‘’Une radioscopie à la fois ombrageuse et
solaire ‘’
Par HAMID NACER-KHODJA
C’est un pari audacieux que d’élaborer une nouvelle
anthologie de la poésie algérienne d’expression française alors que celle-ci
est Somme, Parcours, Vertige. On connaît les limites et contraintes inévitables
d’une telle entreprise : les critères de choix, l’absence de tel auteur, la
place accordée à tel autre, la subordination à telle logique éditoriale, tout
cela contribuant – avec les manuels scolaires et les programmes universitaires
– à une formation forcément biaisée du lecteur qui, lorsqu’il lui arrive de
s’identifier à un poète, ne (re) connaît que des « morceaux choisis » –
quintessence même d’une anthologie (anthos = fleur), un florilège rejoignant le
« diwân de jasmin » proposé ici. D’emblée, Abdelmadjid Kaouah explique que
maître d’œuvre autonome (une anthologie est toujours une œuvre personnelle et
de parti pris), il n’ambitionne pas d’arpenter la totalité du territoire de la
poésie algérienne, de surcroît d’une grande fécondité puisque des recueils se
suivent avec constance et régularité, avec parfois des noms vite confirmés par
une critique de plus en plus rare. S’il n’ y a pas d’anthologie idéale,
assure-t-il en liminaire, qui mieux qu’un poète – chercheur par excellence en
poésie – peut écrire sur les poètes eux-mêmes ?
Poète, Kaouah l’est doublement
: il est l’auteur de plusieurs recueils et articles incitatifs sur la poésie,
un genre méconnu de la littérature algérienne du fait des avatars et impératifs
de l’édition comme des préjugés ou de l’inattention du public. Aussi,
essaie-t-il de prôner un idéal, celui de faire connaître à son tour les poètes
algériens, leurs vies et leurs œuvres. Ce faisant, il se réfère aux travaux de
ses illustres prédécesseurs, de Jean Sénac
(1926-1973) à Tahar Djaout (1954-1993) en passant par Jamel Eddine
Bencheikh (1930-2005), tous poètes qui, pour les besoins de leur temps, ont
établi de libres bilans devenus aujourd’hui balises pour la postérité autant
que repères éclairants. L’originalité de Kaouah est de rassembler, sans pécher
par omission ni prétendre à l’exhaustivité, « toute » la poésie algérienne où
se côtoient morts et vivants, valeurs sûres et créateurs ignorés, des années
1930 à nos jours, soit tout juste une vie d’homme. L’anthologiste propose donc
de lire « la » poésie algérienne en restituant dans une longue introduction son
jeune passé qui coïncide avec l’Histoire du pays. A travers l’enchaînement de
ses métamorphoses thématiques, la poésie a véhiculé en miroir les grandes
étapes de l’Algérie. Le poète s’est érigé successivement en porte-parole de
l’asservissement et de l’insurrection d’un peuple dans le contexte colonial, en
partisan de l’espérance post-indépendante se défaisant de la rhétorique du
réalisme socialiste, en redresseur de torts au regard des perversions de
l’homme nouveau dans la jeune république, en perturbateur du discours dominant
autant qu’en annonciateur de vérités à venir, enfin en justicier désarmé
condamnant sans appel l’innommable infamie intégriste. Mais la poésie
algérienne, témoin et conscience de la nation, n’est pas que circonstancielle
et évènementielle. A proximité de chantres engagés ou non dans l’action,
inféodés ou non à une idéologie, vivent des poètes du dedans aux idées et
registres différents.
D’errances oniriques en itinéraires personnels, entre
sourdes confidences et moi hypertrophiés, avec une évidente clarté ou une grâce
abstraite, ces auteurs inquiets ou sereins réalisent une radioscopie à la fois
ombrageuse et solaire de l’Algérien. Journal de bord d’une patrie en mouvement,
journal intime d’une identité d’homme, telle est la dualité porteuse de la
poésie algérienne. Kaouah souligne ensuite que la poésie algérienne de graphie
française n’est pas à cloisonner dans son particularisme, lequel a suscité
nombre de thèses et d’exégèses, d’analyses savantes et de bavardages
interprétatifs. Elle est mise en relation – trop brièvement, hélas ! – avec ses
sœurs jumelles d’expression arabe et amazighe.
L’auteur présente quelques clés qui leur sont communes :
coïncidence de facteurs historiques, affinités dans les intentions politiques
et les remises en question de la réalité collective, similitudes de destins
individuels, obstacles partagés entre éditeurs et publics lecteurs ou
auditeurs. Quant aux lancinantes questions sur la langue d’écriture, largement
abordées, elles aboutissent fatalement à définir une « nationalité littéraire »
si chère à Malek Haddad. On sait que celle-ci n’a aucune accointance avec la
froideur juridique qui ne l’emprisonne plus. Ni droit du sol ni droit du sang,
Kaouah plaide pour une approche plus généreuse de l’algérianité poétique en
intégrant des poètes binationaux et des auteurs comme Jean Pélegri et Jean-Claude
Xuereb dont le droit de plume est authentiquement algérien. Un pays, trois
langues, une littérature algérienne. Les anthologies, conçues séparément en
chacune de ces langues ou les regroupant toutes, se relaient, se superposent,
se complètent et convergent toutes vers une évidente unité : l’affirmation
d’une Parole poétique pour une littérature nationale.
Photo Rénia Aouadène : Université
de Montpellier, 2005, en compagnie de Hamid Nacer-Khodja qui soutenait sa Thèse
sur Jean Sénac, sous la direction du Pr. Guy DUGAS
Jugé téméraire au
début de cette préface, le projet de Kaouah devient raisonnable de par son
utilité novatrice. L’auteur actualise des anthologies depuis longtemps épuisées
en rectifiant et en célébrant l’ancien et le nouveau. Lire les anciens auteurs
avec un œil neuf et à la lumière de l’évolution silencieuse de la sensibilité
poétique algérienne, contribuer à l’émergence dans la durée de nouveaux noms
avec lesquels nous faisons connaissance, parfois pour la première fois, son
ouvrage se veut guide suggestif. D’où filiations, situations et propositions de
lectures invitant à une variabilité insoupçonnée de la poésie algérienne. Par
l’ampleur des informations accumulées et partiellement vécues par l’auteur, le
sens d’une synthèse claire sur un sujet qui l’est moins, le don d’aller à
l’essentiel sans schématiser, Kaouah a réussi son devoir aussi légitime que
solidaire.
H.N-K.
* DIWAN DU JASMIN MEURTRI : une anthologie de la poésie algérienne « de graphie française », CHIHAB EDITION, ALGER, 2016
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire