dimanche 19 octobre 2008

OPUS D'AUTOMNE ALGERIEN


Littérature et 5-octobre
Opus d’automne algérien
Par Abdelmadjid Kaouah


Quand parut en 1954, « L’Incendie » de la trilogie « Algérie » de Mohammed DIB, Jean Sénac, avec un instinct sanspareil de l’histoire, écrivait qu’un tel livre annonçait une révolution. Propos de poète, porté à l’emphase, à l’exagération ?
Etait-il en avance plus que tout autre sur son temps ? En homme inquiet, il était à l’écoute des rumeurs qui levaient dans les profondeurs d’une société en apparence figée, engourdie, dépassée, s’en remettant à la Providence.Ainsi, le propre du poète -étant d’être occupé sans rien
faire, comme l’affirme un aphorisme - consiste à sonderle labeur incessant et les
convulsions souterraines dela société dans laquelle il se meut. Partant,Dib comme Sénac, eurent pour écho lescoups de feu du 1er Novembre qui attestèrent
de la pertinence de leurs prédictions réciproques.Peut-on dire qu’il en fut de même pour
le 5-Octobre 88, que certains, dans l’exaltationlyrique de l’époque, n’hésitèrent pas à
placer sur le même piédestal que le PremierNovembre ?

Au-delà d’une associationd’idées facile des deux processus historiques(Ebranlement et chute de l’ordre coloniald’un côté, irruption soudaine de forces socialescontestant avec virulence l’impéritie dupouvoir et revendication de l’exercice de la citoyenneté , de l’autre ) , ce qui nous intéresseici c’est de scruter la posture , en quelque sorte existentielle, de la littérature algérienne.La vieille utopie de Rimbaud était que lapoésie ne rythme plus l’action mais se situe en avant. A côté d’une littérature « officielle», de circonstance, qui se gargarisait de la phrase révolutionnaire face aux miroirs du pouvoir, des oeuvres indociles, intrépides, même dans la confidentialité, ont énoncé, dénoncé, et enfin annoncé. Après l’épopée des temps héroïques de la lutte pour l’indépendance nationale, au fur et à mesure que la grande Promesse s’avérait un « miroir auxalouettes », une implacable mystification, des plumes, dans les marges, l’exil, la stigmatisation, avec des bonheurs littéraires très divers, ont osé sortir du rang.
Encore plongé dans la griserie industrialisantedes années 70, le lecteur algérien averti aurait pu se rendre compte plutôt des nuages noirs qui annonçaient l’orage meurtrier des années 90. En effet, le « doyen » des lettres algériennes, dans un exil - intègre et aviséallait, à nouveau à la charge, donner avecDieu en Barbarie (Le Seuil, 1974) et Les Terrasses d’Orsol (La Bibliothèque Arabe,Sindbad, 1985). Il donnait à lire un récit prémonitoire de la tragédie algérienne. OEuvresexigeantes, loin des raccourcis et stéréotypes, elles n’eurent pas une médiatisation tonitruante. Rappelons deux oeuvres-phares de la fin des années soixante : Le Muezzin, de Mourad Bourboune (Christian Bourgois, 1968) et La répudiation de Rachid Boudjedra (Denoël,
1969). Elles ont, du reste, inauguré tout ‘un courant qui s’imposera comme un passage obligé – parfois peu inspiré- de la littérature maghrébine. Comme pour Nedjma, de Kateb Yacine –auquel les deux auteurs vouent admiration- Le Muezzin et La Répudiation procèdent davantage de la parole poétique que du roman réaliste. Dans Le Muezzin, le personnage principal du récit est un «porteurde parole» qui s’élève contre «la pensée fossile». Il vient apporter la perturbation dans l’unanimisme de la tribu qui s’enlise dans lesvilles. «Le fracas des armes s’est tu. C’estl’après-guerre : est-ce l’arrivée ?... » . Le Muezzin est seul, il doit mener le combat
contre la ville, épuiser l’envers de la colonie. Le pays s’envase. Et prolifère « un grouillement
de reptiles dans l’ombre neuve du drapeau». Avec La répudiation, RachidBoudjedra s’attaquait en précurseur auxtabous sexuels ,à la condition aliénante dans laquelle la femme était réduite. De la mise en cause des tabous sexuels et à la remise encause du Père, c’est un fil rouge qui délimiteune société sous haute garde par des «M.S.C.» («Membres Secrets du Clan»), une
allusion à peine codée à la police politique,
gardienne vigilante de l’ordre établi… Parallèlement au nouveau roman algérien
en fondation, la poésie était déjà à la pointe d’un engagement sans fard contre les avanies
et les mutilations sociales de tous ordres.«Ignorée de ses pairs, voici donc une génération qui s’est construite dans l’isolement, le doute, la rupture. Sur cette route où l’on feint toujours de ne pas l’apercevoir, elle a trouvéses bornes, ses demeures, les voies précieuses
de son sang. Elle refuse désormais les querelles et les prétentions mythiques des aînés», écrivait Jean Sénac dans Le levain et la fronde.«Mal de vivre et de volonté d’être», diagnostiquait
un autre poète, Bachir Hadj dans un bref mais pénétrant essai qui n’eut aucun écho dans les cercles de décision de la culture.C’est dans une indifférence que les jeunes créateurs continueront à clamer en vers les rêves de leur génération : «Nous transmettons ce que chacun d’entre nous a pu arracher au mutisme d’un présent torride», énonçaitle regretté Youcef Sebti. Car «Dameennemie des changements/ une robe tissée dans le respect/de ses commandements l’ornant/dresse ses miradors dérisoires/et aveugles contre la justesse des élans.»

