samedi 29 janvier 2011

LIBRES PARCOURS: Les mille et une portes du matin égyptien




Jusqu’à quand les chars, les tanks et les états d’exception, de siège, d’urgence dans les villes du monde du monde arabe quand les peuples se lèvent, sortent dans la rue pour dénoncer les pouvoirs en place, leur impéritie, le règne de l’arbitraire, leur prétention et leur morgue dynastiques?
Le poète Nizar Qabanî écrivait avant sa mort :

J'essaie -depuis mon enfance- de lire tout livre traitant des prophètes des Arabes,
Des sages des Arabes... des poètes des Arabes...
Mais je ne vois que des poèmes léchant les bottes du Khalife
pour une poignée de riz... et cinquante dirhams...
Quelle horreur !!
Et je ne vois que des tribus qui ne font pas la différence entre la chair des femmes...
Et les dates mûres...
Quelle horreur !

Je ne vois que des journaux qui ôtent leurs vêtements intimes...
Devant tout président venant de l'inconnu..
Devant tout colonel marchant sur le cadavre du peuple...
Devant tout usurier entassant entre ses mains des montagnes d'or...
Quelle horreur !


Tout cela, parait-il, pour leur bien, car ils ne sont pas matures, prêts pour la démocratie qui est un luxe pour les aisés, instruits, policés. Les pouvoirs autoritaristes, despotiques ont pourtant eux-mêmes creusé la fosse où l’histoire les reléguera. Dans le cas de l’Egypte où après la mort de Nasser, avec l’Infitah de Sadate poursuivi méticuleusement par son successeur au pouvoir depuis 30 ans des fortunes pharaoniques se sont édifiées sur la misère du peuple, des petites gens réduits à habiter les cimetières, à se suffire du « aïch », du pain local et de discours glorificateurs pour faire passer l’amertume de la capitulation et l’humiliation de l’oppression de classe. Pourtant les voix de la conscience civique n’ont pas manqué ni en littérature ni au cinéma ni dans la poésie, surtout celle qui émane du petit peuple. Hier et aujourd’hui comme cheikh Imam chantant Ahmed Fouad Nedjm, à jamais rebelle .A plus de quatre-vingts ans, en février 2009, à Oran Ahmed Fouad Nedjm prédisait à ceux qui désespéraient du peuple égyptien : « Aujourd'hui, l'Egypte est en état de réanimation. Mais, bientôt, le peuple reviendra sur le devant de la scène. Il faut savoir que dans tous les pays arabes, des enfants sont victimes d'atrocités et leurs aînés terrorisés par les pouvoirs en place. Ils les appauvrissent et les font vivre dans une peur perpétuelle. Il est temps que tous les peuples brisent les chaînes, car il sont tous trahis par ceux qui les gouvernent».
Prédiction de poète immergé dans les tréfonds de son peuple.
Ecoutons sa voix en version originale :

يا عرب يا عرب يا أهل مصر

يا عرب .. يا عرب .. اسمعوا صوت شعب مصر

يطلع الدجال بزيفو .. يملا وادي النيل ضباب

ينزل الجلاد بسيفو ... يزرع الموت و الخراب

يطول الليل زي كيفو .... الصباح له ألف باب

و احنا بوصلتنا بإيدينا .. ما تخافوش من الليل علينا

مهما غبتو عن عينينا ..

انتو جوا بقلب مصر

يا عرب يا عرب يا أهل مصر

La Foire du Livre du Caire est ajournée en raison de l’état d’urgence et du couvre-feu. Le peuple égyptien est en train d’écrire son propre Livre. Le livre de sa liberté .

A.Kaouah

Poètes choisis, poèmes croisés: Pablo NERUDA














IL N'Y A PAS D'OUBLI

Si vous me demandez où j'étais
je dois dire : « Il arrive que ».
Je dois parler du sol que les pierres obscurcissent,
du fleuve qui en se prolongeant se détruit :
je ne connais que les choses perdues par les oiseaux,
la mer laissée en arrière, ou ma sœur qui pleure.
Pourquoi tant de régions. Pourquoi un jour
se joint-il à un jour ? Pourquoi une nuit noire
s'accumule-t-elle dans la bouche ? Pourquoi des morts ?
Si vous me demandez d'où je viens, je dois parler
avec les choses brisées,
avec des ustensiles trop amers,
avec de grandes bêtes souvent pourries
et avec mon cœur tourmenté.

