lundi 27 septembre 2010

Nedim Gürsel :’’Désormais tous les tabous bougent en Turquie’’



Nedim Gürsel est aujourd’hui un des écrivains majeurs de la Turquie contemporaine. Yachar Kemal, l’un des géants de la littérature turque a écrit très tôt à son propos que « Nedim Gürsel est l’un des rares écrivains qui ont apporté du nouveau à notre littérature ».l y a une trentaine d’années, il avait fait le voyage en Algérie. Dans l’un de ses premiers recueils, « Les lapins du commandant » ( Seuil, 1985,), il avait donné une nouvelle « La Casbah ». Loin des clichés, ainsi que nous l’écrivions (en mars 1986), celle des « jours héroïques que Gürsel, à la faveur de lectures, de ses amitiés, de fugitives séquences cinématographique « revisite » sous un soleil accablant mais combien approche de l’atmosphère natale et qui avive ses blessures. Sympathie et admiration pour un combat qui ne s’oublie, que les ruelles de la casbah gorgées de lourdes senteurs des épices ra content au regard attentif ». Quand nous avions, à l’époque, initié dans un hebdomadaire (« Révolution Africaine ») une série de nouvelles, intitulée « Rendez-vous d’auteurs », Nedim Gürsel nous avait généreusement confiée une nouvelle qui avait inauguré la série Elle s’intitulait : Oiseaux aveugles traduit par Timour Muhidine. Ella été publiée par Fata Morgana, en 1997, illustrée par Utku Varlik, Plus d’une vingtaine d’années plus tard, l’opportunité nous été donnée de renouer le fil avec lui, notamment au dernier Salon du livre de Paris. Nedim Gürsel nous a accordé ce grand entretien et, guise de préambule, à notre question sur rapport à l’Algérie, il nous a précisé : « « En effet je suis retourné en Algérie presque trente ans après. Certes j’ai constaté un changement mais aussi une sorte de fermeture sur soi. Déjà les formalités pour obtenir un visa étaient longues. Lors de ma première visite j’étais allé à Constantine dont j’ai parlé dans mon recueil de nouvelles « Les Lapins du Comandant », j’avais visité Ghardaïa et bien sûr Alger. Cette fois j’ai été seulement à Oran, très belle ville mais abandonnée à elle même où j’ai constaté une islamisation. Oran reste toujours pour moi la ville où se déroule le fameux roman d’Albert Camus, « La Peste ».Nedim Gürsel est né dans le sud de l’Anatolie en 1951.Il fit ses études en tant qu’interne au lycée français d’Istanbul où il passe son baccalauréat en 1970. Par la suite, l se rend ensuite à Paris, pour étudier les lettres modernes à la Sorbonne, où il a soutenu en 1979 une thèse de littérature comparée sur Louis Aragon et Nazim Hikmet2. Il vit à Paris depuis que le coup d’Etat militaire l’a empêché de rentrer dans son pays. Il y enseigne la littérature turque à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales, et Istanbul. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, pour la plupart traduits en français et dans de nombreuses autres langues.
A.K.

Quelques œuvres de Nedim Gürsel :
La Première femme, roman, Seuil, 1986
Le Dernier tramway, nouvelles, Seuil, 1991
Un Long été à Istanbul, récit, Gallimard, 1991
Le Roman du conquérant, roman, Seuil, 1996
Un Turc en Amérique : Journal des deux rives, Publisud, 1997
Le Derviche et la ville, récit, Fata Morgana, 2000
Les Turbans de Venise, roman, Seuil, 2001
Mirages du sud, récits, l’Esprit des péninsules, 2001
Au pays des poissons captifs - Une enfance turque, Bleu autour, 2004
Retour dans les Balkans, récit, Tribord, 2004
De ville en ville. Ombres et traces, Seuil, 2007
Sept derviches, Seuil, 1010
Nâzim Hikmet, le chant des hommes, essai, Le Temps des Cerises, 2010


