dimanche 27 novembre 2011

Parole au cœur des orages historiques

Parole au cœur des orages historiques En ce mois de Novembre, il est bon de souligner avec force que la poésie algérienne - de langue française singulièrement- a été au cœur du combat algérien. Elle en est même l’un des plus éloquents jalons. En accompagnant son peuple, elle a annoncé et ponctué les orages historiques qui ont secoué le pays dans ses différents avatars. Ils auront beau Nous mâcher Et nous remâcher Ils ne nous avaleront pas On peut dire sans se tromper et aussi loin que remonte la mémoire, il est patent que le verbe a rythmé avec constance les peines et les drames, les catastrophes ainsi que les allégresses, les jubilations et les heures festives de l’Algérie. Dans sa dimension orale, sa posture savante, tant dans les campagnes que dans les cités, la Parole poétique dans notre pays ne s’est point dérobée aux rendez-vous de l’histoire. Et même quand elle fut contrainte à user, ruser, se saisir et prendre possession d’un vocabulaire étranger, elle a entretenu les braises, aviver l’espoir, narguer l’effroi de l’oppression. Ténue, délicate ou virulente, éclatée, éparse et multicolore, cette Parole est à l’image de nos tapisseries. Du tréfonds de la défaite consommée, il y avait toujours un Meddah pour clamer l’esprit de résistance : « Tu es venu vers nous, tel un torrent, grossi par la crue, homme de rien ! Tu as rencontré des gens qui t’ont bu : et tu t’es desséché entre tes rives ». Les armes miraculeuses de la Parole dans des paysages apparemment voués à la soumission dressent dans une succession sanglante les étendards interdits : Mais les chemins de l’errance, de l’amertume, de l’abîme, de la torpeur s’imposeront provisoirement jusqu’au moment où le barde face aux frères stupéfiés ressuscitera les veillées, les labeurs et la démesure » : « Ceci est mon poème Plaise à Dieu qu’il soit beau Et se répande partout Qui l’entendra l’écrira Ne le lâchera plus Et le sage m’approuvera « (Si Mohand ou Mohand) La conjonction entre le langage primordial et l’Etoile secrète annonciatrice de la rupture est à l’œuvre. Jean El Mouhoub Amrouche la rend intelligible : « Et maintenant voyez-le qui s’avance ; Sa tête émerge parmi les étoiles, Avec ses cheveux de chaume qui rayonnent, Et ses larges yeux d’oiseaux de nuit Fermés de biais, Afin de mieux filtrer le monde endormi… ». Dès lors, les murs du vieux monde colonial doivent s’écrouler. Mais aux hommes du combat libérateur, le poète rappelle l’injonction d’un précurseur en Résistance : « Si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux » ( René Char). Poésie aux racines multiséculaires, poésie plurielle, diverse, de synthèse, mais ferme dans « l’unité d’expression », elle aura le vertige des cimes, et entrera en intimité avec la légende. Elle ne fait pas exception aux autres expériences humaines. Aux heures de l’extrême péril, le mythe est le recours. C’est une force, dans un premier temps. Plus tard, elle confinera au fardeau, pèsera lourd au lendemain de la libération. Prolongée, parfois, artificiellement, la poésie dite « révolutionnaire » finira par brider les expressions novatrices. L’histoire ne souffrant pas les engagements par rétrospection. Et à trop user de la même fibre, l’exercice narcissique versera dans la stagnation et l’autocélébration. Et en conséquence se profile l’interrogation incontournable : fallait-il trancher le nœud gordien d’une littérature de syndicat de tourisme (selon Mostéfa Lacheraf) pour se satisfaire de l’éloge de l’héroïsme guerrier ? Mais parmi les aînés, le diagnostic est sans appel : « les mots sont foutus », écrit l’auteur du « Malheur en danger », Malek Haddad qui choisira l’aphasie suicidaire face à une langue française qui rime désormais pour lui avec exil en Algérie, après une brillante œuvre poétique et romanesque écrite dans cette langue, et au pays de Voltaire. La route est ouverte, de nouveaux éveilleurs, à contre-courant, prennent alors le relais des aînés. Point de légende pour eux. L’unanimisme de bon aloi les exclue et les stigmatise. Leurs textes arrivent « comme ces enfants du péché dont aimerait la beauté, mais dont il ne conviendrait pas de parler », comme l’écrit un aîné resté à l’écoute de la jeunesse et du langage, Bachir Hadj Ali. Ainsi, mue par une inspiration solidaire, fruit du moment et d’une génération nouvelle, une « jeune poésie » sans étiquette précise, selon des modulations diverses, étale ce qui est permis de nommer : « le mal de vivre et la volonté d’être » En fait, elle prolonge les interrogations soulevées par une vague qui l’a précédée dont laquelle on compte les Mourad Bourboune, les Ahmed Azzeggah, Rachid Boudjedra, Nabil Farès, Malek Alloula… Et, encore une fois, la prédiction du tarissement d’une écriture, d’une parole algérienne d’expression française est éventée. Une vague suivra l’autre. Mais la poésie ne sera plus désormais le mode majeur de sa manifestation. Il faut remarquer que nombre de romanciers algériens comblés, promis au succès international, sont des poètes contrariés, voire