dimanche 26 septembre 2010

L’impensé dont Arkoun est le nom



La disparition de Mohammed Arkoun a mis en lumière l’importance et l’originalité de son travail de recherche et de critique islamologique. L’éminent penseur d’un Islam humaniste, formule qu’il préférait à celle d’« Islam des Lumières », en vogue dans les médias français, qualifiait sa démarche comme une « islamologie appliquée » située entre l'anthropologie appliquée de Roger Bastide et le rationalisme appliqué de Gaston Bachelard .Nous n’aurons pas ici dans ces colonnes la prétention de faire le tour de son œuvre à la fois abondante et profonde. Sa mort, tout en soulignant son apport à une lecture dialectique de l’Islam au regard de l’histoire, a été ,semble-t-il, le déclic d’une vaste prise de parole (articles de presse, communications, hommages, conférences etc.) sur les enjeux et les défis qui interpellent le musulman dans un univers à la fois post-industriel ; mais où ce dernier reste confronté à de larges pans du féodalisme. Si ce n’est sur le plan économique et sociale ( il suffit de voir le sort des populations musulmanes au Bengladesh, en l’Afghanistan en guerre perpétuelle contre des « envahisseurs » et contre lui-même, voire au Pakistan, le pays rêvé de la fraternité musulmane par le grand poète Mohamed Iqbal, aujourd’hui plutôt proche du cauchemar national …), il suffit de faire un rapide inventaire des rigidités intellectuelles et idéologiques, des pratiques désuètes et intolérables qui sévissent dans des pays qui croulent sous la consommation octroyée par la manne pétrolière mais régis culturellement par un rigorisme étouffant où le cinéma n’a pas droit de cité, où la femme est interdite de conduire un véhicule etc, voire d’être lapidée, répudiée, n’héritant qu’à moitié… Or, il est dit dans la Révélation coranique que les Arabes sont « ahsène oumma oukhrijate li nas »…Dans le monde arabe comme le fait remarquer Yassin Temlali dans on texte : « Arkoun, Abou Zeid et El Jabéri : incompris en Occident comme dans leurs propres pays » ( El-Watan, 17 septembre 2010) : « En l’espace de quatre mois trois grands penseurs nous ont quittés. S’ils ont formé quelques dignes disciples, ils n’ont réussi ni à « refonder la pensée musulmane » ni à endiguer la vague d’intolérance qui déferle sur leurs pays » qui conclut, « Ces penseurs ont eu moins de chance que leurs ancêtres de l’âge d’or islamique, les moutazilites ». Verdict amer qui reflète l’état dans lequel se débat le monde arabo-musulman sommé de retourner à des sources pour le moins troubles, sinon polluées par la passion idéologique et politique. On sait, singulièrement, en Algérie de quel prix se paie de telles régressions qui n’ont fécondé que l’horreur. Mais revenons à la modeste visée de cette chronique. La disparition de Mohammed Arkoun a eu, pour ainsi dire, de donner droit de parole à une pensée riche, variée, contradictoire, éclairante sur les enjeux de société dans le monde arabo-musulman. D’habitude, (et le Ramadhan, mois sacré par excellence, qui vient de s’achever en est le point d’orgue) fleurissent dans les colonnes des journaux et sur le petit écran une kyrielle de « causeries religieuses ». Un rituel où, il faut l’avouer, brille surtout l’esprit de conformité et de redondance. Guère de place aux interrogations vivifiantes, à des réparties hardies sur les choses de la religion. C’est ainsi depuis si longtemps que les causeurs et les conférenciers semblent interchangeables. Si à la mosquée, la doxa est de rigueur, on se serait attendu dans les médias à plus d’d’originalité. Mais il y quand même l’exception qui confirme la règle. Ne citons personne pour ne heurter personne. Restons dans la convenance ambiante. Or, la mort de Mohammed Arkoun a en quelque sorte chamboulé le paysage médiatique. Avant même qu’il soit mis en terre - qui a donné lieu à moult commentaires et controverses sur « l’ingratitude étatique », le lecteur intéressé a eu droit à des contributions d’une grande qualité qui montrent que pour peu que l’on force l’habitude (ici dans la triste circonstance du décès de M.Arkoun) au pays de Ben Badis (ce dernier n’écrivit-il pas « wa ahzouz noufous el djamidina , robama hayia el khacheb que nous traduirons ainsi : « Secoue les âmes gelées, il se peut que le bois se réveille »), les esprits éclairés ne manquent dans les profondeurs –et les marges- de notre société. Gratitude de la société.
