jeudi 20 mars 2014

Mémoire de sable

à Pierre Koehl

 

 

                Dans ma mémoire comme un petit éclat d’Eden reste fiché.

 

                                                         1

Mahmoud Darwich nous confiait avant le Grand Départ : « Celui qui écrit son histoire hérite la terre des mots, et possède/ le sens. Entièrement ». D’abord Aïn-Taya, le village natal, Maskat al ras, l’expression en arabe est d’une grande puissance évocatrice. On naît effectivement la tête la première, c’est là où le lien ombilical est coupé au sens propre du mot. La tête la première jetée dans son destin terrestre en provenance des profondeurs maternelles. D’une terre à l’autre. Ain-Taya, un certain 25 décembre du milieu du siècle dernier. Né dans un village colonial, au son peut-être des d’un you-you réprimé de la Grand-mère et celui certain des cloches de l’église annonçant la glorieuse Naissance de Sidna Aïssa, le Christ rédempteur… Ce village remonte au temps de la conquête coloniale. Et selon la chronique coloniale, ce n’était que fourrés et broussailles, un lieu-dit à trente kilomètres d’Alger, parsemé de palmiers-nains, inaccessible, La Rassauta. Faut-il penser que nul autochtone n’habitait les parages ? Une autre version de Terre promise… En ce lieu, sur trois mille hectares, est né donc le village, suite à un décret signé le 30 septembre 1853 par Louis-Napoléon Bonaparte, Empereur de France (qui fit au moins deux voyages en Algérie, la voulant érigée en Royaume arabe dans le giron français, dirigée par l’émir Abdelkader lequel refusa sa proposition…). Les premiers habitants furent des émigrants des îles Baléares, connus en tant que « Mahonnais ». Le mot fera fortune pour désigner un pain fameux, arabisé en Khobz maounis (pain mahonnais). Prospérant par l’agriculture, entourée de domaines coloniaux, la commune Ain-Taya, dans les années cinquante, était une sorte de quintessence du farniente colonial. La commune s’imposa très vite, et sans discontinuer jusqu’aux années 60, comme l’incontournable station balnéaire, prisée des Algérois… Les Tamaris sur la falaise, et tant de restaurants aux enseignes fleurant ouvertement les terroirs français: Le Bougainville, Le Chalet Normand, et toute la toponymie inspirée des corsaires des de France, imposée aux villages avoisinants : La Pérouse, Suffrën, Surcouf et j’en passe. Toponymie sourde au monde autochtone . Seul , le lieu-dit Aïn-Taya avait sauvé sa mise, peut-être au prix d’une déformation phonétique. Et du sens : Aîn-Teyr… La Source des oiseaux. Le signe et le signifiant d’une conquête par l’art de la toponymie .Pas une mosquée, pas un bain-maure. Il fallait se déplacer à Rouïba, le chef-lieu de circonscription. C’était un évènement : commanditer le taxi, préparer la famille au voyage : 7 kms de route à travers des orangeraies ! Senteurs de l’enfance, marques du lieu natal. Faire la part de l’épaisseur des choses, des parfums – et des poussières - d’un monde comme évaporé, et aussi des images éparses d’un chemin de vie mouvant. Ce grenadier sauvage, poussant contre toute attente dans le pré à l’abandon, livré aux chardons, est-il toujours debout ? Qu’est devenue la blonde petite Simone, la fille du voisin, et nos jeux de Sioux ? Un monde enfouit l’autre. » .L’église reconstruite tout en béton est aujourd’hui un gymnase. Le dernier curé du village, à l’indépendance, se fera alphabétiseur. Je l’ai retrouvé avec émotion en Occitanie du côté d’un village nommé Castelmourou qu’il prononçait avec malice. Après la mort de sa sœur Carmen, qui avait perdu son époux durant « les évènements d’Algérie », l’abbé Pierre. E., aveugle, se meurt dans un hospice moderne… « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin ». Qui lit aujourd’hui « Consolation à M. du Perier sur la mort de sa fille » de François de Malherbe si ce n’est un ancien colonisé ? N’a-t-on pas dit que les morts commandent aux vivants ? Derrière les apparences paternalistes de l’ordre colonial, des ressorts moins hypocrites sont à l’œuvre. Aïn-Taya, c’était aussi le siège d’un camp pour un redoutable escadron de parachutistes. Ils pouvaient s’y adonner au repos du guerrier. Et Alger était à peine à trente kilomètres et encore plus proches brochettes de Fort de l’eau. Je me souviens de l’arrivée en classe de nouveaux camarades dont les familles avaient été déplacées, chassées de leurs villages de Kabylie et des Hauts-Plateaux déclarés « zones interdites ». Il me revient en mémoire