amour, de la protestation et de l’espoir mais aussi tant de lumières douces qui font rêver, tant d’évocations d’arbres et de rochers, tant d’oiseaux annonciateurs de terres et de saisons heureuses… ».
Désormais les oiseaux – ceux de la Source natale ? –, qui gardent valeur d’espérance, ne peuvent plus cacher leur fragilité :

« Nous savons à présent
que les oiseaux sont mortels
qu’ils survivent de pitiés nocturnes
par les sentiers fragiles
dans les jungles de la morale ».

La danse macabre se mêle à la célébration de la vie

« Le savoir est une bouche en convulsion
et la mort a berné tout le monde
elle se tord les hanches et rit des hommes ».

À Toulouse, terre d’exil du poète la lumière s’assombrit. La figure du Minotaure, « totem psychopathe » ivre de violence, hante les poèmes et la rue du Taur. Dans la mémoire de l’exilé un jeu d’écho s’éveille entre les rives et les temps de la Méditerranée, entre la croisade des Albigeois et les égorgeurs de l’Algérie contemporaine.
Reste l’espoir, comme chez Hölderlin d’une lumière grecque originelle, Ulysse ou Orphée revenu de l’enfer découvrant

« la simple la terrible pureté
d’exister – réfractaire
à l’embouchure
des oracles et des cataclysmes »

sous l’ironie libératrice d’un ciel sans

« rien d’immortel
sinon l’absence
dans la dérision
des nuages ».

Restent les trésors gourmands des souvenirs d’enfance et des lectures remémorées. Reste la mer, et l’utopie de la mouette :

« Et la mer restera toujours aussi belle, et les mouettes rebelles aux vagues ».

La mouette est rebelle comme ce « peuple algérien » dont le poète évoque « la vigueur et l’espérance » : « au plus noir de la nuit, il a su tenir, résister, avec, à ses côtés, des écrivains pour rêver » ; mais l’oiseau du poème n’hésite pas à hanter aussi d’autres rivages, comme ceux de la Grèce et de la Suède dans L’Ode à Katarina Angélàki et Skärgärden . Partout lui reste l’amour fou pris dans la lumière douce amère du prisme verlainien :

« je découvre une nouvelle
porteuse de soleil
ni tout à fait pareille
ni tout à fait dissemblable
à l’aimée . »

EMMANUEL HIRIART


Emmanuel Hiriart Neuf poètes algériens : À SOLEIL OUVERT, Dessins de Tibouchi EDTINTER, ,2010

SERGE MARTIN: POESIE A PLUSIEURS VOIX

RENCONTRES AVEC TRENTE POETES D'AUJOURD'HUI

Sadek Aïssat in memoriam




Il dit un jour
je suis une étoile filante
Tu es l’oasis
n’importe si je me fracasse
j’aurai traversé ton ciel
Et je retomberai
sable au pied de tes palmiers


SadekAïssat

La Cité du précipice
( Ed.Anne Carrière 1988)

Nedim Gürsel :’’Désormais tous les tabous bougent en Turquie’’



Nedim Gürsel est aujourd’hui un des écrivains majeurs de la Turquie contemporaine. Yachar Kemal, l’un des géants de la littérature turque a écrit très tôt à son propos que « Nedim Gürsel est l’un des rares écrivains qui ont apporté du nouveau à notre littérature ».l y a une trentaine d’années, il avait fait le voyage en Algérie. Dans l’un de ses premiers recueils, « Les lapins du commandant » ( Seuil, 1985,), il avait donné une nouvelle « La Casbah ». Loin des clichés, ainsi que nous l’écrivions (en mars 1986), celle des « jours héroïques que Gürsel, à la faveur de lectures, de ses amitiés, de fugitives séquences cinématographique « revisite » sous un soleil accablant mais combien approche de l’atmosphère natale et qui avive ses blessures. Sympathie et admiration pour un combat qui ne s’oublie, que les ruelles de la casbah gorgées de lourdes senteurs des épices ra content au regard attentif ». Quand nous avions, à l’époque, initié dans un hebdomadaire (« Révolution Africaine ») une série de nouvelles, intitulée « Rendez-vous d’auteurs », Nedim Gürsel nous avait généreusement confiée une nouvelle qui avait inauguré la série Elle s’intitulait : Oiseaux aveugles traduit par Timour Muhidine. Ella été publiée par Fata Morgana, en 1997, illustrée par Utku Varlik, Plus d’une vingtaine d’années plus tard, l’opportunité nous été donnée de renouer le fil avec lui, notamment au dernier Salon du livre de Paris. Nedim Gürsel nous a accordé ce grand entretien et, guise de préambule, à notre question sur rapport à l’Algérie, il nous a précisé : « « En effet je suis retourné en Algérie presque trente ans après. Certes j’ai constaté un changement mais aussi une sorte de fermeture sur soi. Déjà les formalités pour obtenir un visa étaient longues. Lors de ma première visite j’étais allé à Constantine dont j’ai parlé dans mon recueil de nouvelles « Les Lapins du Comandant », j’avais visité Ghardaïa et bien sûr Alger. Cette fois j’ai été seulement à Oran, très belle ville mais abandonnée à elle même où j’ai constaté une islamisation. Oran reste toujours pour moi la ville où se déroule le fameux roman d’Albert Camus, « La Peste ».Nedim Gürsel est né dans le sud de l’Anatolie en 1951.Il fit ses études en tant qu’interne au lycée français d’Istanbul où il passe son baccalauréat en 1970. Par la suite, l se rend ensuite à Paris, pour étudier les lettres modernes à la Sorbonne, où il a soutenu en 1979 une thèse de littérature comparée sur Louis Aragon et Nazim Hikmet2. Il vit à Paris depuis que le coup d’Etat militaire l’a empêché de rentrer dans son pays. Il y enseigne la littérature turque à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et Istanbul. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, pour la plupart traduits en français et dans de nombreuses autres langues.
A.K.

Quelques œuvres de Nedim Gürsel :
La Première femme, roman, Seuil, 1986
Le Dernier tramway, nouvelles, Seuil, 1991
Un Long été à Istanbul, récit, Gallimard, 1991
Le Roman du conquérant, roman, Seuil, 1996
Un Turc en Amérique : Journal des deux rives, Publisud, 1997
Le Derviche et la ville, récit, Fata Morgana, 2000
Les Turbans de Venise, roman, Seuil, 2001
Mirages du sud, récits, l’Esprit des péninsules, 2001
Au pays des poissons captifs - Une enfance turque, Bleu autour, 2004
Retour dans les Balkans, récit, Tribord, 2004
De ville en ville. Ombres et traces, Seuil, 2007
Sept derviches, Seuil, 1010
Nâzim Hikmet, le chant des hommes, essai, Le Temps des Cerises, 2010


Exergues :

‘’Les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés’’
‘’La liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès ‘’
‘’La question d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui’’
‘’Je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane’’
‘’Le Soufisme une forme ouverte et tolérante de l’islam’’

A votre corps défendant, après avoir déjà connu les foudres de la censure du temps de la dictature militaire dans les années 80, vous avez été dernièrement trainé devant les tribunaux, sous prétexte d’avoir «dénigré les valeurs religieuses d'une partie de la population». Vous avez tenu à vous rendre personnellement devant le tribunal pour vous défendre en réaffirmant votre respect « envers les différentes confessions» de votre pays et en précisant «Il n'y a aucune phrase dans ce livre qui insulte l'islam. Les phrases de mon roman ont été détournées et manipulées par l'accusation». Ce mauvais procès _ dont vous avez été acquitté_ n’était-il pas à contre courant de l’évolution récente de la Turquie ?