Ce ne sont pas les souvenirs qui se sont croisés
ni la colombe jaunâtre qui dort dans l'oubli,
mais des visages avec des larmes,
des doigts dans la gorge,
et ce qui s'effondre des feuilles :
l'obscurité d'un jour écoulé,
d'un jour nourri de notre triste sang.

Voici des violettes, des hirondelles,
tout ce que nous aimons et qui figure
sur de douces cartes à longue traîne
où se promènent le temps et la douceur.
Mais ne pénétrons pas au-delà de ces dents,
ne mordons pas aux écorces que le silence accumule,
car je ne sais que répondre :
il y a tant de morts,
et tant de jetées que le soleil rouge transperçait,
et tant de têtes qui frappent les bateaux
et tant de mains qui ont enfermé des baisers,
et tant de choses que je veux oublier.

Pablo NERUDA

Résidence sur la terre

Poètes choisis, poèmes croisés: Mahmoud DARWICH





La terre nous est étroite

Désert !
J'ai vu le jour il y a mille ans.
Ils ont ouvert la porte de ma cellule et je me suis écroulé sur le jour.
Ma foulée est courte, blanches blanches sont les distances et la porte est un fleuve.
Pourquoi élève-t-on les prisons au bord du fleuve dans un pays qui se languit de l'eau ?
Ils ont ouvert la porte de ma cellule et je suis sorti.
J'ai trouvé un chemin et je l'ai pris.
Où aller ?

J'ai commencé par dire :
J'enseignerai la marche à ma liberté.
Elle s'est penchée vers moi,
je me suis adossé à elle et je l'ai étayée.
Nous sommes alors tombés sur le vieux marchand d'oranges,
je me suis relevé et j'ai entassé ma liberté sur mon dos,
ainsi que l'on charge les pays sur les chameaux ou les camions,
et j'ai marché.

Sur la place des orangers,
la fatigue m'a gagné et j'ai crié :
Hé la police militaire ! Je n'arrive pas à partir pour Cordoue.
Et au seuil d'une porte, je me suis courbé,
J'ai déposé ma liberté comme un sac de charbon et j'ai couru vers le souterrain.
Le souterrain ressemble-t-il à ma mère et à la tienne ?
Désert Désert.

Quelle heure est-il ?
Pas le temps pour le souterrain.
Quelle heure est-il ?
Pas le temps...
Sur la place des orangers, les marchandes de vieilles épées font foi à nos propos,
et ceux qui partent à leur journée entendent le chant et ne mentent pas au pain,
désert au cœur,
Déchire les veines de mon vieux cœur avec la chanson des gitans en route pour l'Andalousie.
Chante ma séparation du sable et des poètes anciens et d'arbres qui n'étaient pas femme.
Mais ne meurs pas maintenant, je t'en conjure !

Ne te brise pas comme les miroirs, ne t'éclipse pas comme
la patrie
Et ne répands pas comme les toits et les vallées.
Tu pourrais, comme moi, leur servir de martyr.

Ils pourraient deviner les liens entre la colombe et les souterrains.
Pressentir que les oiseaux sont, sur terre, le prolongement du matin,
Et le fleuve, l'épingle à cheveux d'une dame qui se suicide.
Et attends-moi attends-moi, que j'entende la voix de mon sang
Traversant la rue véhémente.
- Je m'en sortais ...
- Mais tu n'étais pas victorieux !
- Et je m'en irai.
-Où l'ami ?
- Où les colombes se sont envolées, où les blés les ont acclamées
Pour étayer cet espace avec un épi qui attend.
En mon nom, poursuis ton chant
Et ne pleure pas, l'ami, un air perdu dans les souterrains.

C'est une chanson,
Une chanson !

M.D.