(Ahmed Benkamla).
Quelques oeuvres iconoclastes ont soulevé quelques frissons publics.Voire Il est évident que des oeuvres aussi iconoclastes le tollé et connu l’hostilité de la critiques bien-pensante de l’époque quand elle en rendait compte. Le plus souvent, leur diffusion au pays s’est faite par la bande, dans des cercles d’initiés. (La Répudiation se lisait sous le manteau). En langue arabe, quelques titres dans le roman et la poésie firent entendre unautre son de cloche que la prose et les versifications qui avaient l’oreille des officiels. «L’As», «Ezilzel» de Tahar Ouettar, par exemple, apportèrent à la production en langue arabe un renouvellement des thématiques et des approches discursives. A ce titre, une nouvelle de T. Ouettar « Les Martyrs reviennent cette semaine » fit figure- dans le ronronnement ambiant- d’un coup de fouet. C’est au Moyen Orient que certains jeunes prosateurs de langue arabe durent chercher des possibilités d’édition, à l’instar d’un Amine Zaoui dont les premiers écrits sentaient le soufre au nez des mandarins de l’édition. Et puis, comme toute époque appelle à une création emblématique, il revint à Rachid Mimouni de donner le roman de l’avant -5octobre avec « Le Fleuve détourné ». OEuvre quasi mythique aujourd’hui, et pierre de touche d’oeuvres post-octobre.
Et pour reprendre un slogan qui fit florès, il y a 20 ans, dans la littérature algérienne dans toutes ses expressions linguistiques (arabe, berbère et de langue française), plus rien ne sera comme avant depuis un certain 5-Octobre 88.
Yasmina Khadra, Boualem Sansal,Anouar Benmalek, Nourredine Saadi, Maïssa Bey, pour n’en citer que quelques uns, nonobstant leur âge, sont , en quelque sorte, des enfants d’Octobre.
N’estce pas l’enfant terrible de la littérature algérienne qui disait à propos de Faulkner : « Et je me rendis compte, à ce moment-là, de l’infranchissable abîme qui sépare tout ce qui est vécu de tout ce qui est imprimé ; ceux qui le peuvent agissent, et ceux qui ne le peuvent pas et souffrent assez de ne pas pouvoir écrivent làdessus». Parmi les vertus de cette décantation historique, il en est une - capitale pour la littérature : elle est , en principe, désormais affranchie de l’entrave politique . Et peut, librement, donner cours à l’imaginaire sans
risque de procès en sorcellerie. La nouvelle littérature algérienne doit, pour le moins, quelques unes de ses pages ausang des jeunes de l’automne algérien.

A. K


(In Algérie News 7octobre 2008)

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