dimanche 27 novembre 2011

Aucun poète ne tue les autres poètes









Complémentarité, dualité, confrontation, dialogue, écrire libère-t-il de l’hypothèque narcissique ? Miroir où se voir et voir ses semblables, dans leur singularité comme dans leur diversité. En cela, l’écriture poétique arpente le cours des rivages sauvages et fraternels. Rainer Maria Rilke avouait : "Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses... Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des pays inconnus, à des départs que l'on voyait depuis longtemps approcher, à des jours d'enfance dont le mystère ne s'est pas encore éclairci, à des mers, à des nuits de voyage... Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs, il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent ».Renommer les objets et les êtres en ouvrant les écluses de son propre imaginaire. Dans cette vanité lyrique naît un entre-deux possible, habitable dans un réfléchissement commun. Grâce au poème, il y a une alternative.
Gageure de parler de l’Autre, à partir soi-même ? Se superposent alors les filtres et les indices d’un un jeu de pistes incertain. . Un semblant d’exégèse de la condition humaine qui se situe entre la brume des mots et la fuite des regards.
A travers l’exubérance ou la pauvreté du matériau, il y a une économie du langage et des postures sur laquelle le poète pose ses hypothèses verbales et ses élucubrations philosophiques. Sans doute ainsi atteint-il ainsi les profondeurs de sa parole qui lui sont resetées inaccessibles…
Ou parfois, par d’autres chemins de la création, des peintures, par exemple : rencontres qui procèdent de la transmutation mémorielle et esthétique. Dans un cas, c’est une rencontre à travers paysages crépusculaires, sensibles, dont la dimension tragique semble poindre d’une immobilité tranquille autant comme paysage que personnage. Dans un autre scénario c’est par le biais du choc, de la violence technologique qui s’abat du ciel et des médias.
Julio Cortazar : «Aucun poète ne tue les autres poètes, il les range simplement d'une autre façon dans la bibliothèque vacillante de la sensibilité». Poésie de l'essentiel, quasi-métaphysique qui se décline en sons et signes, linguistiques et visuels, culminant en «topoèmes» (lieux pour le poème et l'œil). Elle nomme les êtres et les choses : les oiseaux autant que la pierre, le soleil autant que le vent, images échevelées sur la page, imminence d'un monde dont les formes insaisissables se livrent bataille pour advenir : «L'heure déjà morte et l'heure à tuer» ; «Espace, espace/ où je suis et ne suis pas». Et dans un continuel éparpillement, la conscience doit traquer sa vérité dans les contradictions, errer de prophéties en augures. Et «l'Aigle qui tombe», Cuauhtémoc, figure tutélaire du monde englouti et celui qui doit advenir après les blessures initiatiques s'incarne dans la parole et l'écriture : «Sinon le sang rien sinon ce va-et-vient du sang, cette écriture sur l'écrit, répéter le même mot au milieu du poème, syllabes de temps, lettres cassées, goutte d'encre, sang qui va-et-vient et ne dit rien et m'emporte avec lui.»
Ainsi l'écriture est labyrinthe, vertige et désorientation, ouverture vers l'impossible. Ecrire s'apparente aux pratiques magiques, perte de sens et possession en quête d'extase. Quetzalcóatl, le Serpent à plumes, le dieu mésoaméricain, n'est-il pas l'inventeur des livres et du calendrier, le dispensateur de la mort et de la résurrection ?
Paz répond : «Aujourd'hui, je lutte seul avec une parole. Celle qui m'appartient, celle à laquelle j'appartiens : Pile ou face. Aigle ou soleil ?».

C'est une vraie descente aux enfers orphiques qu'il décrit avec minutie dans le texte intitulé lapidairement : «Travaux du poète» dont nous pouvons citer l'intégralité.
A défaut, ces vers : «Toi, mon cri, jet de plumes de feu, blessures sonores et comme lorsque se détache une planète du corps de l'étoile, chute infinie dans un ciel d'échos, dans un ciel de miroirs qui te répètent et te brisent et te rendent innombrable, infini, anonyme.»
Ainsi, est comme transcendée «l'idée déprimante du divorce de l'action et du rêve». Dans l’univers de la parole poétique. :”On se trouve face à un problème momentanément insoluble : l’exercice de la poésie mène vers un tel affinement, à une recherche tellement poussée dans l’expression, à une telle concentration dans l’image ou le mot qu’on aboutit à une impasse(…).Nombreux sont les poètes algériens qui ont cheminé de conserve sur les terres de la poésie et de la prose”, confiait Mohammed Dib. Quid alors de la prose littéraire ? Là les enjeux se profilent âprement.
Et la question de la responsabilité morale en littérature résonne dans une terrible solitude. Dans Les “Terrasses d'Orsol”, le même Mohammed Dib dévidait la fable tragique d'une planète à deux vitesses dont les contrées prospères constituent autant de forteresses inaccessibles face une humanité en déshérence.
Qui sont donc les « Barbares » d’aujourd’hui ? Le narrateur qui scrute les confins du monde de son confortable exil occidental tire le fin mot de l’histoire : « Quand on arrive d'un monde où le pain quotidien et la santé ont cessé depuis longtemps d'être un problème,
on ne voit pas la misère physique et morale qui afflige le nôtre, mais seulement sa «sainteté».
C'est tout à fait naturel ! Mais pour qui, si je puis dire, cette misère constitue le pain quotidien, c'est une nourriture des plus indigestes, je vous assure ».
Encore qu’à présent, ces propos deviennent relatifs avec la crise qui secoue l’Occidental et remet en cause ses positions acquises.
Dans une postface à « La Nuit sauvage », Mohammed Dib s’interrogeait à haute voix : «A quelle interrogation plus grave que celle de sa responsabilité, un écrivain pourrait-il être confronté ? C'est mal poser la question, elle doit être retournée ; nous dirions mieux en nous demandant : cela a-t-il un sens qu'on se répande en écrits et n'ait pas à en répondre ? Pour les avoir écrits et tout bonnement pour avoir écrit, l'Occident aujourd'hui paraît s'être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesque) et responsabilité (morale). Doit-on, et peut-on, partager partout une telle position ? ».

Pour sa part, il y répondait sans détour : « Je pense qu'on ne peut pas et qu'on ne doit pas…. Je n'irais certes pas appeler le malheur sur une société pour la gloire (ou l'indignité) de la littérature».
Je tiens les vers qui suivent de Hamid Tibouchi qui réunit en sa personne la double solitude du poète et du peintre, solidairement à l’écoute des malheurs des hommes.

Ces vers sont de Guillevic qui nous dit dans « Terre de bonheur » :
« Je dis : douceur.
Je dis : douceur des mots
Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t'accueillent
Qui te donnent du temps.

Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.

Je dis : douceur,
Pensant aussi
À des feuilles en voie de sortir du bourgeon,
À des cieux, à de l'eau dans les journées d'été,
À des poignées de main ».

Tahar Djaout quant à lui, du plus profond des noirceurs, édictait cet augure: « Le jour poussera encore la nuit d’un coup d’épaule décisif”.
Tout est dit dans ces vers d’une tragique et sobre beauté. Les mots s’en vont. Reste le poème sur les rivages sauvages et fraternels des hommes.

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