" La terre nous est étroite et autres poèmes "
Traduit de l'arabe par Elias Sanbar, NRF Poésie/Gallimard

Poètes choisis, poèmes croisés: Nazim Hikmet




La plus drôle des créatures

Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule Enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas, Tu n’es pas cinq, Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

Nazim HIKMET, 1948.

Poètes choisis, poèmes croisés



Paul Eluard


Capitale de la douleur

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.


Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs

Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et ton sang coule dans leurs regards.


Capitale de la douleur, 1926

Poètes choisis, poèmes croisés

















Gérard de Nerval





El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Les Chimères (1854)

mercredi 19 janvier 2011

Tahar BEKRI : Liberté, j’écris ton nom !





Né en 1951 à Gabès, en Tunisie, Tahar Bekri est poète.
Il est considéré aujourd’hui comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il écrit en français et en arabe. Son œuvre compte une vingtaine d’ouvrages de titres publiés (poésie, essais, livre d’art). Sa poésie, saluée par la critique, est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.). Elle fait l’objet de travaux universitaires (Tahar Bekri, sous la direction de Najib Redouane, Ed. L’Harmattan, 2003, 308 p.). Il vit à Paris où il est Maître de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre. Son œuvre est marquée par l’exil, l’errance et le voyage. Elle évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, dans la mêlée du siècle, elle est enracinée dans la mémoire individuelle et collective. En quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité, elle se veut avant tout, chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri livre à Algérie News ses impressions à propos de la révolution qui vient de dérouler en Tunisie. Il revient également sur la véritable nature du pouvoir de Ben Ali.



Abdelmadjid Kaouah: Tahar Bekri, vous êtes à la fois un intellectuel, universitaire, poète et écrivain tunisien reconnu et apprécié dans le bassin méditerranéen.
Quelles sont vos impressions à chaud et vos premières réactions à cette inattendue « révolution du jasmin » qui vient de se dérouler à une vitesse vertigineuse dans votre pays ?


Tahar BEKRI : Je salue cette révolution et espère surtout que la Tunisie réussira à bâtir une vraie démocratie digne de la maturité du peuple tunisien. Son courage, son sacrifice, le prix cher qu’il paie pour sa liberté méritent tout le respect. Personne n’a le droit de confisquer les aspirations à la dignité. La Tunisie donne une belle leçon d’Histoire.


Vous vivez à la fois entre deux rives, entre la Tunisie et la France, avez-vous été surpris par l'irruption des manifestations populaires ces dernières semaines suivies par la brusque chute de Ben Ali ?

Tahar BEKRI : Oui et non car le mal couvait depuis longtemps. Etouffement des libertés publiques. Corruption et népotisme. Les manifestations populaires sont parties des régions laissées pour compte, oubliées de la croissance économique, où les jeunes chômeurs s’immolent, se suicident. Ce désespoir n’est pas une surprise. Le pouvoir ne voulait rien voir et a plutôt poursuivi sa politique répressive, tirer à balles réelles, même sur des cortèges funèbres !. Ce qui a consommé la rupture entre le peuple et le pouvoir. Ce qui surprend, c’est la chute rapide du régime et la fuite misérable d’un potentat qui donnait l’air d’un homme fort et indéboulonnable.

Au départ, les manifestations étaient considérées commue un mouvement d'humeur de désespérés sociaux contre le chômage mais qui s’est transformé rapidement en "révolution" triomphale de la rue contre un régime qualifié maintenant à haute voix de dictatorial. Les thuriféraires n’ont pourtant pas manqué ni en Tunisie ni en Europe ? Comment expliquez cette imposture louée et donnée en exemple aux portes du berceau des droits de l’homme français?

Tahar BEKRI : Partout la politique montre un cynisme insupportable. Les intérêts économiques priment sur la valeur humaine. La rentabilité, la cupidité, la course vers l’argent justifient l’injustifiable : l’éloge et le maintien des despotes et des autocrates, contre la volonté des peuples, pourvu qu’ils veillent au grain. Cela n’est pas spécifique à la Tunisie. Ce qui me surprend c’est que ceux qui gouvernent n’apprennent rien de l’Histoire. Ibn Khaldoun, dont la statue trône à l’avenue Bourguiba au centre de Tunis et que les Tunisiens voient matin et soir, disait au 14ème siècle déjà que le fondement de la société est la justice. Chose qui semble régulièrement être ignorée. Sans la justice, tous les discours ne pèsent pas lourd. En France, comme ailleurs.


