mercredi 19 janvier 2011

Tahar BEKRI : Liberté, j’écris ton nom !





Né en 1951 à Gabès, en Tunisie, Tahar Bekri est poète.
Il est considéré aujourd’hui comme l’une des voix importantes du Maghreb. Il écrit en français et en arabe. Son œuvre compte une vingtaine d’ouvrages de titres publiés (poésie, essais, livre d’art). Sa poésie, saluée par la critique, est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.). Elle fait l’objet de travaux universitaires (Tahar Bekri, sous la direction de Najib Redouane, Ed. L’Harmattan, 2003, 308 p.). Il vit à Paris où il est Maître de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre. Son œuvre est marquée par l’exil, l’errance et le voyage. Elle évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, dans la mêlée du siècle, elle est enracinée dans la mémoire individuelle et collective. En quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité, elle se veut avant tout, chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri livre à Algérie News ses impressions à propos de la révolution qui vient de dérouler en Tunisie. Il revient également sur la véritable nature du pouvoir de Ben Ali.



Abdelmadjid Kaouah: Tahar Bekri, vous êtes à la fois un intellectuel, universitaire, poète et écrivain tunisien reconnu et apprécié dans le bassin méditerranéen.
Quelles sont vos impressions à chaud et vos premières réactions à cette inattendue « révolution du jasmin » qui vient de se dérouler à une vitesse vertigineuse dans votre pays ?


Tahar BEKRI : Je salue cette révolution et espère surtout que la Tunisie réussira à bâtir une vraie démocratie digne de la maturité du peuple tunisien. Son courage, son sacrifice, le prix cher qu’il paie pour sa liberté méritent tout le respect. Personne n’a le droit de confisquer les aspirations à la dignité. La Tunisie donne une belle leçon d’Histoire.


Vous vivez à la fois entre deux rives, entre la Tunisie et la France, avez-vous été surpris par l'irruption des manifestations populaires ces dernières semaines suivies par la brusque chute de Ben Ali ?

Tahar BEKRI : Oui et non car le mal couvait depuis longtemps. Etouffement des libertés publiques. Corruption et népotisme. Les manifestations populaires sont parties des régions laissées pour compte, oubliées de la croissance économique, où les jeunes chômeurs s’immolent, se suicident. Ce désespoir n’est pas une surprise. Le pouvoir ne voulait rien voir et a plutôt poursuivi sa politique répressive, tirer à balles réelles, même sur des cortèges funèbres !. Ce qui a consommé la rupture entre le peuple et le pouvoir. Ce qui surprend, c’est la chute rapide du régime et la fuite misérable d’un potentat qui donnait l’air d’un homme fort et indéboulonnable.

Au départ, les manifestations étaient considérées commue un mouvement d'humeur de désespérés sociaux contre le chômage mais qui s’est transformé rapidement en "révolution" triomphale de la rue contre un régime qualifié maintenant à haute voix de dictatorial. Les thuriféraires n’ont pourtant pas manqué ni en Tunisie ni en Europe ? Comment expliquez cette imposture louée et donnée en exemple aux portes du berceau des droits de l’homme français?

Tahar BEKRI : Partout la politique montre un cynisme insupportable. Les intérêts économiques priment sur la valeur humaine. La rentabilité, la cupidité, la course vers l’argent justifient l’injustifiable : l’éloge et le maintien des despotes et des autocrates, contre la volonté des peuples, pourvu qu’ils veillent au grain. Cela n’est pas spécifique à la Tunisie. Ce qui me surprend c’est que ceux qui gouvernent n’apprennent rien de l’Histoire. Ibn Khaldoun, dont la statue trône à l’avenue Bourguiba au centre de Tunis et que les Tunisiens voient matin et soir, disait au 14ème siècle déjà que le fondement de la société est la justice. Chose qui semble régulièrement être ignorée. Sans la justice, tous les discours ne pèsent pas lourd. En France, comme ailleurs.