Nedim Gürsel : Malheureusement c’était le cas.En principe dans une république laïque le délit de blasphème ne doit pas exister.J’ai été surpris, lors de mon procès, de constater que l’article 216 du code pénal turc prévoit une peine de prison allant de six mois à un an pour celui qui « dénigre les valeurs religieuses de la population », ce qui ne veut pas dire grande chose.Toute critique envers la religion peut être considérée comme telle alors que dans une démocratie porter un regard critique sur la religion doit être considéré comme normal.Sinon on retrouve les valeurs de la théocratie et non celles de la démocratie. Je dois dire que ce procès a dégradé l’image de la Turquie auprès des pays européens.Pour cette raison je suis et je reste un fervent partisan de l’adhésion de mon pays à L’Union européenne. Car sans cette perspective il y a toujours le risque d’une dérive autoritaire en Turquie qui a connu dans son histoire récente trois coups d’état militaire.

Au moment même, où, fait étonnant, le gouvernement d’inspiration islamique réhabilitait le grand poète Nazim Hikmet et son œuvre persona non grata dans son pays depuis tant de décennies, intervenait un harcèlement judiciaire contre vous. Faut-il penser que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés. Et, que par-delà votre cas, conclu à juste titre par un acquittement, n’est-ce pas la récurrente problématique de la liberté de création et d’imagination dans les pays d’Orient qui se pose ?
Nedim Gürsel : J’ai été acquitté au mois de juin dernier mais le parquet ayant fait appel, le dossier des « Filles d’Allah » se trouve désormais entre les mains de la Cour de Cassation qui tranchera.Vous avez raison de dire que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés, la liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès tout comme les droits de l’homme.Quelques jours avant l’ouverture de mon procès le premier ministre Erdogan avait déclaré, justement à propos de la réhabilitation de Nazim Hikmet que la Turquie n’était plus un pays qui poursuivait en justice ses écrivains.Pour cette raison je lui ai adressé une lettre ouverte et j’attends toujours sa réponse.

Votre roman, intitulé dans la traduction française « Les filles d’Allah », peut se lire comme un enchevêtrement de récits, ou plutôt comme un emboitement entre passé et présent, la grande histoire et à l’échelle de la famille, depuis la genèse et l’avènement de l’Islam jusqu’aux interrogations mémorielles et identitaires de la Turquie contemporaine. N’y a-t-il comme un clin d’œil à la construction narrative des Milles et une Nuits ?

Nedim Gürsel : Vous avez parfaitement résumé le roman et je vous en remercie.Certes, la structure narrative des « Filles d’Allah » est complexe, disons plutôt « baroque ».Le retour à l’enfance musulmane du narrateur évoque parfois le conte populaire mais aussi les légendes relatives à l’avènement de l’islam.Mais je ne pense pas qu’il y ait dans mon roman une allusion explicite au « Milles et une Nuits ».

Votre roman aux accents autobiographiques certains s’ouvre cependant sur une évocation de la période anté-islamique, et « les filles d’Allah » en question sont une évocation des divinités idolâtrées, « Uzza, Lat et Manat » aux temps de l’Arabie polythéiste. Comment lire cette immersion dans le passé lointain et cette théâtralisation d’objets de bois et de pierre dans le monde d’aujourd’hui où l’homme est lui-même réifié ?

Nedim Gürsel : J’ai voulu donné la parole aux déesses de la période dite de « Djahiliya » pour qu’elles nous donnent leur propre version de l’avènement de l’islam.Car Le Coran dit qu’elles sont des morceaux de pierre ou de bois et muettes. Cette « immersion dans le passé » comme vous dites s’explique par mon souci de raconter le contexte social et historique dans lequel est né le prophète de l’islam.Il est, comme vous avez pu le constater, au centre du récit. Mais il est question aussi d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui.
Algérie News : Comme dit précédemment, votre récit est nourri par une expérience personnelle. Dans la culture pieuse en terre d’islam et selon ses préceptes, l’orphelin comme les démunis doivent faire l’objet d’une solidarité et de la compassion. Le Prophète de l’Islam lui-même l’a été et dont vous retracez également la saga. L’orphelin serait-il la métaphore extrême de la relégation et du désespoir (à propos de Imr-ul Qaîs, vous écrivez « il fut désespéré, comme tous les orphelins »)?

Nedim Gürsel : L’enfant et le narrateur qui est son double, donc celui qui parle dans le récit est aussi un orphelin. D’où l’identification à Mohamed.Mais comment peut-on pénétrer le monde intérieur d’un prophète.On m’a reproché en Turquie d’avoir fait du prophète de l’islam, du messager d’Allah un personnage de roman.Je crois que cela mérite une discussion littéraire mais aussi, pourquoi pas, théologique.

Entre le Texte religieux et le récit d’imagination, la relation est délicate et le travail d’écriture se développe, pour ainsi dire, sur un chemin de crête qui peut exposer le romancier au procès en sorcellerie. Ce qui explique le recours à la multiplication des instances de narration pour ’obtenir cet ’équilibre dialectique qui caractérise votre roman ? Tant pour le respect de la foi de l’Autre et de la liberté de conscience et de création de l’écrivain que vous êtes ?

Nedim Gürsel : Sur ce plan je pense qu’il y a une ambigüité due à la narration qui se veut poétique.Par ailleurs je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane dont le personnage du grand père.Mais je m’accorde aussi la liberté de critiquer la religion.Sans l’existence de cette liberté on ne peut pas parler de démocratie. »Les Filles d’Allah » est un roman qui interroge la foi.

Vous restez en quelque sorte sur les mêmes rivages dans votre dernier récit « Sept derviches » anatoliens, mais en donnant à découvrir un islam méconnu. Cela ne suppose-t-il pas une indéniable érudition ? Et pensez-vous que le soufisme musulman peut être un être à la fois un rempart contre les intolérances et la dogmatique et un vecteur de dialogue plus serein entre l’Orient et l’Occident ?

Nedim Gürsel : Je ne suis pas un spécialiste du Soufisme mais je m’intéresse depuis longtemps à cette forme ouverte et tolérante de l’islam.En tant qu’écrivain je suis très sensible aussi à la poésie mystique. « Sept Derviches » est un récit de voyage où je parle des sept figures importantes du Soufisme anatolien ainsi que de leurs légendes. Le courant mystique créa une poésie extraordinaire comme celle de Kaygusuz Abdal par exemple que je trouve très originale et que je cite souvent.Mais ce poète est considéré comme hérétique par l’orthodoxie sunnite. Or le dialogue entre l’Orient et l’Occident est indispensable aujourd’hui et il dépend de la reconnaissance de l’autre.Yunus Emre dont je parle dans mon livre, grand poète soufi du 13ème siècle dit : « Faisons connaissance d’abord ! »

Vous abordez également une page d’histoire peu traitée dans la littérature arabe, ou du moins dans la fiction : l’insurrection des Arabes contre l’empire ottoman. Vous donnez à lire les thèses des deux camps dans leur arrogance comme dans leur doutes. Pour l’heure, sur cette séquence historique, « les songes et mensonges » de Lawrence d’Arabie ne continuent-ils à faire référence ?

Nedim Gürsel : Je ne pense pas que Lawrence d’Arabie soit une référence mais c’est un personnage romanesque.Dans les chapitres de mon roman relatifs à La Première Guerre Mondiale et à la défense de Médine par les Ottomans, le personnage principal est le grand-père qui ressemble comme deux gouttes d’eau à mon grand-père qui a fait cette guerre et qui a défendu la ville du prophète contre le peuple du prophète .Le roman souligne cette contradiction à travers le personnage du grand-père et non à travers Lawrence d’Arabie.