En France, le modèle tunisien était apprécié et les commentaires officiels positifs n'ont jamais manqué à l'égard du régime Ben Ali. Jusqu’à la dernière minute, la France officielle n’a exprimé aucune condamnation nette. Après sa chute, on lui a lui a refusé à lui et sa famille l’accès au territoire français. Malheur aux vaincus ? Une leçon à tous les apprentis-dictateurs ?

Tahar BEKRI : Il faut distinguer deux choses : d’un côté, le peuple tunisien, son niveau d’instruction, sa civilité, son ouverture, sa tolérance, son besoin de s’en sortir, son civisme, sa richesse est de compter sur ses propres forces, sans pétrole ni gaz ou très peu, de l’autre, ses dirigeants et leurs complices avec familles et proches, ont confisqué la liberté, ignoré les sacrifices, spolié les biens publics et privés, accaparé honteusement des richesses nationales. Les dirigeants français ont choisi le pouvoir corrompu à la place des droits des peuples. C’est une faute politique, une vision à courte vue. La grandeur des nations ne s’élève pas sur des colonnes en argile. Refuser à Ben Ali l’accès au territoire ou geler ses avoirs est un sursaut bien tardif dû au mécontentement du peuple français lui-même.


On a de la peine à croire que Ben Ali puisse incarner et exercer un pouvoir absolu sans l’assentiment et la connivence de toute une couche politique qui s’empresse aujourd’hui de se démarquer de lui ?

Tahar BEKRI : En août dernier des listes d’artistes, de créateurs, d’universitaires d’hommes d’affaires ont commencé à circuler. Elles sollicitaient le changement de la Constitution afin de permettre à Ben Ali de se représenter en 2014 pour la 6ème fois ! Ces listes se sont multipliées jusqu’à une période récente. C’était choquant et indigne. Selon certaines informations, le RCD, le parti de Ben Ali compte 100 000 membres. Sont-ils tous sincères ? J’en doute. Mais beaucoup étaient là pour affairisme et opportunisme, récompensés par des postes alléchants ou profitant d’affaires juteuses. Ils sont le socle du régime et ses relais à toutes les échelles de la société. Ils ont couvert ses tares et ses travers car ils bénéficiaient aussi de ses largesses. Le nouveau régime doit s’atteler à changer tout cela rapidement. Les habitudes sont vivaces mais on peut éviter les dégâts les plus graves.

Des intellectuels de haut niveau ont parfois été appelés à des responsabilités ministérielles, dans l’éducation nationale par exemple. Expédient ou alibi conjoncturel ?

Tahar BEKRI : Sous Bourguiba, par exemple, Mahmoud Messaâdi était un grand écrivain et un grand ministre. Mais cela n’est pas donné à tous les intellectuels d’être de bons administrateurs. Ceux qui s’estiment en mesure de l’être, doivent le faire avec compétence et intégrité. Servir son pays est une charge lourde et désintéressée. Ce n’est pas se servir.


Comment caractériser la vie culturelle sous Ben Ali ? Les nombreux festivals culturels pour certains assez prestigieux (théâtre et cinéma) n’étaient-ils que des paravents, un décor luxueux

Tahar BEKRI : La vie culturelle en Tunisie n’a pas commencé avec Ben Ali. Les Journées cinématographiques de Carthage, les Journées du théâtre, les nombreux festivals de musique, remontent à plus loin. Non, ce n’étaient des paravents ni un décor luxueux. Il y a d’excellents créateurs tunisiens au talent reconnu et courageux. La présence d’une politique du livre, d’un Centre National de la traduction, des galeries de peinture, d’un Centre national de la danse chorégraphique, d’une vraie production musicale, etc., tout cela est bien réel. La vie culturelle a ses budgets et ses créateurs dynamiques. Là où le bât blesse, c’est dans la volonté officielle de la domestiquer, de la transformer en œuvre de propagande au régime ou de censurer la critique. La fonction de l’Union des écrivains tunisiens n’est pas d’envoyer des télégrammes de soutien au président de la république. La culture n’est pas la voix de son maître.