Et le meilleur hommage , à notre humble avis, durable et fertile, serait de faire connaître ( par une publication et une traduction à l’ arabe à demeure ) le monument de travail « Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-âge à nos jours » sous la direction scientifique de Mohammed Arkoun , préfacé par l’historien Jacques Le Goff , édition Albin Michel, 2006.Plus de soixante-dix spécialistes, historiens et grands témoins retracent sous sa direction scientifique 13 siècles d’histoire, au plan politique, social et culturel. Une histoire tumultueuse et captivante portée par des éclairages actualisés et décapants, notamment de la bataille de Poitiers aux croisades, en passant les penseurs du Moyen âge, l’orientalisme, la colonisation, la guerre d’Algérie jusqu’aux débats et enjeux actuels sur l’immigration. Henry Laurens, professeur au Collège de France et historien du monde arabe moderne a qualifie l’ouvrage de « divine surprise. Nous y reviendrons.
Dans la foulée, pourquoi ne pas réunir dans un ouvrage l’ensemble des textes publiés à la suite de la disparition de Mohammed Arkoun ? Dans les universités de par le monde, il existe une sympathique tradition, qui consiste à rendre hommage à un professeur, à l’occasion de son anniversaire ou partant en retraite, par la publication d’un livre intitulé « Mélanges ». A défaut de voir si tôt l’université algérienne l’entreprendre, un éditeur intrépide pourrait relever le défi. Nous nous permettons de penser à Barzakh qui vient d’être, à juste titre, honoré par un prix international pour son travail, et qui a déjà publié un ouvrage de M.Arkoun… Et nous terminerons notre chronique par sa parole sur « l’effervescente polarisation idéologique : « Des prétextes insignifiants en eux-mêmes sont instrumentalisés pour enflammer les passions, multiplier les anathèmes, accroître le bruit médiatique, consacrer le triomphe de la pensée jetable ; le tout alimentant un dangereux désordre sémantique, et l’effritement de la conscience civique. Entre les deux protagonistes-Islam/Occident-, on oppose avec une égale arrogance, sur la base d’ignorances et de préjugé, des croyances-vérités garanties par la Parole de Dieu aux certitudes scientistes, laïcistes et culturalistes se réclamant de la modernité de bazar. Les uns brandissent le respect de la liberté religieuse sans reconnaître que la foi et les croyances par eux invoquées sont soustraites à toute investigation critique depuis le XIIe siècle, pour des raisons internes à la gestion du fait islamique dans l’histoire ; les autres continuent de proclamer les « valeurs émancipatrices » d’une modernité dont les démissions intellectuelles, les dérives mytho-idéologiques notamment depuis les débuts de la colonisation, sont tout autant maintenues dans l’impensé, rendant impossibles les nécessaires débats clarificateurs sur les problèmes noués depuis le Moyen-âge »… On a parlé d’Arkoun comme le « second Ibn Khaldoun ». La comparaison est d’envergure et sans doute mérité (quoique une nuance s’impose. Arkoun n’était guère en odeur de sainteté dans les cours). Espérons seulement que son œuvre, à l’instar du « père de la sociologie », ne prendra pas autant de temps pour être mieux connue, étudiée et prolongée, dans le monde arabe et en premier lieu dans terre d’origine.
A.K.

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