Justement, vous qui vivez entre deux rives, vous appartenez à un pays de vielle culture et qui réunit quelques surprenants paradoxes .La Turquie reste un Etat laïc, comme l’a voulu son fondateur, Mustapha-Kamel Atatürk, ayant un gouvernement d’inspiration islamique et un ambitieux programme d’intégration à l’Union européenne. Vous même plaidez pour cet horizon européen. Pour l’heure, c’est plus le passé ottoman de la Turquie qui attise les débats que son avenir. L’Europe exige de la Turquie une repentance en bonne et due forme vis à vis du « génocide arménien ».Qu’en pensez-vous ?

Nedim Gürsel : La reconnaissance du génocide, s’il y a eu génocide, est plutôt une question de mémoire historique, ce n’est pas un enjeu politique ni un critère pour l’adhésion à l’Union européenne.Je constate qu’il y a sur cette question un débat démocratique en Turquie et je m’en réjouis.Car il y a encore quelques années la question arménienne était un tabou.Désormais tous les tabous bougent en Turquie y compris celui du « génocide ».

On connaît seulement quelques figures de proue de la littérature turque contemporaine, tels, Nazim Hikmet, Yachar Kamel (longtemps pressenti pour le Nobel), Orhan Pamuk qui l’a obtenu et vous mêmes dont Y.Kamel a dit que vous étiez "l'un des rares écrivains turcs contemporains qui ont apporté du nouveau à notre littérature». Que pouvez-nous dire du paysage littéraire turcophone actuel ?
Nedim Gürsel : La littérature turque contemporaine est très riche et variée.On peut aussi parler d’une littérature féminine (et parfois féministe !) en pleine effervescence. Je regrette qu’elle ne soit pas connue à l’étranger comme elle le mérite.

Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
paru dans le quotidien Algérie News

ENTRETIEN AVEC RACHID BOUDJEDRA: écrire c'est survivre.





Rachid Boudjedra, vous avez signé une vingtaine de romains, traduits dans une quarantaine de langues, sans parler d’écrits divers sur la peinture, le cinéma ou autres écrits d’engagement. Quand vous publiez au lendemain de l’indépendance votre recueil « Pour ne plus rêver », aviez-vous l’idée, le projet, l’ambition d’une telle œuvre à venir ?


Rachid BOUDJEDRA : Non, pas du tout. J'avais un besoin vital d'écrire pour survivre. J'ai toujours écrit et toujours déchiré. Les poèmes de "Pour ne plus rêver" ont échappé à la destruction par hasard. Je ne voulais pas être un écrivain,je voulais écrire et quand j'ai publié"La Répudiation", l'ampleur du succès m'a dépassé. Je n'en reviens toujours pas, d'ailleurs.


Doit-on vraiment à la rébellion contre le Père, cette œuvre polyphonique ou faut-il nuancer cette approche ? D’autres circonstances moins personnelles ont-elles contribué à son élaboration ?

Rachid BOUDJEDRA : La rébellion contre le père était celle contre tous les pouvoirs, toutes les féodalités, dont celle du père; mais j'étais très fasciné par l'écriture elle même, la technique, la poétique. J'ai toujours été un dévorateur de la littérature des autres. Grâce à elle, j'étais dans la jubilation d'une façon permanente.

Vous dites souvent dans vos interventions qu’il ne faut pas mélanger l’art et l’idéologie. Or, l’histoire, ou du moins son questionnement est un matériau essentiel dans votre travail d’élaboration romanesque. N’y aurait-il pas une part de paradoxe ?

Rachid BOUDJEDRA : Bien sûr qu' il ne faut pas mélanger l'art et l'idéologie. Et la littérature algérienne a souffert de cette confusion des genres: nocive et détestable qui a généré une littérature de propagande de très mauvaise qualité.
Mais l'Histoire n'est pas de l'idéologie! Au contraire elle est un refus de la politique immédiate, de l'actualité brûlante. Elle est "contournement" et distanciation des faits bruts et trompeurs. J'ai toujours utilisé l'Histoire comme adossement fondamental de mes romans. Cela leur donne une ouverture, une amplitude et une charge émotionnelle irremplaçable.
Il n'y a donc pas de paradoxe. Il y a complémentarité.

Votre dernier roman, « Les Figuiers de Barbarie » est une « revisitation » lancinante du passé historique et individuel des Algériens. Toute révolution est-elle vouée à dévorer ses enfants?

Rachid BOUDJEDRA : Oui! Mais pas seulement "Les Figuiers de Barbarie". Tous mes romans sont des" revisitations" lancinantes du passé et du présent de mon pays dont on ne dit pas assez l'histoire cruelle et catastrophique. Moi je la ressasse parce que j'ai mal à L'Algérie que j'aime passionnément parce qu'elle a trop souffert. Et c'est un fait que toute révolution est vouée à dévorer ses enfants parce qu'elle est faite par des hommes, tout simplement. Et aussi parce que toute révolution qui a réussi doit être dépassée par une autre. C'est la dialectique de l'histoire! Et une telle vérité est fascinante pour un écrivain et un terreau inépuisable pour mettre en branle la condition humaine si pathétique...

Peut-on dire alors que « Les Figuiers de Barbarie » est le roman du désenchantement final, de la trahison et de l’imposture ? Ou faut-il le lire plutôt comme une réplique critique à la mythologie guerrière dans laquelle la guerre de libération nationale a été engoncée?

Rachid BOUDJEDRA : "Les Figuiers de Barbarie" est vraiment le roman de la désillusion, de l'imposture et de la trahison; et c'est aussi une remise en cause du mythe de la révolution de la guerre de libération, non seulement en Algérie mais dans le monde entier. Car toute action politique est toujours déviée de da véritable vocation première. L'Histoire est là pour nous le prouver tous les jours. C'est un constat universel. C'est pourquoi les luttes sont toujours à faire et refaire.

Vous attachez aux petits détails de la vie une grande importance . Est-ce là que se nichent en fait les grandes leçons de l’histoire et partant la vérité romanesque ?


Rachid BOUDJEDRA : Oui,c'est vrai. J'ai toujours dit et répété que l'Histoire ( et donc la littérature) est une accumulation de futilités, de petits faits de la vie ordinaire et de lamentables mesquineries humaines. Les "grandes " leçons de la vie et de l'Histoire découlent de ce principe là qui est simple et évident. Et le roman y puise sa substance. Il se nourrit du perpétuel ratage humain; hélas!

Vous n'hésitez pas à dire que l’on écrit le même livre. Dans « Les Figuiers de Barbarie », vous revenez sur des thèmes que vous avez déjà traité dans des romans précédents (par exemple « Fascination », « Le vainqueur de coupe »). Vous changez d’angle et d'embrayage dénote-t-il votre affinité avec le « Nouveau roman » ? Où faut-il remonter encore plus loin, vers une tradition des « Mille et une nuits » ?

Rachid BOUDJEDRA : J'ai toujours répété dans cesse cette idée. On n'écrit toujours le même roman avec des angles différents, des changements latéraux foudroyants, etc. C'est comme au football. Et cette technique, je l'ai apprise dès mon enfance dans "Les 1001 Nuits" puis ,beaucoup plus tard, dans le Nouveau Roman qui s'est inspiré lui-même du Livre de Schahrazad. Depuis Flaubert, Proust et tant d'autres. En plus écrire toujours le même roman, cela nécessite une vision du monde sincère, un fantasme central essentiel et des capacités techniques de haut niveau, sans lesquels il n'y a pas littérature. En un mot il faut "une souffrance".

Vous avez été parmi les premiers à vous attaquer dans la littérature arabe et d’expression française à cette fameuse trinité des tabous relatifs à la sexualité, la politique et la religion. Vous avez dû faire face souvent l'incompréhension de votre monde d'origine et à une tenace adversité des bien-pensants et des pouvoirs. Pensez-vous pas que la réception de votre œuvre-amplement suivie par la critique universitaire- a atteint aujourd'hui un large public?