l’allégresse démonstrative et indécente de colons chantant et dansant à l’annonce de la mort du « Loup de l’Akfadou » , comme le surnommait la presse algéroise, le mythique colonel Amirouche de l’armée de libération algérienne. Surcouf, dans ma mémoire, ce n’est pas seulement la longue plage au sable fin, mais une longue journée de terreur vécue à la dachra . Des troupes arrivant sans discontinuer, et s’abattant comme une noria terrifiante contre des moudjahidines refugiés dans un gourbi et résistant à mort les armes à la main .Répression atroce contre les villageois, et nous enfants et femmes acculés dans les fossés. Images à la Goya : des jeunes de 15 à 17 ans fusillés froidement, brûlés, les femmes courageusement recueillaient leurs dépouilles. Ain-Taya par les plages. C’était la mention que portaient certains autocars. Ain-Taya pour l’enfer, svp, cet été- 59 ! La vie a repris ses droits et imposé ses désenchantements. La nostalgie est là aussi. Mon ami, le distingué poète Jean-Claude Xuereb , quatre-vingt et un, natif des hauteurs d’Alger où il se lia d’amitié pour la vie à l’université avec l’écrivain et poète Jamal Eddine Bencheikh, écrit en 2012 son « Ultime adieu au pays » : ‘’Le seul nom de Surcouf plus que celui du corsaire de bois d’ébène évoque sous le regard intérieur de la mémoire les replis tourmentés et protecteurs d’une crique idéalisée en havre de l’enfance ‘’. 2 Ensuite les premières allégresses de l’indépendance. Que reste-t-il d’Aïn-Taya de ces moments, de la fête algérienne, des comités de gestion dans les anciens domaines coloniaux ? D’Aïn-Taya du football-roi du commun des mortels au Chef de l’Etat. Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, venait au passage donner un coup de pied dans le ballon au stade municipal. La première femme cosmonaute du monde, la soviétique Valentina Tcherechkova passant (c’est ainsi que l’image remonte à ma mémoire) dans une voiture découverte et la population l’applaudissant à l’époque sans réserve… Qu’est devenu le Seigneur de la Mer, ainsi nommions-nous P’tit Bouguin, ce pêcheur artiste qui faisait aussi office de maître nageur durant la période estivale ? C’était un silencieux qui semblait ordonner par un effet de sa volonté les vagues de la mer. Je crois qu’il lisait à peine, il m’avait demandé un jour de lui lire un article du journal. Je ne sais d’ailleurs plus de quoi parlait cet article, sans doute d’un interminable conseil gouvernemental, dans le seul quotidien national de l’époque en langue française. Comme maître-nageur, P’tit Bouguin avait succédé, je crois à l’oncle, foudroyé au volant dans un accident avec sa « Quatre- chevaux » (Renault) au Ravin de la Femme Sauvage, à Alger. En ces années-là, l’auteur de Nedjma mettait au point à Surcouf, m’a-t-on dit plus tard, son Cercle des représailles. C’était au moment où nous découvrions, fascinés, la beauté de la langue française, par les soins d’un Alsacien, notre maître (comme on disait alors), Pierre Koehl. Une langue que nous pouvions aimer enfin, dans une Algérie indépendante, sans perdre notre âme… 3 Delon le poète persan Saadi, « la pensée reconnaît la pensée par-dessus le gouffre du temps ». Ainsi donc la mémoire est un long, un interminable voyage entre plusieurs rivages. Et le retour de mémoire est une tumultueuse remontée vers ce qu’il y a de plus irrécusable et en même temps de plus précaire dans les avatars d’une vie. Un entre-deux, pèlerinage aux sources- ou païen par ailleurs. Senteurs de l’enfance, entre basilic et jasmin s’élançant avec force de simples pots en terre rassemblés et peints à la chaux par la grand-mère, dans la petite cour. « Mimi », elle se prénommait Malika, la reine. Un personnage tout en ordre, penchant vers l’autoritarisme domestique pour diriger la tribu familiale en expansion. Elle trahissait rarement ses émotions. La vie était dure, pénible, et le grand-père si peu conformiste, taciturne, sortant parfois de son silence en lissant ses moustaches ottomanes après un détour vespéral. L’air gai et les poches pleines de bonbons pour les petits-enfants quand il s’était attardé …Curieusement, en vieillissant, Mimi est devenue plus fantasque que le grand-père, comme libérée de tant de devoirs et de comportements compassés. Facteur auxiliaire (et réfractaire, on peut le dire maintenant qu’il y a prescription, il refusait de livrer une part importante du courrier des colons que la grand-mère brûlait dans une discrétion absolue…) de son