LE PARADOXE MALEK HADDAD
Y-a-t-il
un cas Malek Haddad emblématique,
pour ne pas dire paradoxal ? Malek
Haddad est-il mort doublement, physiquement et symboliquement, n’a-t-il aucune
postérité littéraire ? Est-ce vrai qu’il a déposé définitivement son
stylo avant son décès ? Ou bien plutôt, paradoxe des paradoxes, L’œuvre, traduite en 14 langues, de
celui qui disait« Je suis le point final du roman qui commence »,
n’est-elle pas en passe de connaître
une nouvelle jeunesse ? Une raison supplémentaire, en tous cas, pour renouer avec le destin d’une grande
figure de la littérature algérienne.
De
son vivant Malek Haddad aura construit son propre mythe
avec un art consommé du flou lyrique. Le
poète et romancier a mis en scène
dans ses textes comme dans sa vie son drame intérieur. Or, le
drame de la langue concernait la condition algérienne. Avant et après
l’indépendance. Né le 5 juillet 1927 à
Constantine, de père kabyle, Malek Haddad grandira dans un contexte historique
lourd de confrontations et de décantations à l’échelle maghrébine et planétaire. Il quitta discrètement ce monde à l’âge de 51 ans, le 2 juin 1978. Très tôt, il s’engagea dans les rangs l’union de la
jeunesse démocratique, avant le déclenchement de la guerre de libération
nationale. Il a eu une longue pratique du journalisme, a collaboré, notamment,
à l’hebdomadaire communiste Liberté et au quotidien de gauche
anticolonialiste Alger Républicain.
Première œuvre, premiers tourments
Ses premiers poèmes parurent dans les revues Liberté et Progrès à la fin des années quarante et seront repris
dans Le malheur en danger (La Nef de Paris, 1956) . Il publia
plusieurs romans : La dernière
impression (1958) ; Je
t'offrirai une gazelle (1959) ; L'élève
et la leçon (1960) et Le quai
aux fleurs ne répond plus (1961), tous aux éditions Julliard. Ses œuvres
romanesques reflètent avec une lucidité – qui le rapproche par endroits d’un
Mouloud Mammeri (La colline oubliée) – les déchirements provoqués par la
guerre, les tourments de l'engagement et les controverses entre les deux
cultures.
Il vécut en exil,
notamment en France dans un fraternel compagnonnage avec Kateb Yacine.
Après avoir abandonné ses études de droit, il se fit avec ce dernier ouvrier
agricole en Camargue et prit part à des missions du Front de Libération
nationale (FLN). Malek Haddad a été durablement imprégné de la poésie de la
Résistance française dont il a reconnu la dette : « L'histoire ainsi
comprise n'est jamais un règlement de comptes".
Dans
la « biographie hétérodoxe » consacrée par Benamar Médiene à Kateb Yacine, ce dernier émet cette
remarque : « Malek Haddad n’a pas compris ou n’a pas voulu comprendre
qu’écrire en français n’est pas une damnation personnelle ». Il n’en
demeure pas moins que Malek Haddad a voulu mettre un « point final »
à sa déshérence personnelle, et tirer
une sorte de sonnette d’alarme. En
effet, le feuilleton de la confrontation entre l’arabe et le français, cinquante
ans durant, déchirera l’Algérie - et dans une moindre mesure ses
voisins maghrébins pour différentes raisons objectives spécifiques (2) – et continue à a alimenter des épisodes
récurrents sur ce sujet. Certains
critiques prêtent à Malek Haddad l’invention du « roman-poème »
au Maghreb. Sa poésie nettement marquée par le sceau de l'engagement est portée
par un lyrisme évoquant l’Aragon de la Résistance. D’ailleurs, on peut déceler
dans l’un de ses romans le portait subtil du « grand écrivain ». À
cette époque, Jean Sénac déclarait dans un essai : « Poésie et Résistance
apparaissent comme les tranchants d'une même lame où l'homme inlassablement
affûte sa dignité ».
Aphorismes désenchantés
À relever aussi cette confidence de Jean
Sénac : « Malek Haddad m’a un jour dit que j’étais aussi algérien que
le malheur de notre patrie commune. Je n’en ai gardé que le malheur » (4).
À la différence de Kateb Yacine en son écriture sulfureuse, selon Nadia
Grapotte, « Malek Haddad apparaît comme un être extrêmement lucide,
en même temps que généreux, tolérant et sensible. C'est avec simplicité et
délicatesse qu'il exprime la pureté de ses sentiments et nous nous laissons
bercer par la musicalité de ses phrases brèves et ses reprises d'images
fleuries, tout orientales ; de multiples métaphores filées et des aphorismes
désenchantés nous laissent une saveur nostalgique de paradis perdu" (5).
Il n’empêche que l’un de ses romans fut interdit par le Gouverneur Général de
« l’Algérie française » !