Rachid BOUDJEDRA : Oui, je le crois. J'ai été le premier et je continue à l'être parce que le fameux triangle taboutique continue à inhiber les écrivains arabes. Parceque , dans nos pays, l'artiste continue à subir la pression de la tradition et de l'archaïsme. Il s'autocensure d'une façon féroce et cela l'empêche de créer. Il est entravé. Moi j'ai toujours subi l'interdit mais je n'en ai jamais tenu compte parce que écrire c'est survivre.
Non je n'ai pas vraiment un large public. Je suis lu par une élite exigeante qui est constamment à la recherche de la qualité. Et cette élite se trouve effectivement dans les universités où mon œuvre est très étudiée, à mon grand étonnement.

Sauf erreur, dans la création littéraire dans le monde arabe , l'approche romanesque psychanalytique reste rare. Vos livres interrogent de façon constante le refoulé en même temps qu'ils articulent une approche dialectique . Comment Boudjedra assure-t-il son compagnonnage intellectuel avec Freud et Marx?

Rachid BOUDJEDRA : Cette absence de la psychanalyse est une lacune dans la sphère Arabo-musulmane où le refoulé est encore très fort et avec ça on ne peut pas créer. Il en va de même pour la dialectique dont la fonction aide à installer l'oeuvre artistique et à la structurer d'une façon rigoureuse et implacable. Ma formation philosophique et mathématique m'a certainement beaucoup aidé dans l'écriture de mes romans dont la complexité ne fait que refléter celle de la vie elle-même.

Vous vous méfiez en même temps des discours idéologiques. Et vous puisez volontiers dans votre propre parcours la matière de vos livres. Les personnages de votre dernier roman son tirés de votre propre expérience. La progression du récit obéit à la fameuse règle des trois unités, temps, lieu et action. Des pages d’une grande poésie ponctuent aussi le roman. Ne peut-on pas conclure de tout cela que Rachid Boudjedra au final , tout en se démarquant du roman traditionnel, est du côté du classicisme contemporain ?


Rachid BOUDJEDRA : Parce que j'adhère totalement à l'idéologie marxiste depuis l'âge de 17 ans, j'ai toujours eu peur de confondre art et idéologie. Ce qui est souvent la règle chez les écrivains du tiers-monde qui perdent,souvent de vue, la subjectivité et le forage de la mémoire. le roman devient alors un tract , une leçon et il rate sa vocation.
Si vous pensez que je suis un " classique contemporain", je vous en laisse la responsabilité car je ne sais pas vraiment ce que je suis.

Comment travaille Boudjedra ses romans? A-t-il des secrets de fabrication? des marottes personnelles? Enfin comment vit-il au quotidien et comme créateur dans un pays où écrivain n'est pas un métier?

Rachid BOUDJEDRA : Non je n'ai ni secrets ni talismans. Je porte longtemps mes projets dans ma tête (Plusieurs années!) puis quand ils sont mûrs, je me mets à écrire très vite(Entre une et trois semaines) dans une tension extrême et un isolement total. C'est, peut-être, pourquoi je peux vivre de mon métier d'écrivain et de scénariste.Dans la vie quotidienne, je suis quelqu'un d'ordinaire, un citoyen comme les autres.

Vous n’hésitez pas dans vos entretiens publics à dire vers quels écrivains porte votre admiration. Non sans dire également vos réserves vis à vis d’autres. En particulier des auteurs algériens dont vous dites qu’ils pratiquent une
« littérature de loisirs » ou de « vision pour ceux de l’autre côté ».N’est-ce pas une appréciation par trop sévère ?


Rachid BOUDJEDRA : J'ai toujours dit et redit mon admirations pour les maîtres qui m'ont influencé; ce qui n'est pas le cas des autres écrivains algériens et j'ai toujours donné mon POINT DE VUE, min simple point de vue les autres écrivains algériens quand les journalistes me le demandent. En ce qui concerne les écrivains qui vivent à l'étranger, je les critique quand ils dénigrent politiquement l'Algérie dans les medias étrangers, pour avoir"l'absolution" de l'autre et profiter de ses prébendes. J'en veux à cette catégorie d'intellectuels(très minoritaires!) parce qu'elle a la haine et le mépris de soi. Il ne s'agit donc pas de "sévérité" mais du droit d'affirmer sincèrement ce que je crois.
Une dernière question: On sait que le doute est le sel de la littérature. Ecrire apporte-il l’apaisement à Rachid Boudjedra?

Rachid BOUDJEDRA : Oui le "Doute" est un élément fondamental dans la littérature qui ne m'apporte aucun apaisement. Au contraire, elle ne fait qu'aiguiser ce doute qui me ronge et me fait souffrir.


