mardi 7 juin 2011
Lella et les Autres
A l’heure ou les pays du Maghreb sont en pleine mutation, un monument dressé à la mémoire maternelle en un recueil de textes réunis par la romancière Leïla Sebbar, « Ma mère » (coordonnés par Behja Traversac, Chèvre-Feuille étoilée) donne la mesure de sa prégnance et sa permanence au cœur des sociétés maghrébines. Ce sont exclusivement des récits d’homme, dessein avoué de l’initiative. Par-delà les récits intimes, les portraits subjectifs divers, « Ma mère » nous apporte de précieux éclairages historiques sur des moments de la colonisation et de son ébranlement. Moments de rupture, d’engagements ou se mêlent également des naufrages de l’histoire. Mosaïque de traversées du miroir ces récits ont en commun que leurs auteurs sont tous nés au Maghreb, dans des cultures, des langues et des religions différentes et ont surtout tous, en partage, l’usage du français. Au total une trentaine de signatures d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, de générations différentes, parmi lesquels les Algériens sont les plus nombreux. Sophie Bessis qui signe la préface annonce la couleur : « Contrairement à quelques solides stéréotypes, les mères « indigènes » ne sont pas forcément les plus soumises. Celles d’origine corse, ou espagnole, pourraient parfois les envier. Car il y a aussi les mères hardies, libertaires, souvent fouettardes celles-là. Elles peuvent être analphabètes, elle ne sont jamais incultes ». Elle peut aussi trôner, comme la « Lella « de Djilali Bencheikh. Divinité domestique dont l’autorité était incontestable et incontestée qui a une opinion à propos de tout, obéissant aux pulsions de son cœur. Mais au pays des origines, c’est le foie qui est le siège de l’affection, rappelle Djilali Bencheikh, avec humour. Arezki Metref de son côté nous pose derechef la question qui peut tuer, si souvent esquivée parce que dérangeante pour nous - : « Ma mère avait-elle un corps ? J’ai peine à l’imaginer femme. Toujours sobrement vêtu, en hivers, elle superposait les robes. La sédimentation éloignait le corps en lui conférant sacré ». Dans « Les silences de ma mère » il trace un portait tout en retenue, à l’image de l’objet de son récit. Les silences de la mère témoignent de souffrances dont l’origine est à rechercher dans les tréfonds de l’histoire, dans les fils qui remontent à la tragédie d’Icherriden en Kabylie durant la Conquête française. Cette mère qui « a passé sa vie a proximité de l’écriture » en portait el signe. Dire sa mère, c’est aussi avouer une part intime de soi-même. Sans dérobade, A.Metref s’explique courageusement. Il lit sa distanciation des choses comme une signature de la mère, subtil équilibre qu’elle lui a enseigné : marcher à la même hauteur que les autres. Nourredine Saadi qui n’était « vieux que de trois ans « quand sa mère est morte, ces phrases cristallisent une confusion des temps qui programment une mort refoulée. Et partant un manque effroyable, « un trou de mère, tout à fait comme on dit un trou de mémoire car je n’ai rien , aucun souvenir intime , personnel, de ma mère, ni sa voix, ni son visage, ni son odeur, ni la douceur de son sein, ni le goût de son lait, ni la trace de sa caresse sur ma peau, ni, ni…Je ne me souviens de rien… ». Et pourtant, c’est encore une manière de souvenir. Grâce à une photo, portait en buste de ma mère, prise quelques jours avant sa mort.
C’est cette photo tant reproduite que l’auteur portera sur lui au gré de ses errances. Comme un talisman. Nourredine Saadi est aussi sociologue, il emploie une expression plus savante : objet transitionnel. Tout simplement, le chiffon, le bout de vêtement, le doudou. Objet quasi-magique qui calme les angoisses et recompose le monde révolu. Dans le cimetière de la capitale de l’Est algérien repose la mère très tôt disparue. Lors d’un retour, le « point aveugle » s’ouvre. Les pas conduisent l’écrivain à la tombe de la mère. Emportant un fragment de marbre de la tombe (un séisme y était passé), il commandite qu’on y appose à la place une forme de livre pour la protéger des grands vents ... C’est un peu aussi le cas dans le témoignage de Lazhari Labter. Une mère nommée par son prénom qui tient à la fois de la fleur et de la chance : « Zohra comme une rose en son jardin » dans cette oasis où elle cultivait son jardin comme un bout d’Eden en dépit des guerres, des famines, des épidémies. Le regard d’un fils peut être négligeant. Il faut le recul du temps pour soudain lire sur son visage reproduit par une photo la tristesse des yeux dans la « beauté des femmes sahariennes, alchimie bérbéro-hilalienne ayant opéré depuis le XI è siècle ».
Hélas, la mère n’est plus, trop tard pour obtenir une explication de vive voix sur les profondeurs de cette tristesse. Raconter sa mère, c’est affronter un cataclysme intime : la perte de la mère, dès la petite enfance. C’est aussi le destin commun du poète tunisien Tahar Bekri qui avec des accents d’une grande authenticité cette blessure inguerissable.
