MEMOIRE
Chronique
des deux rives
Par Abdelmadjid KaouahIl avait le sourire ouvert, à nul autre pareil. Et il émanait de son visage une lumière paisible. L’homme se mouvait avec assurance. Mais se souvient-on assez de l’écrivain, de l’enfant du Guergour, Rabah Belamri disparu prématurément il y a une quinzaine d’années ? Dernièrement, il nous a été donné de constater que de belles fidélités, au-delà du champ universitaire, entretenaient son souvenir et rendaient hommage à son œuvre tôt interrompue, à l’exemple de la médiathèque de Rambouillet. C’est sans doute un écho au travail inlassable de sa compagne ….. Faut-il rappeler l’hommage qui lui fut rendu par JMG Le Clézio, prix Nobel, qui a écrit ; « Son œuvre parlait de la difficulté d'être, de l'exil, de la solitude. Mais elle nous parlait aussi de tendresse, elle nous emportait dans son élan vers les humiliés, vers tous ceux que la violence contemporaine broyait, abandonnait. » (Le Monde, 13 /10/ 1995) ?
Pour notre part, à peine avions-nous entamé
avec lui un fraternel et respectueux compagnonnage que nous apprenions sa disparition. Dans un bloc opératoire où il s’était rendu
pour une opération qui ne semblait pas l’inquiétait outre-mesure. Quelques
jours plus tôt, nous avions parlé au téléphone et pris rendez-vous après cette
échéance. Echéance fatale, découverte, au lendemain d’un fatidique 28 septembre 1995, dans les
colonnes d’un quotidien qui annonçait laconiquement sa disparition. Il repose depuis
dans le carré des poètes dans un cimetière parisien. Nous n’avons point ici la
prétention de faire le tour de son œuvre multiforme qui embrassait aussi bien
l’écrit que l’oralité, le savant que le populaire,
le poétique comme le romanesque... Nous propos est d’évoquer une séquence
temporelle qui est, à notre sens, la substance même de son écriture et de son
imaginaire. Il s’agit de l’enfance que nul homme n’a jamais fini de scruter, de
relire et de décrypter. Toute son œuvre en porte témoignage. Nous parlerons ici
dans ces colonnes plus particulièrement de « Regard blessé »
(Gallimard, 1987).
Dans ce roman aux accents fortement
autobiographiques, nous sommes à ce moment précis où s’achève la guerre de
libération algérienne (1962) mais où un adolescent entame sa tragédie
personnelle. A la suite d’un décollement de l arétine, Hassan est précipité
dans le monde des non-voyants. Pour sa mère, l’explication est ailleurs :
des esprits se sont emparés de son fils. Elle conduit donc son fils de
marabouts en charlatans, essayant tous les remèdes traditionnels, les pratiques
magiques qui ne feront qu’aggraver le
mal et provoquer la cécité finale. Hassan nous raconte ses déboires sans
acrimonie ni lamentation. Avant l’irréversible, il se hâte de se
« remplir » les yeux du spectacle du monde qui l’entoure, dévorant
avec gourmandise les images et les scènes qui l’entourent. Il observe ainsi
avec une acuité visuelle exceptionnelle la vie. Tandis que son mal progresse
inexorablement, malgré une
hospitalisation dans la capitale t que les stériles tentatives d’exorcisme
revêtent des allures tragi-comiques, Hassan évoque ses joies et ses peines d’enfant,
trace la chronique mouvementée et colorée de son village natal dans le Guergour,
et se fait l’écho, à travers sa sensibilité d’adolescent, des changements qui s’ébauchent dans un climat encore marqué
par la violence et les incertitudes du lendemain. Comme précédemment indiqué, le récit se
déroule durant la période de transition vers l’indépendance. Des épisodes
douloureux de l’occupation, des actes de bravoure contre l’ennemi sont
intercalés et rompent la stricte chronologie.
A aucun moment le discours n’étouffe
ou ne fait peser sa lourdeur sur le récit. Par de courtes scènes,
l’auteur-narrateur arrive à rendre l’atmosphère implacable de la guerre, de ses
horreurs et le cours de la vie ordinaire qui se poursuit dans les spasmes de la
grande histoire. Ce cours de la vie ordinaire est comme une réplique au malheur
qui s’est abattu sur la population du village. Sans avoir à faire tonner
les canons, l’auteur dissèque la guerre dans sa brutalité quotidienne. , en de
successifs tableaux qui tiennent en haleine le lecteur. Les actes de lâcheté et
de trahison sont décrits sobrement avec
une grande vérité .Qu’il raconte l’étranglement de sa chienne Nouara ou
l’emprisonnement de Abla, le narrateur nous émeut avec le même art. Dans un
style transparent, sans fioritures et dans un apparent détachement.
« Regard blessé » est aussi le l’apprentissage, de la découverte
lancinante des sens, des amours ratées et des étreintes furtives dans une
promiscuité ambiguë et révélatrice de la
séparation des sexes dans une société traditionnelle. Et quand la question
charnelle est abordée, elle se révèle sans étalage ni déchainement fantasmatique,
comme c’est souvent le cas chez certains écrivains maghrébins. Au moment où le regard
de Hassan s’éteint, l’histoire accouche d’un nouveau monde qui a pris forme ans
les blessures béantes, les zones d’ombre et les forces contradictoires. A
l’heure même où le peuple explose d’allégresse
et s’engouffre dans la liberté conquise. Le regard de Hassan s’éteint
alors définitivement à l’instant où « le noir absorba le serpent bleu et
vert, libéra une myriade de points de lumière insaisissables ».Il reste à
Hassan comme seul refuge son rêve,
« un feu de transparence ».
A.K.
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