dimanche 13 avril 2008

GRANS ENTRETIENS LITTERAIRES / CHARLES BONN


Charles BONN:
La modernité est la marque principale de la littérature maghrébine en rupture dans les années années 70
On revient depuis les 80 à une écriture plus traditionnelle, plus traditionnelle se réclamant surtout de son contenu

1. Au lendemain des indépendances des pays du Maghreb, on a hâtivement , parfois, annoncé le dépérissement des littératures de langue française issues de ces pays. Comment expliques-vous la vitalité nouvelle qu'elles ont connue ces dernières années, en particulier du côté des Algériens?
C.B. : Je crois d’abord qu’il y avait là une erreur de fond due à une définition de l’identité par la langue dont on sait les ravages qu’elle a opérés, particulièrement en Algérie ! C’est dû à l’analyse dominante à l’époque de la Guerre d’Algérie, autour de Sartre, Fanon ou Memmi et des théories de l’ »aliénation ». Depuis, on s’aperçoit enfin que la pluralité linguistique est une richesse. Mais il aura fallu du temps et des dégâts pour sortir de ces simplismes idéologiques ! Je dirai plutôt que ces littératures se sont le plus souvent construites, au départ, tant dans les années 50 contre le colonialisme, que dans les années 70 contre les régimes en place et plus globalement ce qu’on appelait alors l’impérialisme, dans une dynamique d’opposition politique qui a créé une attente du public, attente que les écrivains ensuite ont dû subvertir à leur tour pour ne pas se limiter à un rôle de polémistes. Mais de toute façon l’attente des lecteurs est fondamentale, et cette attente est le plus souvent modelée par une actualité politique.
2- La définition d'une identité nationale de la littérature a donné lieu à des controverses interminables, sinon à des polémiques virulentes. Est-ce due, à votre avis, à la trop proximité de l'acte de naissance de cette littérature (de langue française) avec la sphère politique ?
C.B. : Effectivement on est dans un domaine, commun d’ailleurs à toutes les littératures « émergentes », où le politique joue un rôle beaucoup plus important que dans des littératures plus anciennement reconnues. Cette lecture politique, souvent exclusivement politique, place le créateur dans une situation de malentendu, et Tahar Ben Jelloun entre autres a consacré à ce malentendu un certain nombre d’articles. Mais je dirai que ce malentendu lui-même est fécond : toute littérature est création constante de nouveaux modes de signification, de mots pour dire ce que nos mots courants sont incapables de dire. Et cette création doit nécessairement se placer dans le malentendu, puisqu’il s’agit de ce qui n’a jamais été entendu jusque là dans l’espace culturel dans lequel cette littérature fonctionne. Mais pour revenir à votre question ce malentendu idéologique des littératures maghrébines est effectivement lié, selon moi, à leur situation de littératures récentes, portées dans leur émergence par une attente politique. Cependant lorsque la distance avec le politique sera progressivement prise, il y aura forcément d’autres malentendus, d’autres ambiguïtés, faute de quoi il n’y aurait pas de littérature. Comme la séduction, dont elle est très proche puisque c’est quand même d’abord une activité de plaisir, la littérature vit de l’ambiguïté. Elle en est en quelque sorte consubstantielle, et c’est aussi par quoi elle se distingue le plus de l’idéologie, qui suppose en ce qui la concerne la signification univoque. Le réel, comme la littérature, comme la séduction, ne sont jamais univoques !
3- Aujourd'hui, plus que jamais, cette littérature est produite entre les deux rives de la Méditerranée. Le roman modèle littéraire " déplacé ", par excellence y est devenu un genre majeur. Aujourd'hui, le roman maghrébin puise-t-il son altérité- et partant sa singularité- de ses formes d'écriture ou de ses thématiques ?
C.B. : J’avoue que je ne comprends pas bien votre question, qui semble contenir déjà sa réponse dans sa formulation, ou alors toucher à plusieurs points dont je ne vois pas le rapport. On peut dire en effet que le roman est un genre importé, typiquement occidental à l’origine, et qui reste marqué dans tout le monde arabe par cette origine. Or la modernité telle que vécue dans les littératures européennes depuis la fin du XIXème siècle suppose une rupture formelle et souvent personnelle du créateur avec les normes sociales, morales et discursives de sa société, seule manière pour être fécond. Et cette rupture se traduira entre autres par une attention soutenue au signifiant pour lui-même, c’est-à-dire à la forme littéraire en rupture avec ses modèles, plus encore qu’à la subversion des thèmes véhiculés. Cette modernité a été la marque principale d’une littérature maghrébine en rupture, à la lecture souvent difficile, dans les années soixante-dix. Actuellement on revient, depuis les années quatre-vingt, à une écriture plus traditionnelle, plus transparente, se réclamant surtout de son contenu. C’est peut-être ce que certains appellent le « postmodernisme » dans lequel nous nous trouvons.
4- Pour de nombreux écrivains, le recours à une écriture foisonnante, au métissage linguistique et au choc des espaces est devenu un passage obligé. Est-ce le fruit, à votre sens, de la fin des genres? Ou est-il plutôt emblématique d'un rapport particulier au réel?