Exergues :

‘’Les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés’’
‘’La liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès ‘’
‘’La question d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui’’
‘’Je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane’’
‘’Le Soufisme une forme ouverte et tolérante de l’islam’’

A votre corps défendant, après avoir déjà connu les foudres de la censure du temps de la dictature militaire dans les années 80, vous avez été dernièrement trainé devant les tribunaux, sous prétexte d’avoir «dénigré les valeurs religieuses d'une partie de la population». Vous avez tenu à vous rendre personnellement devant le tribunal pour vous défendre en réaffirmant votre respect « envers les différentes confessions» de votre pays et en précisant «Il n'y a aucune phrase dans ce livre qui insulte l'islam. Les phrases de mon roman ont été détournées et manipulées par l'accusation». Ce mauvais procès _ dont vous avez été acquitté_ n’était-il pas à contre courant de l’évolution récente de la Turquie ?

Nedim Gürsel : Malheureusement c’était le cas.En principe dans une république laïque le délit de blasphème ne doit pas exister.J’ai été surpris, lors de mon procès, de constater que l’article 216 du code pénal turc prévoit une peine de prison allant de six mois à un an pour celui qui « dénigre les valeurs religieuses de la population », ce qui ne veut pas dire grande chose.Toute critique envers la religion peut être considérée comme telle alors que dans une démocratie porter un regard critique sur la religion doit être considéré comme normal.Sinon on retrouve les valeurs de la théocratie et non celles de la démocratie. Je dois dire que ce procès a dégradé l’image de la Turquie auprès des pays européens.Pour cette raison je suis et je reste un fervent partisan de l’adhésion de mon pays à L’Union européenne. Car sans cette perspective il y a toujours le risque d’une dérive autoritaire en Turquie qui a connu dans son histoire récente trois coups d’état militaire.

Au moment même, où, fait étonnant, le gouvernement d’inspiration islamique réhabilitait le grand poète Nazim Hikmet et son œuvre persona non grata dans son pays depuis tant de décennies, intervenait un harcèlement judiciaire contre vous. Faut-il penser que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés. Et, que par-delà votre cas, conclu à juste titre par un acquittement, n’est-ce pas la récurrente problématique de la liberté de création et d’imagination dans les pays d’Orient qui se pose ?
Nedim Gürsel : J’ai été acquitté au mois de juin dernier mais le parquet ayant fait appel, le dossier des « Filles d’Allah » se trouve désormais entre les mains de la Cour de Cassation qui tranchera.Vous avez raison de dire que les vieux démons ne sont pas totalement exorcisés, la liberté d’expression en Turquie doit encore faire des progrès tout comme les droits de l’homme.Quelques jours avant l’ouverture de mon procès le premier ministre Erdogan avait déclaré, justement à propos de la réhabilitation de Nazim Hikmet que la Turquie n’était plus un pays qui poursuivait en justice ses écrivains.Pour cette raison je lui ai adressé une lettre ouverte et j’attends toujours sa réponse.

Votre roman, intitulé dans la traduction française « Les filles d’Allah », peut se lire comme un enchevêtrement de récits, ou plutôt comme un emboitement entre passé et présent, la grande histoire et à l’échelle de la famille, depuis la genèse et l’avènement de l’Islam jusqu’aux interrogations mémorielles et identitaires de la Turquie contemporaine. N’y a-t-il comme un clin d’œil à la construction narrative des Milles et une Nuits ?

Nedim Gürsel : Vous avez parfaitement résumé le roman et je vous en remercie.Certes, la structure narrative des « Filles d’Allah » est complexe, disons plutôt « baroque ».Le retour à l’enfance musulmane du narrateur évoque parfois le conte populaire mais aussi les légendes relatives à l’avènement de l’islam.Mais je ne pense pas qu’il y ait dans mon roman une allusion explicite au « Milles et une Nuits ».

