dimanche 17 novembre 2013

Camus : Une passion à l’algérienne

Chronique des deux rives par Abdelmadjid Kaouah Camus : Une passion à l’algérienne
Tout réussit à Camus, post-mortem, entre les deux rives. Une biographie bienveillante signée par le sulfureux Michel Onfray ("L'ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus", Flammarion, 2011). Celui-même qui récemment mit en pièces Freud. Le Panthéon avait été requis pour Camus par le Chef de l’Etat français en personne. Et moins tonitruante mais hautement symbolique, la toute dernière nouvelle est venue de son pays d’origine, l’Algérie. Selon une indiscrétion journalistique, la maison située à Dréan, ex-Mondovi, dans l’actuelle wilaya d’El-Tarf, qui a vu naître Albert Camus, est en passe de sortir de son anonymat. A l’occasion du 52e anniversaire de la mort de l’auteur de « L’Étranger » une plaque en marbre sera dévoilée et sur laquelle on pourra lire : “Ici est né l’écrivain Albert Camus, prix Nobel de littérature.” On remarquera la subtilité de l’inscription. Aucune référence directe à sa nationalité. Ni Français ni Algérien. C’est l’universalité de Camus qui est ainsi mise en avant par son titre de Nobel. La littérature serait donc la vraie patrie des écrivains, pourrait-on conclure. En fait la filiation de Camus, de son parcours, de son « Combat » et de ses prises de position n’a jamais cessé d’alimenter les points de vue les plus divers et les plus tranchés. Et la controverse et la polémique n’ont jamais cessé. Et c’est justement à cause d’une phrase ambigüe à propos des « évènements d’Algérie », selon l’expression consacrée à l’époque (avant que la représentation nationale française reconnaisse enfin que c’était une guerre) lors d’une fameuse conférence de presse…Camus une passion algérienne ou à l’algérienne avant tout. Dans une « Lettre ouverte », en 1959, Taleb Ahmed El-Ibrahimi s’était adressé en ces termes à Albert Camus qu’il avait bien connu : « Si vous n’êtes pas certes notre maître à penser, du moins représentez-vous notre modèle d’écriture. La beauté de la langue nous émouvait d’autant plus que nous vous considérions comme l’un des nôtres. Nous étions de surcroît fiers que ce fils de l’Algérie eût atteint, solitaire, le rocher du succès. Pour la première fois, nous disions-nous, un écrivain algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n’est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère de la casbah, la féerie des souks, bref tout ce qui a donné naissance à cette littérature exotique que nous exécrions- mais que l’Algérie, c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de sentir, de penser et d’agir… ». Autant de lignes qui traduisent la ferveur de l’investissement placé en Camus. Et l’attente, en retour de sa part, d’un engagement sans faille dans le processus d’émancipation et de libération anti-coloniale des « fils d’Algérie ». La moindre dissonance au soleil algérien résonnait comme un divorce. Malentendu de Stockholm ? Dans une autre lettre destinée à Camus, deux ans plus tôt, et Kateb Yacine interpellait son « cher compatriote » dans ces termes: « Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde ou bien est-il trop tard ?...Exilés du même royaume nous voici comme des frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante , ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinés jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu , selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. ».. Les Algériens savent que « l’enfant de Belcourt » avait parmi les premiers décrit et dénoncé la misère algérienne, circonscrit les méfaits du système colonial. On aura remarqué que Taleb-El Ibrahimi parle d’un « fils de l’Algérie » et que Kateb lui donne de « mon compatriote ». C’est plus tard , au soleil de l’indépendance que viendra la désaffection à l’égard de cet « étrange familier » et ensuite la suspicion au regard de certaines de ses chroniques algériennes , sur sa position sur la question de l’indépendance de l’Algérie. Celui qui avait, courageusement, à l’époque appelé à la « Trêve civique » et qui fut conspué, insulté, n’avait jamais oublié qu’il était issu de la communauté des Pied-noirs. En exprimant sa compassion et sa solidarité