dépités. Par exemple, qui se souvient des Poèmes de l’Algérie heureuse, de celle qui fait partie aujourd’hui des Immortels, la romancière Assai Djebar, membre de l’Académie française ? Le roman devenu le prototype littéraire souverain de ce début de troisième millénaire, on peut, à la faveur de la fameuse confusion des genres, y mettre sous son étiquette les expériences scripturaires les plus inattendues. Faut-il encore le redire : ceux qui sont entrés en poésie comme en religion ont poursuivi une inlassable quête poétique conclue souvent de manière tragique, comme Jean Sénac, Tahar Djaout, Youcef Sebti, ou dans l’absence de reconnaissance et l’ingratitude, tels Messaour Boulanouar, la vigie solitaire des Remparts des Gazelles, Ismaël Aït Djafer, Bachir Hadj Ali, Henri Kréa , M’Hamed Aoune et tant d’autres… Les uns après les autres, ils quittent la scène sur la pointe des pieds. Bien sûr, on s’émeut de leur disparition, le temps d’un hommage de circonstances. Mais leurs œuvres restent souvent introuvables, méconnues, juste citées pour la bonne conscience. Dans cette Algérie plus que paradoxale, traversée d’espoirs trahis et de désenchantements successifs, la cause du mal qui ronge la société ne pouvait être indéfiniment mise au compte des affres - irrécusables - du colonialisme. Pour preuve, le grand séisme politique d’octobre 1988 qui avait contraint le pouvoir, la société, ses élites et le pays profond à un face à face décapant et une macération qu’on croyait durablement salvatrice. Mohammed Dib, le poète comme le romancier, a semé dans un même mouvement de grandes interrogations. Autant de questions ouvertes, protéiformes qui constituent un tournant majeur dans l’histoire de la littérature maghrébine. Cet auteur - dont la profondeur n’égalait que la discrétion - s’était élevé vigoureusement contre la dérive mortifère où fut plongée l’Algérie durant les années quatre-vingt dix. Il avait en fait esquissé dès Dieu en Barbarie (en 1970) et Les Terrasses d’Orsol (en 1985) une image prémonitoire de la tragédie algérienne post-coloniale. Vivant au cœur de l’Europe, il était instruit des nouveaux chemins que la littérature avait empruntés. La cohabitation entre la fiction littéraire et l’histoire avait cédé inexorablement la place à l’émergence du « Moi » tout-puissant. La question morale de la responsabilité en littérature ne serait que de la grandiloquence, un ridicule caprice désuet. « L’Occident aujourd’hui paraît s’être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesque) et responsabilité (morale). Doit-on, et peut-on, partager partout une telle position ? », s’interrogeait Dib. Et d’y répondre : « Je pense qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas ….Je n’irais certes pas appeler le malheur sur une société pour la gloire (ou l’indignité) de la littérature ». A l’origine, elle a été avant tout une « insurrection de l’esprit », dressant dans la nuit « le fanal des certitudes ». Mais également, à mesure que les sommations qui lui étaient faites par l’histoire s’atténuaient ou se modulaient selon des urgences moins manichéennes, elle s’est voulue paysages ouverts sur l’intime et l’imaginaire. Quand le désenchantement fut consommé, elle prit le deuil et ne cacha pas ses indignations. Et, il faut bien le reconnaître, face à de médiocres versificateurs agités sur le devant de la scène pour faire illusion, la poésie dans ce qu’elle a d’authentique s’est réfugiée dans d’autres genres. Ainsi, elle a trouvé asile et réconfort dans le roman, par exemple, avec Une peine à vivre, de Rachid Mimouni (Robert Laffont, 1983) ou le théâtre avec Le Foehn ou la preuve par neuf, de Mouloud Mammeri (Publisud, 1982.) ou encore : Cinq fragments du désert de Rachid Boudjedra (Barzakh, 2001). Au-delà de ce constat sur ‘’les sentiers ardus de la poésie’’, Mohamed Dib, cet immense poète, avoue : « On se trouve face à un problème momentanément insoluble : l’exercice de la poésie mène vers un tel affinement, à une recherche tellement poussée dans l’expression, à une telle concentration dans l’image ou le mot qu’on aboutit à une impasse (…) Il faut briser le mur d’une façon ou d’une autre. Et voilà pourquoi je fais les deux choses à la fois. Le roman n’est-il pas, d’ailleurs, une sorte de poème inexprimé ? La poésie n’est-elle pas le noyau central du roman ? Et les anciens n’avaient-ils pas raison de baptiser leur œuvre en prose mon poème ? En Algérie, en tous cas, non seulement des poètes eurent à rendre compte de leur œuvre mais aussi de leur vie. Poètes brimés, poètes escamotés, poètes exilés, poètes assassinés, autant de stations d’un long supplice. Plaies, tel était le titre lapidaire d’un recueil de l’un de nos rares poètes sortis directement des maquis, M’Hamed Djelid, qui n’en tira point rente mais s’engagea davantage, à en mourir, pour la cause du progrès. Gardons en mémoire la maxime de Mohamed Iqbal, « Il faut au matin pour naître le sang de milliers d’étoiles ». Et « le milieu de la nuit est le début du jour » .La poésie en est l’aurore. A.K.

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