état, baroudeur aux Dardanelles, dont seule la moustache évoquait l’équipée de 14-18, est parti le premier à l’hôpital de Blida au bout d’une semaine n’ayant pu dépasser le chagrin de voir son fils mourir à 24 ans dans ses bras… Facteur auxiliaire (nonchalant et réfractaire, on peut le dire maintenant qu’il y a prescription, il perdait sur les chemins du courrier que des bonnes gens- analphabètes le plus souvent- ramassait avec respect… Mes grands-parents, étaient cousins germains (à l’époque on n’épousait qu’en famille), reposent aujourd’hui tous deux dans un coin de Bousakloul ; une sorte de cimetière marin qui a aussi son Brassens, un journaliste sportif qui parlait de football avec poésie. Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden. 4 Mémoire d’enfant, de tous les enfants, en dépit de la guerre, celle de ma génération. À l’orée de nos jeunes années, la guerre d’Algérie vécue à la fois dans une confuse conscience et des élans d’exaltation sur lesquels il était difficile de mettre un nom définitif. Naître au milieu d’un siècle et au carrefour d’une rupture du monde qui paraissait posé de toute éternité, cela pouvait relever d’un destin inédit… Plus de cinquante plus tard, un courrier m’est parvenu de la ville de Tours que je n’ai vue, que récemment, toujours hanté par les pages inimitables des romans de Balzac…Une dame de mon âge m’écrivait pour me demander des nouvelles de son village natal. Dans mon double exil, je n’habitais le lieu que dans le souvenir. Nous nous parlons aujourd’hui, locataires d’un commun exil. Dans le lieu de nos enfances, nous avons dû nous frôler, ombres fugitives du même pays, promis au départ, à la séparation. En dépit d’un certain paternalisme tantôt bon enfant, tantôt pesant, du respect, voire de l’amitié entre individus pouvait naître mais dans le monde colonial, les frontières étaient de mise en règle générale. Certes vers la fin des années cinquante, on n’était plus au spectacle décrit avec force dans un reportage par Camus dans Misères en Kabylie. Ce n’était plus le temps de la pancarte sur une plage : Interdit aux chiens et aux Arabes. Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden… 5 Entre les deux rives de la Méditerranée, la distance semble sidérale. Deux mondes parallèles vaquent dans une apparente indifférence à leur destin. L’exilé, lui, vit sur ces deux parallèles intérieures. Il est condamné à une sorte d’ubiquité. Ici et ailleurs. D’ailleurs et d’ici, une sorte de courant alternatif. Et puis une mémoire commune est là, affleurant en permanence. Un temps historique dont on ne peut se débarrasser avec des visas. Pour l’exilé, il faut, au moins, deux béquilles pour gérer au mieux à la fois un déracinement et un refuge. Or, heureusement que les oiseaux existent. Estimée à leurs ailes, la distance est dérisoire. À défaut d’être des oiseaux, les hommes ont inventé les aéronefs. Déjà, aux premières heures de la Conquête, dans la foulée du débarquement le 19 juin, le futur intendant général de Raynal écrivait, après la prise d’Alger : « Me voici donc dans cette ville fameuse qui avait fait le désespoir de l’Europe. » Si la conquête d’Alger ne profita pas longtemps à la Restauration, la ville fut une aubaine pour l’Empire. -Un siècle après l’arrivée de l’armada sous le commandement de l’amiral de Bourmont – Alger deuxième ville de l’Empire fut promu par un général en dissidence avec l’État français du maréchal Pétain : capitale de la France Libre… Les Algériens attendront encore leur libération, et gardent de l fête de la victoire du 8mai-45 un goût de cataclysme. Chaque saison a ses chroniques aux prismes divergents. Paris n’a pas la météo d’Alger. Les vents ne portent les mêmes noms : Simoun, sirocco. Et quand souffla un Josué numide le vent des Aurès, la cérémonie des adieux fut définitivement actée. Dans la réalité comme dans le souvenir, Alger se donne à voir différemment, selon la manière dont on l’aborde. La plus gratifiante et qui reste de loin la plus riche en découvertes, à la fois panoramique et dans le détail, est celle du bateau. D’autres l’on déjà dit avant moi. Et il me revient certains passages de littérature exotique dans le Maghreb en général, et l’Algérie libéra de fiévreuses inspirations. Eclat de mémoire : Maqâm Echahid, le Monument aux Martyrs et la figure géométrique à l’horizontale de l’hôtel Aurassi, ajouté sur la face d’Alger comme les signes de ponctuation d’un pays assumant sa souveraineté retrouvée. Avant