de principe avec les « autochtones », Camus « solitaire et solidaire », entendait aussi sauver sa propre communauté d’un naufrage historique vers lequel l’entraînaient les « Ultras ».De l’autre côté, comme on l’a vu ,plus particulièrement à travers les adresses de Taleb El-Ibrahimi et de Kateb Yacine, l’attente était forte, peut-être démesurée pour Camus ( avec lequel , faut-il le rappeler, Jean sénac, son fils spirituel , son « hijo » « rebelle » rompit avec lui avec fracas et douleur ). La déception fut assourdissante et donc passionnelle… Christiane Chaulet - Achour et Jean-Claude Xuereb , à la faveur d’un colloque sur Camus à Lourmarin , dans le sillage de l’Année de l’Algérie en France en 2003 écrivaient : « Des années de guerre à celles d'aujourd'hui, la position des intellectuels algériens - journalistes, essayistes et écrivains - a oscillé entre le rejet pour les positions du citoyen refusant l'expulsion ou la marginalisation de sa communauté dans une nouvelle configuration politique et la séduction jamais démentie pour une écriture faisant vibrer au plus sensible une Algérie que chacun ressentait comme sienne. Dans ce contexte passionnel et politique de la décolonisation, toute phrase venant de Camus prenait valeur symbolique et permettait aux uns et aux autres de le vilipender ou de le reconnaître. Bien des arguments vengeurs ont été alors émis dont se sont emparés les adversaires d'une francophonie prétendument destructrice de l'identité algérienne. ». Camus, une obsession algérienne ? Peut-on dire que L’histoire a fait son œuvre ? La mise à distance à la fois éclairante et apaisante a-t- elle rendu aux Algériens Camus plus « lisible », mieux audible ? En tous cas, Camus hante la littérature algérienne et le discours politique algérien jusqu’au président Bouteflika lequel, selon Jean Daniel, lui aurait récité des passages de « Noces » et lui a confié que la réaction de Camus (sa fameuse phrase en réponse à un étudiant algérien à Stockholm en 1957 : « j’aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ».) prouve qu’il était un véritable enfant de l’Algérie et que, pour défendre sa mère, il aurait agi de même. C’était à la faveur d’un important colloque sur Albert Camus tenu à l'université d'Alger en 2005, impensable quelques années plus tôt. Sa pièce « Caligula », l’une des plus osées, montée par Stéphane Olivié Bisson a pu être donnée en Algérie il ya trois ans sans que le metteur en scène ne note de réactions particulières. On ne compte plus les ouvrages écrits par des Algériens sur Camus ou qui se mettent sous son emblème. Parmi les premiers à aller à la rencontre d’Albert Camus, l’écrivain d’origine oranaise, Abdelkader Djemaï avec Albert Camus à Oran, préface d’Emmanuel Roblès (Michalon, 1995) évoque les déambulations de Camus dans cette ville qui selon lui « tourne le dos à la mer « et « qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot.». Une quelconque sous-préfecture que distinguent cependant deux lions de marbre sculptés par un certain Caïn et lesquels « la nuit, (…) descendent l’un après l’autre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à l’occasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on dit auxquels les Oranais prêtent oreille complaisante » écrit Camus dans Le minotaure ou la halte d'Oran. Oran a aussi servi de cadre à « La Peste »... Suivront , pêle-mêle, de Alek Baylee Toumi : « Madah-Sartre: Le kidnapping, jugement et conver(sat/s)ion de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir mis en scène par les islamistes du Groupe International Armé , (Marsa, 1996); la lettre d’amour de Maissa Bey : « L’ombre d’un homme qui marchait au soleil » (éditions du Chèvrefeuille étoilée, 2004).Plus récemment, le dernier roman de Boualem Sansal, « Rue Darwin » a fait l’objet d’une approche comparée avec « L’étranger » (Sansal ou la tragédie camusienne de "L’Etranger,(In « Forum Free Algérie »). L’auteur du « Serment des Barbares » s’en explique lui-même : "II y a des rapports avec tout et des résonances partout. Camus habitait Belcourt, au 93 rue de Lyon, à deux pas de la rue Darwin. Sa mère était aphasique. Eux aussi étaient de deux mondes. Toute sa vie Camus était dans la souffrance de