Entretien réalisé par Abdelmadjid,
paru dans le quotdien Algérie News

dimanche 26 septembre 2010

L’impensé dont Arkoun est le nom



La disparition de Mohammed Arkoun a mis en lumière l’importance et l’originalité de son travail de recherche et de critique islamologique. L’éminent penseur d’un Islam humaniste, formule qu’il préférait à celle d’« Islam des Lumières », en vogue dans les médias français, qualifiait sa démarche comme une « islamologie appliquée » située entre l'anthropologie appliquée de Roger Bastide et le rationalisme appliqué de Gaston Bachelard .Nous n’aurons pas ici dans ces colonnes la prétention de faire le tour de son œuvre à la fois abondante et profonde. Sa mort, tout en soulignant son apport à une lecture dialectique de l’Islam au regard de l’histoire, a été ,semble-t-il, le déclic d’une vaste prise de parole (articles de presse, communications, hommages, conférences etc.) sur les enjeux et les défis qui interpellent le musulman dans un univers à la fois post-industriel ; mais où ce dernier reste confronté à de larges pans du féodalisme. Si ce n’est sur le plan économique et sociale ( il suffit de voir le sort des populations musulmanes au Bengladesh, en l’Afghanistan en guerre perpétuelle contre des « envahisseurs » et contre lui-même, voire au Pakistan, le pays rêvé de la fraternité musulmane par le grand poète Mohamed Iqbal, aujourd’hui plutôt proche du cauchemar national …), il suffit de faire un rapide inventaire des rigidités intellectuelles et idéologiques, des pratiques désuètes et intolérables qui sévissent dans des pays qui croulent sous la consommation octroyée par la manne pétrolière mais régis culturellement par un rigorisme étouffant où le cinéma n’a pas droit de cité, où la femme est interdite de conduire un véhicule etc, voire d’être lapidée, répudiée, n’héritant qu’à moitié… Or, il est dit dans la Révélation coranique que les Arabes sont « ahsène oumma oukhrijate li nas »…Dans le monde arabe comme le fait remarquer Yassin Temlali dans on texte : « Arkoun, Abou Zeid et El Jabéri : incompris en Occident comme dans leurs propres pays » ( El-Watan, 17 septembre 2010) : « En l’espace de quatre mois trois grands penseurs nous ont quittés. S’ils ont formé quelques dignes disciples, ils n’ont réussi ni à « refonder la pensée musulmane » ni à endiguer la vague d’intolérance qui déferle sur leurs pays » qui conclut, « Ces penseurs ont eu moins de chance que leurs ancêtres de l’âge d’or islamique, les moutazilites ». Verdict amer qui reflète l’état dans lequel se débat le monde arabo-musulman sommé de retourner à des sources pour le moins troubles, sinon polluées par la passion idéologique et politique. On sait, singulièrement, en Algérie de quel prix se paie de telles régressions qui n’ont fécondé que l’horreur. Mais revenons à la modeste visée de cette chronique. La disparition de Mohammed Arkoun a eu, pour ainsi dire, de donner droit de parole à une pensée riche, variée, contradictoire, éclairante sur les enjeux de société dans le monde arabo-musulman. D’habitude, (et le Ramadhan, mois sacré par excellence, qui vient de s’achever en est le point d’orgue) fleurissent dans les colonnes des journaux et sur le petit écran une kyrielle de « causeries religieuses ». Un rituel où, il faut l’avouer, brille surtout l’esprit de conformité et de redondance. Guère de place aux interrogations vivifiantes, à des réparties hardies sur les choses de la religion. C’est ainsi depuis si longtemps que les causeurs et les conférenciers semblent interchangeables. Si à la mosquée, la doxa est de rigueur, on se serait attendu dans les médias à plus d’d’originalité. Mais il y quand même l’exception qui confirme la règle. Ne citons personne pour ne heurter personne. Restons dans la convenance ambiante. Or, la mort de Mohammed Arkoun a en quelque sorte chamboulé le paysage médiatique. Avant même qu’il soit mis en terre - qui a donné lieu à moult commentaires et controverses sur « l’ingratitude étatique », le lecteur intéressé a eu droit à des contributions d’une grande qualité qui montrent que pour peu que l’on force l’habitude (ici dans la triste circonstance du décès de M.Arkoun) au pays de Ben Badis (ce dernier n’écrivit-il pas « wa ahzouz noufous el djamidina , robama hayia el khacheb que nous traduirons ainsi : « Secoue les âmes gelées, il se peut que le bois se réveille »), les esprits éclairés ne manquent dans les profondeurs –et les marges- de notre société. Gratitude de la société.
Et le meilleur hommage , à notre humble avis, durable et fertile, serait de faire connaître ( par une publication et une traduction à l’ arabe à demeure ) le monument de travail « Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-âge à nos jours » sous la direction scientifique de Mohammed Arkoun , préfacé par l’historien Jacques Le Goff , édition Albin Michel, 2006.Plus de soixante-dix spécialistes, historiens et grands témoins retracent sous sa direction scientifique 13 siècles d’histoire, au plan politique, social et culturel. Une histoire tumultueuse et captivante portée par des éclairages actualisés et décapants, notamment de la bataille de Poitiers aux croisades, en passant les penseurs du Moyen âge, l’orientalisme, la colonisation, la guerre d’Algérie jusqu’aux débats et enjeux actuels sur l’immigration. Henry Laurens, professeur au Collège de France et historien du monde arabe moderne a qualifie l’ouvrage de « divine surprise. Nous y reviendrons.
Dans la foulée, pourquoi ne pas réunir dans un ouvrage l’ensemble des textes publiés à la suite de la disparition de Mohammed Arkoun ? Dans les universités de par le monde, il existe une sympathique tradition, qui consiste à rendre hommage à un professeur, à l’occasion de son anniversaire ou partant en retraite, par la publication d’un livre intitulé « Mélanges ». A défaut de voir si tôt l’université algérienne l’entreprendre, un éditeur intrépide pourrait relever le défi. Nous nous permettons de penser à Barzakh qui vient d’être, à juste titre, honoré par un prix international pour son travail, et qui a déjà publié un ouvrage de M.Arkoun… Et nous terminerons notre chronique par sa parole sur « l’effervescente polarisation idéologique : « Des prétextes insignifiants en eux-mêmes sont instrumentalisés pour enflammer les passions, multiplier les anathèmes, accroître le bruit médiatique, consacrer le triomphe de la pensée jetable ; le tout alimentant un dangereux désordre sémantique, et l’effritement de la conscience civique. Entre les deux protagonistes-Islam/Occident-, on oppose avec une égale arrogance, sur la base d’ignorances et de préjugé, des croyances-vérités garanties par la Parole de Dieu aux certitudes scientistes, laïcistes et culturalistes se réclamant de la modernité de bazar. Les uns brandissent le respect de la liberté religieuse sans reconnaître que la foi et les croyances par eux invoquées sont soustraites à toute investigation critique depuis le XIIe siècle, pour des raisons internes à la gestion du fait islamique dans l’histoire ; les autres continuent de proclamer les « valeurs émancipatrices » d’une modernité dont les démissions intellectuelles, les dérives mytho-idéologiques notamment depuis les débuts de la colonisation, sont tout autant maintenues dans l’impensé, rendant impossibles les nécessaires débats clarificateurs sur les problèmes noués depuis le Moyen-âge »… On a parlé d’Arkoun comme le « second Ibn Khaldoun ». La comparaison est d’envergure et sans doute mérité (quoique une nuance s’impose. Arkoun n’était guère en odeur de sainteté dans les cours). Espérons seulement que son œuvre, à l’instar du « père de la sociologie », ne prendra pas autant de temps pour être mieux connue, étudiée et prolongée, dans le monde arabe et en premier lieu dans terre d’origine.
A.K.

lundi 20 septembre 2010

Jacques Berque (1910-1995): Nouvelles andalousies





Le signe et l'incantation


Jacques Berque, traducteur inspiré du Coran fut aussi l’auteur lucide du Rapport sur l’immigration à l’école de la République (1985) dont l’actualité reste de mise. Autre enjeu de taille qui intéresse aujourd’hui la France : la place de l’Islam dans une géographie laïque. A cet égard, visionnaire, J. Berque interrogeait et plaidait pour que l’émigration devienne une chance au « lieu d’être un poids mort, une charge dont s’occupent seulement les flics ou à la rigueur les humanitaires… ».Une émigration comme chance pour la France et une chance pour l’islam frotté aux exigences de la modernité : « non pas un islam français mais un Islam de France, disons, pour simplifier, un Islam gallican, c’est à dire un Islam qui soit au fait des préoccupations d’une société moderne, qui résolve les problèmes qu’il n’a jamais eu à résoudre dans ses sociétés d’origine ».Soulignons avec René Naba ( in "Les mondes arabo-musulmans d'Europe : un atout de la France dans le dialogue des cultures") , un fait désormais irréversible, l'ancrage durable des populations musulmanes en Europe et en particulier en France avec l'arrivée à maturité de la Troisième génération .Elle se traduit par la profusion des établissements cultuels et culturels, des médias communautaires et des performances sportives remarquables. Des "îlots d'excellence" se sont certes constitués dans les domaines du sport, de la chanson, de la littérature sans une percée qualitative des postes de responsabilité.
L'euphorie qui s'est emparée de la France à la suite de la victoire de son équipe multiraciale , ("black, blanc, beur" ), à la coupe du monde de football, en juillet 1998, n'a pas pour autant résolu les lancinants problèmes de la population immigrée, notamment l'ostracisme de fait dont elle est frappée dans sa vie quotidienne, sa sous-employabilité et la discrimination insidieuse dont elle fait l'objet dans les lieux publics, avec les conséquences que comportent une telle marginalisation sociale, l'exclusion économique et, par la déviance qu'elle entraîne, la réclusion carcérale. A cet égard, une exposition remarquable de l’association Génériquesretrace le parcours pionniers de la moitié du XIXe siècle aux mutations radicales de ces dernières décennies, en privilégiant dans la scénographie les supports culturels, témoins premiers du long processus d’enracinement et de ses épreuves , les deux conflits mondiaux, la colonisation puis les guerres d’indépendance, la problématique de la sédentarisation inexorable mais toujours en débat et sujette à polémiques récurrentes... Retracer et raconter ce siècle à partir des itinéraires de personnalités et de personnages, maghrébins ou français, qui en ont été les acteurs encore trop souvent méconnus : de l’Emir Abdelkader aux marcheurs de 1983, du Kabyle Ahmed Ben Amar El Gaïd, fondateur du Cirque Amar, aux vedettes d’aujourd’hui ; et enfin passer de la mémoire à l’histoire, sans occulter ni les conflits ni les rencontres et les métissages (en prenant en compte toutes les facettes, des orchestres judéo-musulmans, encore actifs au début des années 1970, aux dynamiques et interrogations d'aujourd'hui ).Parmi les premiers à se pencher sur la problématique de l'intégration, de l'échange et du dialogue, Jacques Berque par ses origines « syncrétiques » était le lieu même d’élaboration de la culture de l’échange et du dialogue entre les deux rives. D’aucuns n’ont pas hésité à le qualifier de Cheikh des deux rives , au sens de maître de la connaissance et de la sagesse, des deux rives. Et pour cause: il a vu le jour à Frenda, ex-Molière, en Algérie en 1910 . En France , il a assuré durant vingt cinq ans la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au collège de France. A la fois, homme d’érudition et de pratique, Jacques Berque s'imposa comme un passeur de cultures et de solidarité méditerranéenne. Loin de la complaisance et du dogmatisme, Jacques Berque s’est passionnément intéressé à l’espace singulier de l’Islam, dans toute l'étendue de ses racines et la complexité de ses expressions. Il est reconnu ,à juste titre, comme celui qui a donné du Coran une traduction en français exemplaire, c’est à dire fidèle et inspirée. Chez Jacques Berque , le poète ( il a d’ailleurs traduit de nombreux poètes arabes) est indissociable du savant. Auteur d’une œuvre fertile cette figure du XXe siècle- n’a jamais bénéficié des feux de la rampe ni recherché une médiatisation facile. Dans sa quête pour de nouvelles Andalousies, Jacques Berque a proposé le chemin de l’échange, de d’intercession et l’interpellation entre Occident et Orient. Avec 12 millions de personnes, dont cinq millions en France, la communauté arabo-musulmane d'Europe occidentale apparaît comme le socle principal de la population immigrée malgré son hétérogénéité linguistique et ethnique L’agglomération parisienne concentre à elle seule le tiers de la population immigrée de France, 37 % tous horizons confondus (Africains, Maghrébins, Asiatiques, et Antillais), alors que 2,6 % de la population d'Europe occidentale est d'origine musulmane, concentrée principalement dans les agglomérations urbaines. J. Berque s’occupa à mettre exergue les dissonances entre le signe et la chose, le glu des faits et l’incantation.
Rappelons- nous ses paroles d’avenir :"Andalousies toujours recommencées dont nous portons en nous la fois les décombres amoncelées et l’inlassable espérance". Une telle voix manque mais il reste son œuvre féconde, vivifiante, édifiante à l'heure des procès en sorcellerie sur les deux rives.
A.K.