Benamar Mediène dans « Rahma, ma mère », évoque cette « mémoire de l’enfance agitée dans un entre-deux de clair et d’obscur » d’où se détache l’image d’une mère « césure entre l’avant et l’après », telle une « épiphanie prophétique » ayant traversé la mer pour débarquer au lendemain de la deuxième guerre mondiale (accomplie par le père) dans un Port-Vendres sous un bombardement de D.D.T. à l’usage de ces visiteurs singuliers. En même temps point de départ dont la mère s’emparera et « ne négociera plus jamais ». L’enfant aura en quelque sorte deux enfances, celle de M’sirda la brûlante en Oranie et celle de Rochefort en Charente-Maritime où « l’eau qui coulait à volonté du robinet captivait ma mère » écrit Benamar Mediène. L’histoire, ou plutôt les histoires racontées par Boualem Sansal sont pathétiques. Dans son cinéma intérieur, le romancier a fait de la rencontre avec sa mère « un film à la hauteur de l’évènement ». Dans ce film, il y a : un certain Albert Camus. Il habitait trois ruelles plus bas » Ceci est dans le film tourné dans la tête. La réalité est plus prosaïque et touchante. C’est l’histoire d’un enfant et de ses frères qui mirent tant d’années pour devenir « enfin les enfants de notre mère ». « Aujourd’hui ma mère est morte ou peut-être demain, je ne sais plus «. Ce sont les premières lignes du roman « L’Etranger » d’Albert Camus. C’est l’incipit de « L’Etranger » qui ouvre aussi le texte de Mourad Yelles. Dans La Passagère, il restitue, par le biais d’une déambulation poétique à travers Venise « les échos délicats de Ziryâb » mêlés aux « fureurs romantiques de Beethoven ».La Passagère est cette « Roümya » qui osera sortir de son monde d’origine pour épouser, par amour, un autre. Double défi pour celle qui tentera d’apprivoiser de « farouches gutturales ». D’un chantier à l’autre : enseignante durant la colonisation, chargée plus tard à l’indépendance de « reconstruire le collège détruit par la haine insensée de ses compatriotes ». Mais la bêtise fera bien vite passer par perte l’engagement, tournant une page qui s’écrira sans cette « passagère ». En nommant Venise et ses lieux emblématiques, Mourad Yelles nomme l’exil et le royaume élu de sa mère. L’absence rimant avec renaissance. A chaque fils sa version de La Mère, haute en couleur, en marge du tragique, tout simplement resplendissante de séduction (« Le maillot noir » de Guy Sitbon, né à Monastir en Tunisie, anticolonialiste et journaliste de renom) ou d’une terrible cocasserie. Telle celle de Magyd Cherfi, la « Toulousaine », dans « Le regret de ma mère », qui tenait son fils par le triptyque : aliment, bises et baffes » tenant le football comme la suprême des diableries, et élevant un culte sans nom aux bienfaits de l’instruction, surtout pour les enfants de ces quartiers dits « sensibles ». Voyage dans l’inconnu au sens propre d’Ahmed Kalouaz arrivé en famille en « fond de cale » qui adjure : « Mère chante-moi la chanson » la mère chez laquelle : « on ne parle pas de poésie, mais d’appétit, de santé, de la vie comme elle va ». La maman de Mohamed Kacimi, « demandait « les vêtements de ses enfants à « Madame la redoute » et qui fera pas moins de dix-sept pèlerinages à la Mecque et qui n’acceptera pas de désavouer son fils, auteur d’un premier roman sulfureux, issu d’une grande famille des Hauts-Plateaux à l’enracinement religieux séculaire et rigoriste. Jean Daniel qui se passe de présentation, natif de Bida, nous livre dans un bref texte, « Je hais les murs », le secret lointain de son engagement. Le chagrin de sa mère de voir sa terrasse obstruée par une élévation de deux étages de la maison du voisin. La terrasse qui donnait vue sur « la partie magique de l’atlas tellien qui domine les plaines de la Mitidja égale».
Ma mère nous apporte également de précieux éclairages historiques sur des moments de la colonisation. Moments de rupture, d’engagements ou se mêlent également des naufrages de l’histoire. En cela, il y a des pages hautement pathétiques. « La Afrancesada », de Bernard Zimmermann, né et ayant enseigné à Oran jusqu’en 1966, nous relate la douloureuse « intégration » d’une mère d’origine espagnole, restée cependant étrangère aux yeux de certains membres de la famille du mari. La francisée retrouvera sa langue maternelle sur la fin de sa vie, ouvrant « la cage à sa captive espagnole ». Ainsi nous dit son fils : « L’Arabe humilié et les fleurs tranquilles peuvent représenter simplement les deux pôles de son être : la révolte et la joie. ». C’est encore davantage qu’une simple révolte morale chez « L’aadjouz », la mère de Georges Morin, cette native des Hautes-Pyrénées, à l’enfance déjà éprouvée, devenue infirmière, s’installera un juillet 1926 en la bonne ville de Constantine.
Elle y vivra jusqu’en 1979, approchant les 80 ans, enracinée dans un peuple pour lequel elle s’était dévouée. . Il n’est pas étonnant que le fils anime « Coup de soleil » dont l’ambition est de mieux faire connaître en France le Maghreb, les Maghrébins et leur apport historique et contemporain à la société française. Autant de scènes, instants et climats, pour reprendre les mots d’Alain Vircondelet qui égrène la formule inoubliée de sa mère : « Tant que le jour nous portera, on sera sauvé ». Lignes de mémoire disparates et de fractures encore indicibles qui par-delà les convictions intimes ou idéologiques, passagères ou durables, restituent cependant des portraits maternels d’une grande et irrécusable humanité.
A.K.
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