Les mots et les murs
Arezki Metref, coup sur coup, vient de nous donner à lire
deux titres. Avec « La traversée du somnambule », il nous offre
une exploration du fameux mentir/vrai
mis à l’honneur par Aragon. Le recueil de chroniques qui se place aussi sous les auspices de
Gabriel Garcia Marquez et de Borges a été préfacé par le romancier Boualem
Sensal.
Aussi loin que
m’accompagnent les écrits de mon ami
Arezki Metref, j’ai toujours été frappé par son art de faire reculer les
genres. D’en jouer avec subtilité et érudition. C’est le cas avec l’art de la
chronique, vouée aujourd’hui généralement au journalisme. Un compromis subtil
entre le fait journalistique et la création
littéraire. Faut-il rappeler que le journalisme a été qualifié de
« littérature de l’éphémère ». C’est à ce carrefour qui n’est sans
péril que l’écriture de Metref s’est construite au fil du temps et de sa
matière au point de nous offrir dans les colonnes de la presse de véritables
textes littéraires et civiques dont
témoigne.
C’est le recueil de nouvelles, « le jour où Madame
Carmel sortit son revolver » qui retient ici mon attention. Il s’agit de cinq nouvelles dont la première en est le titre
générique. Ce qu’écrit Arezki
Metref à propos de la chronique :
« une histoire qu’on raconte avec l’impératif de faire au mieux pour la
rendre agréable au lecteur », n’est-il pas aussi valable pour la
nouvelle ? Mais pour cette
dernière, pour reprendre un concept littéraire, « l’instance
d’énonciation » n’est pas de la même nature ou texture. Dans la chronique,
celui parle est déjà identifié, presque sans masque ni filtre. Il se prête à
l’interpellation. Dans la nouvelle, tout procède du regard et de la parole
du narrateur même si l’on sait que
derrière le personnage il y a un auteur. Ils se
confondent le plus souvent dans
ce recueil de nouvelles aux forts accents autobiographiques, en dépit de l’avertissement.
L’auteur, et c’est là sa réussite au plan narratif, a su restituer la fraîcheur et le talent imaginatif de
l’enfant qu’il n’est plus pour en investir son personnage. C’est ce travail de
construction et de déconstruction narrative qui fait que nous sommes bien du
côté de la littérature et non du témoignage
ou du commentaire. De la quête et non de l’enquête. De ses blessures d’enfance,
l’auteur nous hisse à la hauteur de l’épopée. L’enfant qui se cherche, taraudé
par des questions qui le dépassent, glisse au fur et à mesure du développement
des nouvelles à hauteur de l’épopée. Et l’horizon épique est circonscrit dans
les limites d’un quartier « indigène » où l’histoire se donne à lire, à décrypter, par le regard
d’un enfant qui se construit en même temps qu’il se confronte à des défis. Metref décrit une famille urbaine, en
banlieue, dans les années cinquante, à quelques encablures de la capitale. Mais
elle semble se situer sur une autre planète n’ayant de commun avec la
Cité des Eucalyptus que ces fameux « évènements d’Algérie » qui
mettront tant de temps à trouver leur juste qualification : guerre. Dans
ce lieu clos, où unités de temps et de lieu imposent leur règle, se déroulent la routine de la vie et la tragédie.
La colonisation dans ce qu’elle a d’ordinaire et de dramatique. Metref
n’inflige pas au lecteur un laïus anti-colonialiste stéréotypé. Il procède par
suggestions, touches successives et campe des personnages blessés, hors du
commun mais aussi vulnérables. Et l’héroïsme n’en est plus que significatif.
Personnages anodins ou hauts en couleurs, ils participent tous de cette
humanité douloureuse dans la cosmogonie
d’un quartier qui tutoie la grande histoire, parfois à leur propre insu.
.De quoi Madame Carmel, cette
enseignante, de surcroît amazone coloniale,
est-elle le nom ? La beauté de son visage qui fascinait tant
l’enfant procédait de cette civilisation
de la carotte et du bâton, ou plutôt, « L’opium et le bâton ».