Nombreux sont les écrivains tunisiens qui éditent à l’étranger alors qu’il existait une tradition bien établie en la matière. Que dire de littérature, de la place des écrivains et de l’édition dans la société ?

Tahar BEKRI : Personnellement, je publie mes livres en Tunisie comme en France. Il existe un milieu éditorial en Tunisie mais qui manque, à quelques exceptions, près, de rationalité et de professionnalisme. Beaucoup d’auteurs publient à compte d’auteur et comptent sur l’acquisition publique. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose.

La création littéraire disposait-elle de davantage de liberté de manœuvre que la presse et les médias tunisiens ? Quels sont les écrivains tunisiens marquants, en arabe et en français, de ces vingt dernières années ?

Tahar BEKRI : Il y a une place à la création littéraire dans les médias mais certains auteurs accaparaient l’espace alors que leurs œuvres sont médiocres. La liste serait longue pour citer tous les noms et je crains de ne pas être objectif. La revue Banipal qui paraît en anglais à Londres, et qui a consacré un numéro spécial à la littérature tunisienne, l’anthologie bilingue « Les poètes de la Méditerranée » (Ed. Poésie/Gallimard) donnent des aperçus assez fidèles de la création récente.

A la différence de l’Algérie, la Tunisie a bien su géré au lendemain de son indépendance la problématique des langues et il n’y a pas eu, semble-t-il, d’ostracisme entre arabophones et francophones. Le bilinguisme était un fait avéré. Les jeunes diplômés de ces dernières années ont-ils la même aisance dans la maitrise de ces langues ?

Tahar BEKRI : J’ai toujours adhéré à un bilinguisme, réfléchi, assumé et que je considère comme une richesse. La maîtrise des deux langues n’a plus hélas, la même aisance pour des raisons bien évidentes qui dépassent l’enseignement, dues à l’environnement médiatique, notamment audio-visuel, aux nouveaux supports de la communication, à la domination de l’oralité, l’absence de l’écrit et de la lecture.


L’un des drames des pays maghrébins, dit-on, est la coupure avec la diversité et la pluralité de leurs origines et la longue histoire. La Tunisie, une terre de vieille culture raffinée, souffre –t- elle de cet écueil ?

Tahar BEKRI : Le Maghreb est une mosaïque culturelle, une région à l’Histoire si riche. La vision monolithique que veulent ériger certains pour des positions politiques, est un appauvrissement du paysage humain. Je crois que la Tunisie a assumé plus sa diversité, grâce l’enseignement a joué un grand rôle dans cette conception.

Peut-on parler d’une question berbère en Tunisie ?

Tahar BEKRI : Non, je ne pense pas ou alors je me trompe.

Les écrivains de la diaspora tunisienne à l’étranger vont-ils rentrer au pays, selon vous, pour participer à une Tunisie nouvelle ?

Un écrivain porte sa terre là où il se trouve. Sa plume et sa voix le portent là où il veut. L’essentiel est qu’elles soient crédibles. Depuis plusieurs mois j’étais en train d’écrire un livre de poésie : « Je te nomme Tunisie ». Certains extraits ont paru déjà, ici ou là. Je n’ai pas attendu les derniers événements pour exprimer cela.

Un dernier mot ?

Tahar BEKRI : Liberté j’écris ton nom.


Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah, paru dans le quotidien Algérie News du 19 janvier 2011

Dernières publications de Tahar BEKRI :

Salam Gaza, carnets, Elyzad, Tunis 2010.
Les dits du fleuve, Al Manar, Paris, 2009.
Le livre du souvenir, Elyzad, Tunis, 2007.
Si la musique doit mourir, Al Manar, Paris, 2006.