Œuvres :
Dépossession du monde (Le Seuil, 1964)

L'Égypte : impérialisme et révolution (Gallimard, 1967)

Orient second (Gallimard, 1970)

Langages arabes du présent (Gallimard, 1974)

Les arabes (Stock, 1973-1981, Actes Sud, 1997) suivi de Andalousies

Structures sociales du Haut-atlas (PUF, 1978)


L'intérieur du Maghreb, Xie-XIXe siècle (Gallimard, 1978)

L'Islam au temps du monde ( Sindbad, 1975-1982-rédit. 2002) : Onze essais

Le Maghreb entre deux guerres (Le Seuil, 1962-1979)


L'Islam au défi (Gallimard, 1980)


L'Immigration à l'école de la République (CNDP, 1985) : rapport au ministre de l'Éducation nationale

Mémoires des deux rives (Le Seuil, 1989) : autobiographie


Langages arabes du présent (Gallimard, 1974)


Le Coran (Sindbad, 1991) : essai de traduction de l'arabe annoté et suivi d'une exégétique.


Il reste un avenir (Arléa, 1993) : Entretiens avec Jean Sur

Relire le Coran (Albin Michel, 1993)


Quel islam ? (Sindbad-Actes Sud, réédition 2003)


Une Cause jamais perdue : recueil de textes politiques, 1956-1995

DIB: Au-dessus de l’innommable




Avec Les Terrasses d’Orsol , 1985, Mohammed Dib inaugurait sa « Trilogie nordique », balisant des rivages étendus dédiés à l’onirisme et au mythe. Suivront : Le sommeil d’Eve (1989) et Neiges de marbre (1990. Au lendemain de l’indépendance, le romancier rompait avec la narration réaliste et l’effet de réel avec « Cours sur la rive sauvage » (Seuil, 1964). balisent des rivages encore plus étendues dédiées à l’onirisme et au mythe. A première vue, la trame du roman ne semble pas complexe. Eid, un ancien universitaire, au sortir d’une convalescence, est désigné par les autorités d son pays pour une mission officieuse : s’installer à Jarbher, métropole lointaine. Il doit expédier divers rapports relatifs à des domaines en négociation avec son pays. Eid, le personnage principal en même temps que narrateur, découvre un monde où matière et sentiments sont en parfaite symbiose. Abondance des produits, splendeur de l’architecture, élégance des hôtes participent à donner l’impression du « meilleur des mondes », une sorte d’âge d’or qui émerveille le « chargé de mission ». Ainsi Jarbher ignore les dissensions et les turbulences qui sont le lot d’autres communautés. Mais, à la faveur d’une incursion inopinée, l’apparent équilibre est ébranlé et Eid se retrouve précipité dans une insoutenable torture mentale. Il découvre dans un gouffre de l’océan des sauriens au comportement presque humain. Au-dessus du gouffre, les Jaberhois vaquent dans une indifférence coupable à leurs occupations. Le gouffre n’est en fait qu’une sorte de miroir renversé où il lit le rêve de la vie qu’il lui reste à mener. Une voix hors champ, sorte de double omniscient du narrateur envahit le texte. Quête de soi, effroi de l’âge … Eid est confronté à « l’innommable ». le prix du secret à peine affleuré coûte une « ratonnade » à Eid. Le danger est donc de succomber à une lecture réductrice. Le roman n’exclut pas l’allégorie, et brasse polyphonie de motifs. Une œuvre d’art n’échappe pas à la dure empreinte du réel..Les Terrasses d’Orsol un simulacre des pouvoirs de la parole (et Dib n’est-il pas poète avant tout ?) .Eid, ce « héros » sans grande bravoure, hormis le courage de poser des questions dérangeantes pour son entourage est seul à avoir des « visions » infernales, à entendre des « voix » . Il « ne savait pas ce qu’il cherchait mais il savait ce qu’il avait trouvé. Il le savait mais n’osait pas se l’avouer dans le secret de son cœur , n’osait pas se le dire en conscience ». C’est un simulacre des pouvoirs de la parole- et Dib n’est-il pas poète avant tout ?-. C’est par le renoncement et le supplice-rêvé ou vécu ailleurs- qu’il recouvre son identité réelle. Enfin revenu des labyrinthes, transfiguré grâce à Aëlle la femme-oiseau . Des paroles obscures, heurtées l’assaillent et s’énoncent dans un redoutable cérémonial de la Parole révélée : « Par les cavales haletantes, par les cavales bondissantes, par les cavales…du matin…et les empreintes de leurs sabots…en vérité l’homme est ingrat envers…il en porte témoignage…il ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomiront leurs entrailles et les cœurs leurs secrets… ». Fin des temps ou signes précurseurs ? Qui sont ces êtres étranges dans la fosse ? Les Harragas n’étaient pas encore nés, les Sans-papiers n’étaient pas encore pourchassés dans la forteresse Europe et la crise économique n’était pas encore mondiale, poussant des ouvriers licenciés à menacer de faire exploser leur usine. L’ordre social ne serait-il qu’un gouffre propitiatoire ? « Le bonheur d’un homme c’est un autre homme qui l’assure et qui l’acquitte », conclut Dib.