En France, le modèle tunisien était apprécié et les commentaires officiels positifs n'ont jamais manqué à l'égard du régime Ben Ali. Jusqu’à la dernière minute, la France officielle n’a exprimé aucune condamnation nette. Après sa chute, on lui a lui a refusé à lui et sa famille l’accès au territoire français. Malheur aux vaincus ? Une leçon à tous les apprentis-dictateurs ?

Tahar BEKRI : Il faut distinguer deux choses : d’un côté, le peuple tunisien, son niveau d’instruction, sa civilité, son ouverture, sa tolérance, son besoin de s’en sortir, son civisme, sa richesse est de compter sur ses propres forces, sans pétrole ni gaz ou très peu, de l’autre, ses dirigeants et leurs complices avec familles et proches, ont confisqué la liberté, ignoré les sacrifices, spolié les biens publics et privés, accaparé honteusement des richesses nationales. Les dirigeants français ont choisi le pouvoir corrompu à la place des droits des peuples. C’est une faute politique, une vision à courte vue. La grandeur des nations ne s’élève pas sur des colonnes en argile. Refuser à Ben Ali l’accès au territoire ou geler ses avoirs est un sursaut bien tardif dû au mécontentement du peuple français lui-même.


On a de la peine à croire que Ben Ali puisse incarner et exercer un pouvoir absolu sans l’assentiment et la connivence de toute une couche politique qui s’empresse aujourd’hui de se démarquer de lui ?

Tahar BEKRI : En août dernier des listes d’artistes, de créateurs, d’universitaires d’hommes d’affaires ont commencé à circuler. Elles sollicitaient le changement de la Constitution afin de permettre à Ben Ali de se représenter en 2014 pour la 6ème fois ! Ces listes se sont multipliées jusqu’à une période récente. C’était choquant et indigne. Selon certaines informations, le RCD, le parti de Ben Ali compte 100 000 membres. Sont-ils tous sincères ? J’en doute. Mais beaucoup étaient là pour affairisme et opportunisme, récompensés par des postes alléchants ou profitant d’affaires juteuses. Ils sont le socle du régime et ses relais à toutes les échelles de la société. Ils ont couvert ses tares et ses travers car ils bénéficiaient aussi de ses largesses. Le nouveau régime doit s’atteler à changer tout cela rapidement. Les habitudes sont vivaces mais on peut éviter les dégâts les plus graves.

Des intellectuels de haut niveau ont parfois été appelés à des responsabilités ministérielles, dans l’éducation nationale par exemple. Expédient ou alibi conjoncturel ?

Tahar BEKRI : Sous Bourguiba, par exemple, Mahmoud Messaâdi était un grand écrivain et un grand ministre. Mais cela n’est pas donné à tous les intellectuels d’être de bons administrateurs. Ceux qui s’estiment en mesure de l’être, doivent le faire avec compétence et intégrité. Servir son pays est une charge lourde et désintéressée. Ce n’est pas se servir.


Comment caractériser la vie culturelle sous Ben Ali ? Les nombreux festivals culturels pour certains assez prestigieux (théâtre et cinéma) n’étaient-ils que des paravents, un décor luxueux

Tahar BEKRI : La vie culturelle en Tunisie n’a pas commencé avec Ben Ali. Les Journées cinématographiques de Carthage, les Journées du théâtre, les nombreux festivals de musique, remontent à plus loin. Non, ce n’étaient des paravents ni un décor luxueux. Il y a d’excellents créateurs tunisiens au talent reconnu et courageux. La présence d’une politique du livre, d’un Centre National de la traduction, des galeries de peinture, d’un Centre national de la danse chorégraphique, d’une vraie production musicale, etc., tout cela est bien réel. La vie culturelle a ses budgets et ses créateurs dynamiques. Là où le bât blesse, c’est dans la volonté officielle de la domestiquer, de la transformer en œuvre de propagande au régime ou de censurer la critique. La fonction de l’Union des écrivains tunisiens n’est pas d’envoyer des télégrammes de soutien au président de la république. La culture n’est pas la voix de son maître.