Plus
que tout autre, Malek Haddad restait déchiré par le problème de la langue. Au
lendemain de l'indépendance, il va se réfugier dans un silence qui aura toute l'apparence d'un suicide littéraire…Faut-il rappeler que dans son
Portrait du colonisé (Buchet-Chastel, 1957), Albert Memmi annonçait déjà qu’à l’indépendance, l'essentiel de la
littérature maghrébine serait en langue arabe, vouant ainsi sa dimension en
langue française au dépérissement. Cette prédiction ne s'est pas accomplie avec
la rapidité annoncée. Et la littérature maghrébine d’expression francophone a
connu et connaît aujourd’hui une vitalité insoupçonnée. Albert Memmi a lui même reconnu plus tard
être allé trop vite en besogne. La question peut être posée : Une
littérature écrite dans une langue étrangère peut-elle vraiment être nationale
? La langue française peut-elle exprimer littérairement la complexité des
réalités algériennes ? Ces problématiques ont été et demeurent au centre des
débats et des polémiques acerbes sur la place des langues.
« Le malheur en danger », son premier recueil,
est moins l'expression proclamée de la Révolution algérienne que son
retentissement intérieur dans le poète. C'est une effusion de ses sentiments
que nous donne à lire Malek Haddad : l'exil et ses tourments, l'image de
la patrie lointaine et de la mère. Un premier recueil qui souffrirait d'un manque d'unité, selon le jugement des
auteurs du Diwan algérien* :
"C'est exclusivement la forme très régulière, et la recherche de sonorités
verbales qui guident le poète et lui suggèrent son poème" .
Et le drame se nouait
Dans son second recueil,
Écoute et je t'appelle (Maspero,
1961), l'exaltation de la liberté prend toute sa mesure. L'enfance comme l'exil
occupent dans l'œuvre de Malek Haddad une place primordiale. Mais si l'enfance
est le lieu enfoui de l’innocence perdue, l'exil est lourd de dédoublement :
"Chacun de mes poèmes / est écrit par un autre", dit-il. « Et le
drame se nouait », comme l’écrit dans Le
Polygone étoilé son compagnon Kateb
Yacine qui ne le voyait plus beaucoup dans les dernières années de sa
vie : « une bifurcation idéologique nous a séparés après des années
d’une amitié de granit. »
La
génération des Algériens des années cinquante, dès qu’elle eut droit à une
scolarisation, a pu fréquenter - dans
des proportions réduites et sélectives- l'école française. Il faut le souligner, elle
s'y est nourrie souvent, paradoxalement des valeurs de la Révolution française. Elle
ne manquera pas de les retourner dans
ses revendications nationalistes à l’adresse du colonisateur. Et la littérature
maghrébine d’expression française qui commencera à naître timidement au tournant des années vingt constituera une sorte de « cahiers de
doléances », selon la formule d’Abdellatif Laâbi. Pour sa part, la langue berbère avant comme après
l’indépendance nationale eut un sort encore moins envié dans ses différentes
expressions . Mais elle sut faire preuve
d’une résistance exemplaire dans la vie courante grâce aux ombres
gardiennes familiales et à la chaine
des "Guwalin" (les Diseurs)
qui ont le don d'asefrou, comme l’écrit Jean El Mouhouv Amrouche dans
ses Chants berbères de Kabylie (Charlot,
Paris 1947).
Faut-il
rappeler que la langue arabe fut
interdite d'enseignement officiel et
devait sa pérennité – certes marginale – au système traditionnel de
l’apprentissage coranique et à l’œuvre de réformateurs maghrébins émules d’une Nahda dont les prémices essaimaient en
Orient et dont les fruits pour partie
avortèrent et tardèrent à fleurir
et à s’épanouir au Maghreb,
surtout en Algérie alors simple département de la Métropole.
Une langue pour le combat
Les
caractéristiques nationales de la
littérature algérienne et
maghrébine de langue française sont
forgées par l'appartenance à un combat politique. Dans le
maniement de la langue française, les écrivains algériens apposent la marque de
leur originalité culturelle. En retour, la langue française leur permet
d'explorer des espaces ignorés ou bridés par la culture d'origine. Cette
dernière dimension montrera sa pertinence après l'indépendance quand nombre
d'idéologues considéreront que la page de la langue française devrait être définitivement
tournée. Il n'en demeure pas moins que la question de la langue française a été
vécue de façon dramatique par nombre d’écrivains algériens.
Par
là-même se pose le problème de la réception de cette poésie par le public
algérien. C’est donc une aventure ambiguë, (Cheikh Hamidou Kane) Entrer dans la langue hexagonale, c'est se
"fourrer dans la gueule du loup", dira Kateb Yacine dans Le Polygone étoilé. Dans une page
autobiographique, il décrit la décision paternelle de le mettre à l'école française
:
"... Laisse
l'arabe pour l'instant. Je ne veux pas que, comme moi, tu sois assis entre deux
chaises. (...)La langue française domine. Il te faudra la dominer et laisser
tout ce que nous t'avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé
maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir avec nous à ton
point de départ.
