Parution. «Diwan du jasmin meurtri» de Kaouah
Poètes d’anthologie
La publication d’anthologies est justement l’occasion de
prendre la mesure de l’évolution du genre ainsi que l’accumulation d’œuvres et
d’expériences au fil des années. C’est cette occasion que nous offre la
parution de Diwan du jasmin meurtri* d’Abdelmadjid Kaouah. Cette anthologie
tente d’embrasser un siècle de création poétique en langue française, ou en
«graphie française», pour reprendre l’expression qu’emprunte l’anthologiste à
Jean Sénac.
Bien entendu, aucune anthologie n’est exhaustive et la
sélection des textes doit autant à la qualité des poèmes, à leur impact sur le
public, qu’au goût de l’auteur, lui-même poète. «Il n’y a pas d‘anthologie
idéale, annonce Kaouah dans sa préface. C’est une œuvre humaine qui n’a
rien avoir avec les sciences exactes… Nous avons voulu donner un tableau
ample, diversifié, réunissant les inspirations poétiques plurielles qui se sont
manifestées, avec éclat ou discrétion, depuis Jean El Mouhoub Amrouche, des
années trente, que nous pensons être le véritable point de départ d’une poésie
en langue française authentiquement algérienne.»
Si la publication de textes poétiques authentiquement
algériens en langue française a commencé dans les années trente du siècle
dernier, la création poétique, elle, a toujours existé sur le sol algérien.
Qu’ils soient composés en tamazight, en arabe dialectal ou en arabe littéraire,
les vers ont de tout temps rythmé notre existence. Et il existe sans doute des
passerelles et un fonds commun entre les expressions poétiques algériennes dans
toutes les langues, que les critiques et universitaires gagneraient à faire
ressortir.
Certes, la langue est centrale pour le poète, porteuse de
formes et d’images qui lui sont propres, mais les mêmes sensibilités peuvent
traverser des auteurs de différentes langues émanant d’expériences ou de vécus
similaires. D’ailleurs, le pionnier que fut Amrouche avait une profonde
connaissance des isefra composés par les poètes «traditionnels» en Kabylie.
Il se disait attaché «au pays natal, à sa langue, à ses
mœurs, à la langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus que nous a
transmises sa littérature», avant d’ajouter : «Il se trouve qu’un hasard
de l’histoire m’a fait élever dans la religion catholique et m’a donné la
langue française comme langue maternelle.» Au-delà du cas, particulier à plus
d’un titre, de Jean Amrouche, les liens entre la littérature orale et la
production poétique en français (de même qu’en arabe littéraire) sont
indéniables.
Dans sa riche introduction, qu’on peut qualifier d’étude,
Kouah attire l’attention sur l’origine lointaine d’un aspect particulier de
notre création poétique, et plus largement de notre littérature : le
rapport au politique. Attachés à ancrer leur création dans le vécu de leurs
auditeurs, les poètes anciens ont très souvent usé de satire contre les dérives
de leurs contemporains ou d’élégie pour pleurer leurs malheurs, appelés à la
révolte contre l’injustice ou encore commentés, tels des reporters littéraires,
les batailles de leur temps. Ces aspects n’ont certainement pas disparu de
notre littérature.
Certes, les poètes guerriers de la trempe de Mohamed
Belkheir ne courent plus les rues, mais de même que la poésie populaire avait
accompagné les révoltes contre l’occupation française, la poésie «moderne» a
œuvré à sublimer la lutte contre la colonisation. Ainsi, Mohammed Dib affirmait
en 1950 que la littérature devait être au service des «frères opprimés», tandis
que Jean Sénac écrivait que poésie et résistance sont les «deux tranchants
d’une même lame». Cette attitude donnera des œuvres d’une grande force, à
l’image de La Complainte des mendiants arabes de La Casbah et de la petite
Yasmina tuée par son père (1951) d’Ismaël Aït Djafer, mais aussi des textes de
circonstance moins mémorables.