Avec Bernard MAZO: UNE PAROLE AU VENT CHAUD DES AURES



Bernard Mazo, poète critique et essayiste, a bien voulu évoquer pour Algérie News ses «affinités algériennes ». Il porte au cœur l’Algérie indépendante, nourrit pour le peuple algérien une sincère admiration dont nombre d’écrivains sont ses amis. La parole -comme sa poésie- de Bernard Mazo est d’autant plus précieuse en ces temps où s’agitent les thuriféraires de tout poil de « L’Algérie de papa ». En toute simplicité, le poète nous dit : « Dans ce poème ce n’est pas moi qui vous parle/Dans ce poème ce n’est pas ma voix que vous entendez/Mais ce qui me traverse et me maintient : /L’ombre désespérée de la beauté/Cet espoir infini au cœur des hommes ».
Bernard Mazo t né à Paris en 1939 a publié une dizaine de recueils.
Il est Secrétaire général du Prix Apollinaire, membre de l’Académie Mallarmé et du Pen-Club français. Il figure dans près d’une dizaine d’anthologies dont Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui (Seghers, 2008), L’Anthologie de la poésie française (Larousse, 2007), La Poésie française contemporaine (Le Cherche-Midi, 2004), Histoire de la poésie française de Robert Sabatier (Albin-Michel, 1988), La Nouvelle poésie française (Seghers, 1977), La Poésie française depuis 1945 (Ed. Saint-Germain des Près, 1971), ainsi que celle consacrée en langue arabe à la poésie française contemporaine par le poète libanais Paul Chaoul (Beyrouth, 1982). Il a par ailleurs collaboré à plusieurs hommages collectifs, notamment à Mahmoud Darwich, hommage collectif, revue Nu(e), N°20 (2002). Il vient de recevoir le Prix de poésie Max Jacob pour son recueil : La Cendre des jours, paru en 2009 chez « Voix d'Encre » et pour l'ensemble de son œuvre.

Algérie News : Bernard Mazo, dans le numéro spécial d’Algérie Littérature/Action consacré Jean Sénac, vous tracez un portait du poète « réfractaire ». Au même moment, vous publiez un recueil intitulé : « La cendre des jours » accompagné de lavis de l’artiste-peintre Hamid Tibouchi. Peut-on parler dans votre cas d’affinités algériennes ? Fruit des échanges littéraires et aussi de l’histoire ?
Bernard MAZO : Cher Abdelmadjid, je suis heureux que vous me posiez cette question car je dois vous dire que je porte l’Algérie et les Algériens dans mon cœur comme une blessure jamais tout à fait refermée et cela depuis plus de cinquante ans, depuis que j’ai eu, comme dans le film de René Vauthier, «Avoir vingt ans dans les Aurès »¸ où je suis resté, triste rêveur éveillé, vingt-sept longs mois en tant qu’appelé du contingent au nom d’une « sale » guerre qui n’avouait pas son nom.
J’ai connu là-bas ce qu’était le colonialisme. Dix millions d’Algériens, Berbères, Kabyles, Chaouïas, Arabes et 900.000 Européens détenant toutes les clés du pouvoir politique, économique, culturel , avec, partout en face, la pauvreté, le taux si dérisoire d’alphabétisation, la désespérance …
J’y ai vu le comportement d’une partie de l’armée française, ces interrogatoires conduits sous la torture, les exécutions sommaires malgré les appels de quelques « justes » français : Henri Alleg avec son livre « La Question », la dénonciation courageuse de tout cela puis la disparition mystérieuse du jeune instituteur Audin à la suite de son arrestation par l’armée française, la démission du général Pâris de La Bollardière se refusant à cautionner la torture, le combat de Jean de Maisonseul, ami de Jean Sénac, celui du grand éditeur Charlot, ruiné par la destruction de sa maison d’édition par l’O.A.S. pour avoir soutenu la cause de l’indépendance.
J’y ai découvert la richesse de la culture multimillénaire berbère, et arabe. Là-bas, exilé dans les Aurès, la poésie m’a sauvé grâce à la lecture du chantre de la lutte pour l’indépendance, l’immense Kateb Yacine, avec son alter ego Français, le flamboyant et tragique Jean Sénac. Je suis rentré en France sans pouvoir me débarrasser d’un sentiment de culpabilité par rapport au comportement de certains de mes compatriotes sur cette terre martyrisée. J’avais écrit en 1965 une longue nouvelle intitulée « Sous le vent chaud des Aurès », pour exorciser cette culpabilité. Refusée partout durant des années de bâillonnement officiel de mon pays sur cette guerre, elle a pu enfin paraître en septembre 2003 dans la célèbre revue française Europe (N° 892) à l’occasion de l’année de l’Algérie en France.
Je suis retourné plusieurs fois en Algérie, reçu avec ce sens chaleureux de l’hospitalité algérienne. J’y ai beaucoup d’amis poètes comme Hamid-Nacer Khodja, Samira Negrouche, Téric Boucebci, Abderammane Djelfaoui, et en France Hamid Tibouchi, HabibTengour, Mohammed Dib et Rabah Belamri lorsqu’ils étaient encore vivants, de même que j’ai une grande admiration pour cet immense poète qu’était Tahar Djaout assassiné comme Youssef Sebti.
Algérie News : Celui qui a la chance de vous rencontrer, découvre chez vous un tempérament solaire, une grande prodigalité dans l’échange alors que votre poésie, a écrit d’elle un autre poète (Jean Orizet) « élève sa désespérance à la hauteur d’une morale ». N’est-ce pas pour le regard pressé une espèce de paradoxe chez vous ? Quel est donc votre secret Bernard Mazo ?
B.M. : J’aime aller vers les autres, les mieux connaître, échanger avec les poètes, mes pairs, d’où ce tempérament que vous appelez si joliment « solaire ». Mais ayant toujours la crainte d’apparaître parfois trop « sérieux », disons pontifiant, alors même que je suis un mélancolique peu assuré de lui-même, souvent angoissé, je prends le masque de l’humour, le partie de rire et celui de l’ironie, d’où peut-être cette chaleur communicative dont me crédite mes amis. Au fond, j’ai ce travers de vouloir être aimé et de ne jamais oublier que nous avons une trajectoire mortelle, que nous sommes exilés sur terre, souvent désorientés face au grand mystère de la vie et de l’univers. « Pourquoi y- a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Voilà à mes yeux la plus grande et la plus essentielle des questions. C’est sans doute à cause de cette interrogation récurrente, le sentiment continu d’un manque à combler, d’un grand mystère ontologique à tenter d’élucider que je préfère le rire au sérieux et surtout ce qui m’a conduit à écrire de la poésie. Celle-ci, bien sûr, ne donne jamais de réponse, elle se contente plus modestement de creuser le questionnement. Pour répondre à votre question : voilà mon secret : la poésie d’un côté, dans le silence de mon bureau et l’effroi de la page blanche, de l’autre la vie extérieure avec sa profusion d’échanges fraternels.
Algérie News : Vous écrivez « dans le silence habité du poème », des strophes e d’une grande sobriété métaphorique. Les vers se déclinent comme des évidences, des sentences philosophiques (« on creuse/le silence/ On s’entête »).Défiance de l’emphase, confiance dans l’éclair ?
B.M. : « Défiance de l’emphase, confiance dans l’éclair ? » me demandez-vous avec la pertinence du lecteur attentif de mon livre que vous avez été avec votre sensibilité de poète. Je vous répondrai oui sur les deux termes. Ma méfiance de l’emphase a toujours été présente dans tous mes recueils. Il faut dire que, comme beaucoup de mes contemporains en poésie, j’ai lu et relu, sans jamais m’en lasser, l’œuvre de René Char que je considère comme le plus grand poète de notre époque et qui m’a profondément influencé dans ma jeunesse, solaire et souverain dans toute son œuvre flamboyante comme l’éclair, de même que Guillevic m’a influencé avec sa poésie resserrée, elliptique, lapidaire.
D’ailleurs, ces trois qualificatifs : resserrée, elliptique, lapidaire ont souvent été employés par les critiques, notamment Alain Bosquet dans Le Monde des Livres à propos de ma poésie. Il est vrai que je considère qu’il faut manier les mots du poème avec prudence, laisser le silence vibrer entre eux, chantourner son vers, de sorte qu’il n’y ait pas de scories ou de redondances dans le phrasé poétique. Pour moi, les poèmes les plus forts, les plus évocateurs, les plus chargés de sens tendent vers l’aphorisme – cet éclair auquel vous faisiez allusion -, ne traversent le silence qu’avec d’infinies précautions de sorte qu’ils atteignent à cette sorte d’équilibre fragile et mystérieux d’où provient la transmutation du langage commun en poésie et en musicalité.
N’êtes-vous pas, vous-même, cher Abdelmadjid, un poète de la rigueur et de l’elliptisme. ? Je songe à ce poème très bref mais très dense de votre recueil Par quelle main retenir le vent ? : « La mer comme un couteau dans la mémoire / ton corps entre la mort et la présence/ tu n’existes pas/ ma blessure d’enfance »
Algérie News : On peut dire sans erreur que vous êtes un voyageur au long cours du fait poétique sur « cette terre vouée au désastre ». Pensez-vous que la poésie dispose encore d’une quelconque faculté, pouvoir, exorcisme, face à « la cendre des jours »- aujourd’hui plus qu’une métaphore après le réveil d’un volcan islandais ? Ou dans un univers sous l’emprise fébrile de la communication informatique, dans ces « ruines de la parole », la poésie est exclue, selon Yves Bonnefoy que vous citez dans votre dernier recueil ?
B.M. : Votre question va à l’essentiel. En effet, en France surtout, la poésie est de plus en plus marginalisée. Négligée, voire méprisée par les grands médias : presse quotidienne, revues – même littéraires -, télévision, radio, et même par les universitaires et les philosophes, elle manque de plus en plus de visibilité et d’existence propre malgré le nombre importants de recueils publiés à compte d’éditeurs (environ mille par ans), les nombreuses lectures publiques.
Et pourtant, en cette époque où le monde se voit confronté à la montée des extrémismes de tous bords, à des conflits interethniques sanglants, à un abaissement planétaire de l’humanisme auquel le monde de la finance et des spéculateurs ne sont pas étrangers, reprenant la célèbre interrogation d’Hölderlin : «A quoi bon des poètes en temps de détresse ? », je pense que la voix du poète est plus essentielle que jamais pour dire le monde, en dénoncer les injustices car comme l’écrivait Léon Bloy : « Qui donc parlera pour les muets, les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent qui furent investis de la parole ? »
De plus, la poésie est transculturelle, elle efface les frontières et les nationalismes, elle est gage de fraternité entre les peuples, à l’écoute du bruissement mystérieux du monde. La plus noble vocation du poète aujourd’hui est de tendre une passerelle entre les hommes, de dépasser les clivages ethniques, de faire en sorte que la poésie soit universelle, qu’elle rappelle que nous habitons tous la maison du monde, et que ce qui la sous-tend, c’est le ciment humaniste sans lequel l’homme n’est que fétu de paille dans le torrent des jours, pour éveiller en nous un mystérieux, obscur et très fragile accord avec l’univers.
Algérie News : Poète, critique et essayiste vous êtes aussi un spécialiste reconnu de la littérature du Monde arabe. Dans ce monde, la poésie en tous cas a été assez prégnante dans la vie quotidienne des gens. Quel regard portez-vous sur son état actuel ?
B.M. : Pour moi, la langue arabe est la langue de la poésie. Elle l’a fut dès la lointaine époque antéislamiste avec le Soufisme puis ne cessa de se développer à partir de l’an I de l’Hégire, eut sa période flamboyante au cœur de la civilisation Arabo-Andalouse pour retrouver un second souffle dans la seconde partie du XX° siècle avec, entre autres, Georges Schéhadé, Salah Stétié, le grand Ounsi El Hage, la jeune Joumana Haddad, tous Libanais, l’Egyptien Abdelmonem Ramadan, l’Irakien Salah Al Hamdani, Adonis et surtout l’immense Mahmoud Darwich que je considère comme l’une des grandes voix mondiale contemporaine qui pouvait réunir des milliers de personnes pour ses lectures.
Mais pour moi, à côté de ces grandes voix du monde arabe, la poésie la plus novatrice s’est développée au Maghreb et plus spécifiquement en Algérie avec ces grands poètes francophones qui ont pour noms : Kateb Yacine, Mohammed Dib, Malek Haddad, Rachid Boudjedra, Mouloud Feraoun, Jean Amrouche, Nordine Tidafi, Bachir Hadj Ali, Nabile Farès, Rabah Belamri, Henri Kréa, Mostefa Lacheraf, Hamid Nacer Khodja, Hamid Tibouchi, Habib Tengour, Tahar Djaout, Youcef Sebti et Abdallah Boukhalfa, ces trois derniers tous assassinés.
A mes yeux, la poésie féminine algérienne s’avère également, depuis de nombreuses années, une poésie d’une force et d’une richesse exceptionnelles. Poésie de résistance, poésie de revendication, poésie tissée d’images fortes et d’un lyrisme retenu. Je songe en particulier à Leïla Sebbar, Zineb Laouedj, Malika Mokedem, Hafeda Ameyar, Salima Aït Mohamed, Myriam Ben, et parmi les plus jeunes, souvent arabisantes : Samira Negrouche, Nassera Halou, et la benjamine – née en 1988 – Meriem Beskri.