Tel était à peu près
le discours paternel
Y croyait-il lui
même ? Ma mère soupirait ; et lorsque je me plongeais dans mes nouvelles
études, que je faisais, seul, mes devoirs, je la voyais errer, ainsi qu'une âme
en peine. Adieu notre théâtre intime et enfantin, adieu le quotidien complot
ourdi contre mon père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques... Et le drame se
nouait".
La parole et l’exil
Le
drame vécu par Kateb Yacine peut être élargi à toute une génération qui se
retrouve assise "entre deux chaises". De ce déchirement, Malek Haddad, donne l'illustration la plus aiguë :
« Je proclame que ma solitude d'auteur s'accroît en fonction du nombre de
mes lecteurs, de ce que j'appellerai mes faux lecteurs... Je ne puis leur
offrir qu'un approchant de ma pensée réelle et de leur propre pensée... La
langue française est aussi l'exil de mes lecteurs. Le silence n'est pas un
suicide...’’ Pour Mouloud Mammeri, au contraire, la langue
française l'exprime mieux qu'elle ne le traduit et elle constitue « une
voie vers la modernité de l'Algérie.»
Entre
ces deux attitudes, Kateb Yacine lança la fameuse formule : « la
langue française est un “butin de guerre" des Algériens. » Et à ce
titre, il n'y avait aucun complexe à l'employer. Une formule qui eut l'avantage
de transcender – momentanément – la querelle politique, sans résoudre
toutefois la question du lecteur algérien au sens le plus large et le plus
populaire. Kateb Yacine, dans les années soixante-dix, y apportera sa réponse en s'orientant vers la promotion d'un
théâtre en arabe populaire, redonnant ainsi la parole aux obscurs, en premier
lieu à la femme marginale et marginalisée
dans cette société patriarcale.
Les sources et la synthèse
C’est
cette voix par médiation que Mohammed Dib faisait entendre déjà dans le creuset
de la guerre de libération nationale ("Moi
qui parle, Algérie)
Par--delà les montagnes, les mers, cette voix pouvait être entendue
aussi au pays de Molière…Dans sa préface à Ombre
gardienne de Mohammed Dib, Aragon
écrivait : "Cet homme d'un pays qui n'a rien à voir avec les arbres de ma
fenêtre, les fleuves de mes quais, les pierres de nos cathédrales, parle avec
les mots de Villon et de Péguy». Optimiste, Henri Kréa affirmait : "La
crainte, la terreur obsidionale des francophones n'aura plus sa raison d'être
dans une Algérie libre. Ceux-ci y ont leur place, car ils sont fils de la même
terre que les arabophones. Et c'est ce caractère multinational qui est la source
d'une synthèse nouvelle". D'une certaine manière, cette prédiction s'est
réalisée, mais sans mettre fin aux clivages culturels qui revêtent aujourd'hui
des formes d'affrontement idéologiques. Placée devant l'alternative de "se
taire ou de dire", pour reprendre une image de Jean Sénac à propos de
Kateb Yacine, une génération d'écrivains est entrée dans la langue française
"un peu comme un terroriste". Cette entrée par effraction, loin de
conduire à une dissolution dans la culture dominante, permet une affirmation
paradoxale de l'identité nationale aux multiples entrées.
Y-a-t-il
un cas Malek Haddad emblématique, pour ne pas dire pathologique ? Malek
Haddad est-il mort doublement, physiquement et symboliquement, n’a-t-il aucune
postérité littéraire ? Est-ce vrai qu’il a déposé définitivement son
stylo avant son décès ? Ou bien plutôt, paradoxe des paradoxes, Malek
Haddad demeure un poète, un romancier, un essayiste on ne peut plus actuel et incontournable. Incontournable parce
qu’il nous a laissé une œuvre de qualité, exigeante et courageuse, de
« graphie française » comme disait Jean Sénac. « Je suis le
point final du roman qui commence », déclarait-il. Alors, n’a-t-on pas tout simplement tronqué la pensée de Malek Haddad ?
Abdelmadjid KAOUAH
REPORTERS.Dz 14/02/2018
Kateb Yacine : le cœur entre les dents
(Robert Laffont, 2006)
Le
malheur en danger a été édité avec des
illustrations du peintre algérien M’Hamed d’Issiakhem, (Julliard, 1956),
réédité chez Bouchène, (Alger, 1988)
Le soleil sous les armes (Subervie, 1957)
Kateb Yacine le cœur entre les dents, de
Benamar Mediene, préface de Gilles Perrault, (Robert Laffont, 2006).
Ecrivains francophones du Maghreb, sous
la direction d'Albert Memmi (Seghers, 1985)
Revue Confluent,
n° 47 (Rabat, 1965)
1 commentaire:
Ravi de découvrir votre blog, où la littérature et la poésie trouvent leur lettre de noblesse. Malek Haddad dont j'ai lu un de ses romans magnifiques: "Le quai aux fleurs ne répond plus", m'a particulièrement impressionné par sa poésie et ému par son dilemme d'être ou ne pas être, d'entre deux cultures.
Bien à vous Kaouah
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