Kaouah cite d’ailleurs une précieuse étude de Malek
Alloula qui interroge, à partir d’une critique du Soleil sous les armes de
Sénac, la fonction idéologique de la littérature. La poésie algérienne, toutes
langues confondues, se présente volontiers comme «la voix du peuple», même
quand elle est exigeante, intime et accessible uniquement à un cercle restreint
de fins lettrés amateurs du beau verbe. Une dialectique de l’élitaire et du
populaire s’y joue en permanence. Soulignons au passage que la poésie orale,
elle-même, n’est pas considérée comme l’œuvre du commun des mortels. Pour
preuve, bien des auteurs sont élevés au rang de saint patron (élite
suprême !). La poésie populaire a aussi son académisme et ses cercles
d’initiés. Elle n’est, en aucun cas, composée par tout le monde et pour tout le
monde.
Après l’indépendance nationale, l’engagement sincère
tournera dans certains cas en embrigadement politique. Mostefa Lacheraf, cité
par Kaouah, use de mots très forts pour qualifier cette dérive. Il estime que
cette littérature n’aborde la lutte contre la colonisation que «dans ses
aspects anecdotiques et pseudo-épiques, les plus propres à cadrer avec une
psychose idéaliste de la guerre de Libération». Très vite, les poètes prendront
à bras-le-corps les nouvelles problématiques et aspirations de la jeunesse.
Les «perturbateurs» de la trempe de Rachid Boudjedra
affronteront les tabous de toutes sortes en récits comme en poésie (au pays de
Nedjma, la limite entre les deux genres est poreuse), tandis qu’Ahmed Azeggagh
appellera, dès 1966, à arrêter de «célébrer les massacres». L’irrévérence reste
la marque de fabrique de beaucoup de nos poètes. Jean Sénac accompagne les
nouveaux talents et publie en 1971 une Anthologie de la nouvelle poésie
algérienne. Les nouveaux poètes en question (Sebti, Laghouati, Skif,
Nacer-Khodja, Abdoun…) se distinguent par une volonté farouche de libération de
tous les carcans, y compris celui de la langue. S’ils usent d’un français
«volontairement mal foutu», selon l’expression de Sénac, ce n’est pas seulement
pour l’algérianiser mais aussi et surtout pour s’inscrire dans les expériences
poétiques modernes et contemporaines.
La question de la langue a souvent polarisé les débats sur
la littérature algérienne, et la poésie n’y a pas échappé. Depuis le Portrait
du colonisé d’Albert Memmi, on n’a eu de cesse de prophétiser la mort de la
littérature francophone au Maghreb. Kaouah présente ce dilemme de la langue
comme un problème mal posé qui aboutit à une vraie impasse. «Ce débat, pour
autant qu’il soit nécessaire, a empoisonné le paysage littéraire par le fait
qu’il prenait souvent l’allure de règlements de comptes.
Donnée pour transitoire et vouée à disparaître, la poésie
de langue française reste une réalité vivante et continue à donner des œuvres
majeures.» Par ailleurs, ce problème théorique commence à se résoudre dans la
pratique avec de jeunes poètes qui dialoguent sans difficulté avec leurs
confrères écrivant dans les diverses langues pratiquées en Algérie. De plus, la
nouvelle génération, qui a appris le français comme langue étrangère, ne relie
plus cette langue directement au passé colonial. Par contre, le vrai problème,
qui est toujours d’actualité, est celui de l’édition et, plus largement, de la
visibilité de la production poétique algérienne. «Nous observons une constante
dans l’histoire de la poésie algérienne de langue française, le décalage
constant entre son élaboration et sa connaissance par le public, écrit Kaouah.
Autre phénomène, le retard pris par la critique à apporter un éclairage sur une
expression au moment où elle se manifeste.