Nombreux sont les écrivains tunisiens qui éditent à l’étranger alors qu’il existait une tradition bien établie en la matière. Que dire de littérature, de la place des écrivains et de l’édition dans la société ?

Tahar BEKRI : Personnellement, je publie mes livres en Tunisie comme en France. Il existe un milieu éditorial en Tunisie mais qui manque, à quelques exceptions, près, de rationalité et de professionnalisme. Beaucoup d’auteurs publient à compte d’auteur et comptent sur l’acquisition publique. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose.

La création littéraire disposait-elle de davantage de liberté de manœuvre que la presse et les médias tunisiens ? Quels sont les écrivains tunisiens marquants, en arabe et en français, de ces vingt dernières années ?

Tahar BEKRI : Il y a une place à la création littéraire dans les médias mais certains auteurs accaparaient l’espace alors que leurs œuvres sont médiocres. La liste serait longue pour citer tous les noms et je crains de ne pas être objectif. La revue Banipal qui paraît en anglais à Londres, et qui a consacré un numéro spécial à la littérature tunisienne, l’anthologie bilingue « Les poètes de la Méditerranée » (Ed. Poésie/Gallimard) donnent des aperçus assez fidèles de la création récente.

A la différence de l’Algérie, la Tunisie a bien su géré au lendemain de son indépendance la problématique des langues et il n’y a pas eu, semble-t-il, d’ostracisme entre arabophones et francophones. Le bilinguisme était un fait avéré. Les jeunes diplômés de ces dernières années ont-ils la même aisance dans la maitrise de ces langues ?

Tahar BEKRI : J’ai toujours adhéré à un bilinguisme, réfléchi, assumé et que je considère comme une richesse. La maîtrise des deux langues n’a plus hélas, la même aisance pour des raisons bien évidentes qui dépassent l’enseignement, dues à l’environnement médiatique, notamment audio-visuel, aux nouveaux supports de la communication, à la domination de l’oralité, l’absence de l’écrit et de la lecture.


L’un des drames des pays maghrébins, dit-on, est la coupure avec la diversité et la pluralité de leurs origines et la longue histoire. La Tunisie, une terre de vieille culture raffinée, souffre –t- elle de cet écueil ?

Tahar BEKRI : Le Maghreb est une mosaïque culturelle, une région à l’Histoire si riche. La vision monolithique que veulent ériger certains pour des positions politiques, est un appauvrissement du paysage humain. Je crois que la Tunisie a assumé plus sa diversité, grâce l’enseignement a joué un grand rôle dans cette conception.

Peut-on parler d’une question berbère en Tunisie ?

Tahar BEKRI : Non, je ne pense pas ou alors je me trompe.

Les écrivains de la diaspora tunisienne à l’étranger vont-ils rentrer au pays, selon vous, pour participer à une Tunisie nouvelle ?

Un écrivain porte sa terre là où il se trouve. Sa plume et sa voix le portent là où il veut. L’essentiel est qu’elles soient crédibles. Depuis plusieurs mois j’étais en train d’écrire un livre de poésie : « Je te nomme Tunisie ». Certains extraits ont paru déjà, ici ou là. Je n’ai pas attendu les derniers événements pour exprimer cela.

Un dernier mot ?

Tahar BEKRI : Liberté j’écris ton nom.


Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah, paru dans le quotidien Algérie News du 19 janvier 2011

Dernières publications de Tahar BEKRI :

Salam Gaza, carnets, Elyzad, Tunis 2010.
Les dits du fleuve, Al Manar, Paris, 2009.
Le livre du souvenir, Elyzad, Tunis, 2007.
Si la musique doit mourir, Al Manar, Paris, 2006.

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