ne pas pouvoir échanger avec sa mère. Que se seraient-ils dit, Camus lui-même ne le savait pas. Il était dans le même rapport complexe avec le pays (comment le nommer d’ailleurs : Algérie, France, Algérie française, Algérie algérienne ?). Il l’aimait tant, mais pourtant il le quitte et n’y revient jamais, sauf un court moment en janvier 56 pour lancer son appel à la trêve civile. Le rapport est évident une fois qu’on le dit. Yazid et Camus sont deux étrangers, non pas seulement à leur famille et leur pays mais à eux-mêmes. Pour être soi-même il faut être dans sa vérité, en paix avec elle. Ce n’était le cas ni pour l’un ni pour l’autre.". Hamid Grine, romancier algérien, après Gide et son café, nous donne à découvrir, dans la nouvelle maison d’édition Après la lune fondée en France parYasmina Khadra :« Camus dans le narguilé » -que nous n’avons, hélas pas encore lu. Selon la présentation, qui en a été faite dans les médias, il s’agirait cette fois non pas de la problématique maternelle mais de l’ombre portée de l’hypothèse du père…Camus avait écrit à propos des deux : « Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas de milieu » En 2003, des écrivains algériens s’était retrouvés pour une sorte de réunion de famille à Lourmarin à la double initiative de l’association qui était présidée par le poète et essayiste Jean-Claude Xuereb * (natif des hauteurs d’Alger, ami de jeunesse du regretté Jamal Eddine Bencheikh et qui connut Camus à 17 ans). Loin de l’atmosphère des procès en sorcellerie mutuels, le « spectre de la discorde » semblait définitivement enterré avec Catherine, sa fille, qui ouvrit aimablement la porte de la maison de Lourmarin au groupe d’écrivains qui prenait part au colloque sur « les écritures algériennes » de Camus. Avec le voyage de Lourmarin, c’était comme un retour métaphorique de Camus au pays, en Algérie son pays. Le Panthéon de ses origines. Que de chemin parcouru pour tout à la fois une meilleure compréhension de péripéties tragiques - dont les fractures n’ont pas fini d’agiter, il faut le reconnaître, les enjeux de la mémoire et de l’histoire entre les deux rives-. C’est pourquoi, j’ai pris le téléphone pour annoncer la nouvelle de la plaque commémorative de Dréan (à Jean-Claude Xuereb , aujourd’hui âgé de 81 ans et qui écrit depuis Avignon, ses « ultimes » , me dit-il, paroles d’avenir. Dans notre prochaine chronique, nous revisiterons avec lui le « rêve méditerranéen » qui a soufflé sur les rivages de l’Afrique du Nord , dès les années trente. Et j’ai une pensée pour Catherine qui m’a fait découvrir la tombe de son père et de sa mère réunis dans le cimetière de Lourmarin où Camus avait retrouvé en quelque sorte l’Algérie. A.K. _________ Aux titres cités, il faudrait ajouter les toutes dernières parutions consacrées à Camus : Le dernier été d'un jeune homme’ Flammarion) de Salim Bachi ; Meursault, contre-enquête (Barzakh) de Kamel Daoud et Aujourd’hui Meursault est mort, Rendez-vous avec Albert Camus (Amazon) de Salah Guemriche. *Une confusion regrettable nous a fait omettre qu’à l’époque c’était Andrée Fosty qui présidait les destinées Les Rencontres Méditerranéennes Albert Camus

2 commentaires:

LE VESCERIEN a dit…

Avec tout ce que vous avez écrit dans cette Chronique des deux rives et qui se trouve être d'un très bon enseignement pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature Maghrébine d'expression française ou tout simplement à la Culture en général ,eu hé bien, mon Cher Abdelmadjid Kaouah, je trouve désolant qu'il n'y ait pas eu vraiment de commentaire, c'est pourquoi j'en fait.
Enfin, je TE dirais, comme cela a été dit: "JE N'AI PLUS RIEN A DIRE TOUT A ÉTÉ DIT."
LEMILITANTSANSFRONTIERES

LE VESCERIEN a dit…

Avec tout ce que vous avez écrit dans cette Chronique des deux rives et qui se trouve être d'un très bon enseignement pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature Maghrébine d'expression française ou tout simplement à la Culture en général ,eu hé bien, mon Cher Abdelmadjid Kaouah, je trouve désolant qu'il n'y ait pas eu vraiment de commentaire, c'est pourquoi j'en fait.
Enfin, je TE dirais, comme cela a été dit: "JE N'AI PLUS RIEN A DIRE TOUT A ÉTÉ DIT."
LEMILITANTSANSFRONTIERES