La cause essentielle, comme nous l’avons déjà indiqué en
incombe à l’édition.» Considérée comme sulfureuse du temps du monopole étatique
sur l’édition, elle est aujourd’hui estimée peu rentable par les éditeurs
privés. Cela amène les poètes à publier dans des revues, souvent trans-maghrébines,
à l’image de Souffles et de Alif. Certaines publications voient également le
jour grâce au travail d’artisan de quelques passionnés, à l’image de Voies
multiples (Oran), Synergie (Alger) mais aussi L’Orycte sous l’impulsion de
Georges-Michel Bernard, professeur à Sour El Ghozlane ou encore le groupe
Autoéditions réuni à Blida autour du plasticien et ami des poètes Denis
Martinez. Par ailleurs, la publication à compte d’auteur est une pratique
courante, de même que le recours à des éditions étrangères.
Le premier recueil de Habib Tengour a été publié en 1974
chez l’éditeur français P.J. Oswald et, l’année suivante, c’était les éditions
québécoises Naaman qui publiaient Le Solstice barbelé du jeune Tahar Djaout.
Une tendance qui reste d’actualité, tant pour la poésie arabophone que
francophone. C’est dire l’importance des anthologies pour mettre les textes à
la disposition des lecteurs algériens. En 1981, Jean Déjeux avait signé une
anthologie, Jeunes poètes algériens, parue aux éditions Saint-Germain-des-Prés.
Une large anthologie, intitulée Les mots migrateurs, a également été réalisée
par Tahar Djaout et parue en 1984 à l’Office des publications universitaires.
Ces recueils permettent au public, comme aux critiques et universitaires, de
prendre connaissance de textes élaborés et publié loin des feux des
projecteurs.
En effet, les difficultés à partager ses textes avec le
public algérien (par l’édition, dans les revues spécialisées ou par les
récitals poétiques) restent toujours d’actualité. Les événements, tels que les
Poésiades de Béjaïa ouvertes aux poètes, toutes langues confondues, sont encore
trop rares. «La poésie algérienne manque de lieux de diffusion exigeants qui
puissent permettre l’émulation et l’émergence de voix nouvelles et singulières,
témoigne la poétesse Samira Negrouche. Il existe certes des voix fortes
disséminées et souvent invisibles. Je dirais qu’il y a un certain potentiel
qu’on ne peut évaluer vu l’inexistence des lieux de diffusion et, par ricochet,
cette inexistence affaiblit la qualité de voix qui ne peuvent s’épanouir
pleinement en dehors d’un environnement minimal... Certaines voix apparaissent
et très peu persistent sur le chemin de la poésie qui est de réinventer sa
langue et de la ''maltraiter'' loin des clichés éculés.»
Même constat du côté de la poésie arabophone : «Il y
a beaucoup de personnes qui se disent poètes, mais on ne peut pas parler de
scène poétique, c’est-à-dire d’une dynamique de création poétique qui se situe
dans un courant de pensée ou un courant esthétique», estime la poétesse Lamis
Saidi, qui déplore un certain «archaïsme» par rapport à ce qui s’écrit dans le
reste du monde arabe. Passant récemment sur les ondes de Radio culture, le
poète et universitaire Achour Fenni appelait à «construire des rapports positifs
entre les poètes, les médias et l’université» pour limiter la déperdition de ce
riche gisement de création qui, souvent, s’épuise faute d’oreilles attentives
ou s’épanouit plus facilement à l’étranger. Dans ce sombre tableau de
l’actualité de la scène poétique algérienne, l’anthologie de Kaouah est
certainement une bonne nouvelle. Elle nous rappelle que la création se
poursuit, même dans l’ombre, et que l’expression poétique est définitivement
une nécessité.
Walid Bouchakour
Walid Bouchakour
El Watan Pages hebdo Arts et lettres 04-02-2017
*Abdelmadjid
Kaouah, « Diwan du jasmin meurtri : une anthologie de la poésie
algérienne de graphie française », Chihab éditions, Alger, 2016.
Prix : 1600 DA
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