C.B. : Votre idée de fin des genres est intéressante, en ce qu’elle caractérise un des aspects essentiels de ce que je viens d’appeler le postmodernisme. La modernité des années 70 supposait des genres littéraires « forts », pour s’y opposer et les subvertir. Il n’y a plus actuellement de véritable subversion des genres organisée en système littéraire. Il s’agit plutôt d’une sorte de liquéfaction naturelle de genres de plus en plus transparents, servant le réel plutôt qu’ils ne le violentent ou le transforment. On y verra un bon exemple dans la multiplication des récits autobiographiques, ou dans la prolifération de genres hybrides. Et bien entendu comme vous le dites ça suppose un rapport plus direct au réel, qui ignore presque le signifiant littéraire.
5- Charles Bonn , l'université de Lyon où vous enseignez a organisé au mois de mars dernier un colloque international sur les "Paroles déplacées" d'une rive à l'autre de la Méditerranée? Que faut-il entendre par cette expression et comment fonctionnera le colloque ?
C.B. : L’argument du colloque tel qu’il a été publié répond assez bien à votre question : « La modernité littéraire, particulièrement entre l’Algérie et la France, suppose les déplacements multiples. Passages des hommes entre des univers culturels ou politiques, mais également déplacements de modèles littéraires, comme le roman, ou encore le conte, la chanson, la peinture, le théâtre, etc., vers des espaces qui ne les avaient pas vu naître, où ils n’étaient pas prévus, et où cependant ils vont être modifiés par un nouvel environnement. On peut ainsi parler de paroles déplacées, et quel que soit le mode d’expression qu’elles privilégient, ce voyage va profondément les renouveler. Mais les paroles déplacées sont aussi celles qui véhiculent un discours inattendu, parfois difficilement acceptable. Paroles qui bousculent nos conforts discursifs, nos modèles de communication bien établis, nos définitions de la littérature et des identités. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, les déplacements sont polysémiques, et engendrent des expressions surprenantes, lesquelles à leur tour déstabilisent les normes d’expression culturelle comme les définitions, par les uns comme par les autres, de ce qu’est, somme toute, la Littérature. »
6- Des universitaires algériens y ont pris part. Ils sont venus d'Algérie et de l'étranger. Quelles réflexions vous inspirent l'état de la recherche universitaire algérienne en matière de littérature?
C.B. : Il y a eu malheureusement assez peu, proportionnellement, d’universitaires algériens (un peu plus d’une quinzaine) à ce colloque qui proposait 65 communications, et pour lequel nous avions reçu 115 propositions de communications, parmi lesquelles il a donc fallu opérer un tri sévère. Il y avait par contre un nombre important d’universitaires étrangers, principalement américains. Il y a eu peu de français également, ce qui illustre en France un malaise persistant autour de l’étude des littératures qui nous intéressent. Puis-je vous confier que j’ai le plus grand mal, à l’université Lyon 2 où j’enseigne, à les faire accepter dans les programmes ? Il y a toujours en France une sorte de mauvaise conscience, remuée par ces littératures, par rapport à un passé colonial dont la mémoire n’est toujours pas banalisée. C’est certes également le cas, d’une manière différente, en Algérie, et la conjonction de ces deux mémoires contrites fait, par exemple, que les projets de réforme de l’enseignement du français en Algérie ont toujours été faussés, et le sont encore dans la mise en place actuelle d’une Formation doctorale de français, par cette absurdité de vouloir faire du français une simple langue outil, un « français fonctionnel », pour reprendre le terme malheureusement à la mode chez nos technocrates. Ceci n’empêche pas, cependant un nombre très important (plusieurs centaines) de thèses algériennes en cours, souvent abandonnées malheureusement, sur les littératures algériennes. Et si les événements de ces dernières années ont fait baisser un temps le volume des échanges universitaires, ceux-ci sont en train de se remettre en place avec une belle vigueur, qui montre qu’ils correspondent bien à un besoin profond.
7- Le colloque de Lyon s'inscrit-il seulement dans le programme de l'Année de l'Algérie ou traduit -il l'un des moments forts d'une coopération inter-universitaire soutenue entre les deux pays ?
C.B. : Je viens de répondre un peu déjà sur le redéploiement récent de cette coopération, rendu possible entre autres parce qu’on a abandonné, après en avoir vu les ravages, comme je le disais en commençant, une obsession identitaire liée à la langue. En ce qui me concerne je peux apporter des illustrations directement vécues. J’ai géré pendant plus de 10 ans, lorsque j’enseignais à l’Université Paris 13, deux conventions inter universitaires, l’une avec Alger pour la recherche, et l’autre avec Oran pour l’encadrement du magister. La convention avec Alger s’est arrêtée lorsque j’ai quitté Paris 13 pour Lyon, mais maintenant plusieurs universités algériennes, dont Alger, demandent à remettre en place ce type de conventions de recherche partagée. Et en ce qui concerne l’encadrement du magister d’Oran, il connaît depuis que je suis à Lyon un dynamisme qu’il ne connaissait pas encore lorsque j’étais à Paris. Dynamisme pour lequel il convient ici de rendre hommage à l’opiniâtreté de Fewzia Sari et de son équipe, qui ont fait un travail vraiment remarquable et assez unique.8-Un dernier mot ?
Vous remercier de m’avoir donné cette occasion de m’exprimer ! Signaler également le site que nous gérons collectivement sur les littératures maghrébines sur Internet : http://www.limag.com/. Et solliciter des bonnes volontés pour nous aider à compléter les références bibliographiques sur la littérature algérienne dans la banque de données Limag (Abréviation de « Littératures maghrébines »).

Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
(Paru dans le Quotidien d'Oran)

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