Algérie News : En France, un texte de Jacques Roubaud intitulé « Obstination de la poésie », fait rare, publié par Le Monde Diplomatique, n’est pas passé inaperçu. Il a eu un écho diversement apprécié quand il n’a pas donné lieu à la controverse. Jacques Roubaud énonce d’emblée : « La poésie est un genre que l’on s’évertue à voir là où il n’est pas — dans un coucher de soleil, dans le slam, dans les convulsions scéniques d’un artiste — et à ne pas voir là où il se trouve : dans un tête-à-tête du poète avec la langue ». Quelle est votre lecture de ce texte ?
B.M. Comme toujours, les pseudo tenants d’une poésie posmoderniste, les fausses gloires universitaires ont tiré à boulets rouges sur Roubaud et son article. Et pourtant, bien que Roubaud ne soit pas « ma tasse de thé », je ne peux que souscrire à sa déclaration. Non seulement la poésie est marginalisée, mais dans le grand public, la poésie ne peut se trouver que dans la chanson ou, lancé par la télévision, dans la mièvrerie navrante et la niaiserie verbale de celui qui se fait appeler « Grand corps malade » et dont la notoriété surfaite est affligeante.
Par contre le reproche d’élitisme intellectuel de Roubaud avec sa définition du « tête à tête avec la langue » me semble justifié. Cette école, dont fait partie Roubaud, qui consiste à s’enfermer dans la glose hermétique du poème, en déniant toute forme d’émotion dans le poème, toute lisibilité et toute transparence de l’écriture poétique, concours, avec la bénédiction de certains universitaires, à donner une fausse image de la poésie d’aujourd’hui et à en écarter les lecteurs éventuels. « Un poème chante ou ne chante pas » affirmait avec raison René Char.
Un dernier mot ?

B.M. Dans un de ses aphorismes, René Char affirmait en songeant au poète : « Celui qui vient au monde pour ne rien déranger ne mérite ni égards ni patience ». Quelle meilleure définition de la vocation du poète ?