Fascination et répulsion qui de la guerre à l’indépendance est loin de
s’épuiser. Engrenage colonial dans lequel les Algériens ont tant donné à
« Mme la France », titre de l’avant dernière nouvelle. Tel le père
Bélaïd parti libérer cette Dame occupée,
aux côtés de Mouloud Mammeri, son condisciple et ami, revenu
« les métatarses broyés » mais
scandant à tous vents des strophes de Lamartine . Au point que le fils
prenait ce dernier pour un natif de Kabylie…
« Enfant de la frontière qui enjambe l’indépendance
donne des souvenirs », confesse le narrateur de « Tectonique des
murs » .Indépendance perçue comme une entité fabuleuse attendue par
les adultes comme les enfants. Mot magique inscrit sur les murs du quartier
mais qui plus tard ne tiendra pas toutes ses promesses. Metref mélange à ce
propos, passé et présent, enchantement et désenchantement au fil des ses
récits. Avec une superbe maîtrise de la mémoire, il établit les correspondances
et les faisceaux entre passé et présent, luttant pied à pied contre le mythe ou
plutôt les mystifications post-indépendance qu’une nouvelle génération renvoie dans un regard de reproche à la sienne, à la
nôtre..
Les murs, paradoxalement, aux premiers jours de
l’indépendance furent des embrayeurs de
liberté, grâce aux mythiques -ciné-pop
lancés par l’anti-colonialiste René Vautier . Ces murs se transformeront vingt plus tard en miroirs de la réclusion et
du chômage. En parallèle s’écrivent ainsi
deux histoires duelles.
Au cœur du recueil, pour ainsi dire, s’intercale la nouvelle
« Les silences de ma mère », la plus pathétique, à notre sens. Et
parmi la diversité des personnages campés ou esquissés dans le recueil, la
mère, personnage tout en silence et
discrétion, en est la plus signifiante. Ombre gardienne, un pied dans le monde
ancien traditionnel, et un pied dans une modernité qu’elle porte avec élégance
déconcertante. Fille d’instituteur de gauche, qui apprit par effraction, en
quelque sorte, la langue française, elle est
la réplique discrète à un époux
qui écrit des alexandrins à tout va, si lointain des soucis du ménage ….Pour
être un personnage d’exception, il n’en est pas moins emblématique de nombreux
algériens. La mère née dans une famille où l’écriture sous toutes les formes
est courante, est marquée par « un
signe divinatoire » qui la charge de devoirs et de tristesses. Gardienne du feu pour ses
proches, elle doit s’effacer, même lorsqu’elle
se peigne, elle doit le faire dans une extrême pudeur. « Le
silence de ma mère est le verdict d’une grande douleur ».
Le narrateur, et je soupçonne qu’il s’agit plutôt de l’auteur, pose cette
question quasi impudique au regard de la tradition : « Ma mère
avait-elle un corps ? ».Il faut avouer que dans notre génération une
telle question était inimaginable.
Distante et proche dans la noblesse de ses silences, la fille de l’instituteur
kabyle communiste portait la mémoire invaincue des ancêtres massacrés d’Icherriden ...
Remarquons, ce n’est
guère habituel dans l’évocation de la mère dans la littérature algérienne, ce
portrait renvoie comme un miroir inversé au fils, qui y retrouve une part des
secrets de sa personnalité. La mère tempère les enthousiasmes et l’emphase. Un
portrait de la mère et un autoportrait
du fils d’une grande sincérité…
Je termine cette recension en évoquant un peu trop rapidement les
personnages qui habitent et donnent tout leur sel à ce nouvelles. Belgacem,
le concierge de l’école, El Hadj, le marchand de pois chiches, détenteur d’un
lourd secret ; Kad, le tenancier du café maure ; les Mooglie sacrifiés, et ce Boulahyia, parachutiste sans état
d’âme ; et face à lui, le mystérieux Menouar, personnage dont l’histoire
résumé à elle seule une trajectoire de l’histoire d’un quartier et par la même d’un pays. Du silence à la
parole, un long et douloureux cheminement qui s’écrira dans la souffrance et le
sang et la confiscation autoritaire de nombreux rêves de fraternité
citoyenne.
Et quand on referme le recueil, on se dit que l’on vient de
lire en fait un vrai roman.
Abdelmadjid KAOUAH
Le jour où Mme Carmel
sortit son révolver et autres nouvelles, Editions DALIMEN, 2015
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