d’aborder, le silence est d’autant plus frappant qu’il sera très vite comme pulvérisé par le tohu-bohu d’un déchaînement à la fois humain et métallique ; voici déjà le front de mer avec son architecture haussmannienne acclimatée sans vergogne à l’Afrique. Un instant de distraction, et l’on se croirait en bonne vieille “métropole”. Hors l’illusion, la réalité historique des lieux éclate au nez du masque européen, la Casbah, cette agglomération sophistiquée de maisons blanches, distribuées en stratifications laiteuses, aujourd’hui plutôt café au lait… Bruits montant crescendo comme d’un orchestre obscur qui, en s’amplifiant, donne la mesure d’un bouillonnement diurne cessant brusquement à la tombée du soir. Le blanc et le bleu semblent s’épouser maintenant dans un mystère à la carthaginoise… Alger, c’est aussi, et surtout, ses habitants, les personnages hauts en couleur, pittoresque, tantôt bavards, voire flagorneurs, tantôt taciturnes, épris de gravité et de mélancolie crépusculaire. Terre tragique et rebelle, irriguée par tant de sang fratricide. Je pense ainsi à un enfant de la Mitidja, Jean Pélegri , et sa « mère l’Algérie ». Rencontré dans la ville solaire d’Annaba, l’antique Hippone de Saint-Augustin et à Toulouse, la Florence du Sud-ouest français. « Aucun écrivain français d'Algérie, pied-noir comme on dit aujourd'hui sottement, n'a accepté comme il a fait l'Algérie tout entière et telle qu'elle était depuis toujours » à écrit à son propos Jean Daniel. De son poème Les paroles de la rose, « composé », a-t-il dit, « avec des phrases sorties de la bouche d’une vieille femme de ménage arabe, dont je parle dans Les Oliviers. C’est elle qui m’avait poussé à écrire ce livre. Elle était le peuple - le vieux peuple algérien avec sa douceur et son sourire. Elle était la poésie. Je ne lui ai servi que de kateb, c’est-à-dire d’écrivain public ». Vers brûlants et pathétiques : « Nous sommes tous fous, m’sieur Jean Dieu nous a tout donné La main pour caresser Et elle sert à tuer La grenade pour la bouche Et elle sert à mutiler La terre pour tapis Et elle sert à enterrer Pourquoi tout ça, m’sieur Jean ? Pourquoi ? Dieu nous a tout donné L’arbre pour son ombre Et il sert aux embuscades Le couteau pour l’orange Et il sert pour la gorge. ». Bien oublié sur les deux rives, Jean Pélegri. Aux deux extrêmes, pour ainsi dire, deux personnages tutélaires : le maître du Chaâbi (musique andalouse dans une déclinaison populaire avec des influences juives et berbères), dit Le Cardinal, (clin d’œil à Mgr Duval, le cardinal d’Alger avec lequel il avait en commun une haute stature ascétique ?) : El Hadj Mohamed Al Anka (le Phénix) qui donna à ce genre musical ses lettres de noblesse - et dont le chant hanta longtemps les longues nuits estivales d’Alger -qu’on vient de redécouvrir entre les deux rives comme témoignage et augure d’une fraternité possible-… Le second, Himoud Brahimi, dit “Momo”, recordman de nage sous-marine après la seconde guerre mondiale. Comédien de cinéma et de théâtre, homme de radio, chantre inlassable de la Casbah où il gardait la maison paternelle et qu’il voyait avec peine dépérir. Un autre amoureux d’Alger, le cinéaste Mohamed Zinet lui donnera le rôle de sa vie, celui du poète, ce qu’il était dans la vie, dans le film Tahya ya didou où il déclamait face à la mer : « Comme un cygne paré de toute sa blancheur dorée Le Soleil s’apprête à sortir de l’eau Il s’avance, immobile attendu par Léda. De très loin, le cygne te reconnaît, Et par une révérence ailée, il te salue. Et toi, mienne Casbah, Comme une jeune vierge de Botticelli qui attend tout de l’amour, Tu drapes ta nudité en baissant pudiquement tes paupières. » . Dans ma mémoire fiché comme un petit éclat d’Eden idéalisé… Toi, mienne Algérie. Abdelmadjid Kaouah Janvier 2012

1 commentaire:

LE VESCERIEN a dit…

Merci pour ce très grand voyage, mon Cher Kaouah, je ne le regrette pas du tout.J'essaierai de passer de temps à autre afin de me ressourcer.
Chaque été, je passe à Aïn TAYA, --- Villa " LES MOUETTES", cela doit TE rappeler beaucoup de choses----Surcouf,Aïn Kahla, Euraoua, l'I.T.H. Je suis content que vous soyez natif du coin.
C'est une très jolie randonnée historique pour ceux qui pourraient TE suivre dans le cheminement du récit historique.
Merci pour la promenade!
S'il était possible de placer des photos, je t'en aurais envoyées, surtout,du côté de la dèchra et du grand rocher des pêcheurs.
LEMILITANSANSFRONTIERES