Votre roman aux accents autobiographiques certains s’ouvre cependant sur une évocation de la période anté-islamique, et « les filles d’Allah » en question sont une évocation des divinités idolâtrées, « Uzza, Lat et Manat » aux temps de l’Arabie polythéiste. Comment lire cette immersion dans le passé lointain et cette théâtralisation d’objets de bois et de pierre dans le monde d’aujourd’hui où l’homme est lui-même réifié ?

Nedim Gürsel : J’ai voulu donné la parole aux déesses de la période dite de « Djahiliya » pour qu’elles nous donnent leur propre version de l’avènement de l’islam.Car Le Coran dit qu’elles sont des morceaux de pierre ou de bois et muettes. Cette « immersion dans le passé » comme vous dites s’explique par mon souci de raconter le contexte social et historique dans lequel est né le prophète de l’islam.Il est, comme vous avez pu le constater, au centre du récit. Mais il est question aussi d’une transposition de la foi dans le monde d’aujourd’hui.
Algérie News : Comme dit précédemment, votre récit est nourri par une expérience personnelle. Dans la culture pieuse en terre d’islam et selon ses préceptes, l’orphelin comme les démunis doivent faire l’objet d’une solidarité et de la compassion. Le Prophète de l’Islam lui-même l’a été et dont vous retracez également la saga. L’orphelin serait-il la métaphore extrême de la relégation et du désespoir (à propos de Imr-ul Qaîs, vous écrivez « il fut désespéré, comme tous les orphelins »)?

Nedim Gürsel : L’enfant et le narrateur qui est son double, donc celui qui parle dans le récit est aussi un orphelin. D’où l’identification à Mohamed.Mais comment peut-on pénétrer le monde intérieur d’un prophète.On m’a reproché en Turquie d’avoir fait du prophète de l’islam, du messager d’Allah un personnage de roman.Je crois que cela mérite une discussion littéraire mais aussi, pourquoi pas, théologique.

Entre le Texte religieux et le récit d’imagination, la relation est délicate et le travail d’écriture se développe, pour ainsi dire, sur un chemin de crête qui peut exposer le romancier au procès en sorcellerie. Ce qui explique le recours à la multiplication des instances de narration pour ’obtenir cet ’équilibre dialectique qui caractérise votre roman ? Tant pour le respect de la foi de l’Autre et de la liberté de conscience et de création de l’écrivain que vous êtes ?

Nedim Gürsel : Sur ce plan je pense qu’il y a une ambigüité due à la narration qui se veut poétique.Par ailleurs je respecte les croyants, je viens moi-même d’une famille musulmane dont le personnage du grand père.Mais je m’accorde aussi la liberté de critiquer la religion.Sans l’existence de cette liberté on ne peut pas parler de démocratie. »Les Filles d’Allah » est un roman qui interroge la foi.

Vous restez en quelque sorte sur les mêmes rivages dans votre dernier récit « Sept derviches » anatoliens, mais en donnant à découvrir un islam méconnu. Cela ne suppose-t-il pas une indéniable érudition ? Et pensez-vous que le soufisme musulman peut être un être à la fois un rempart contre les intolérances et la dogmatique et un vecteur de dialogue plus serein entre l’Orient et l’Occident ?

Nedim Gürsel : Je ne suis pas un spécialiste du Soufisme mais je m’intéresse depuis longtemps à cette forme ouverte et tolérante de l’islam.En tant qu’écrivain je suis très sensible aussi à la poésie mystique. « Sept Derviches » est un récit de voyage où je parle des sept figures importantes du Soufisme anatolien ainsi que de leurs légendes. Le courant mystique créa une poésie extraordinaire comme celle de Kaygusuz Abdal par exemple que je trouve très originale et que je cite souvent.Mais ce poète est considéré comme hérétique par l’orthodoxie sunnite. Or le dialogue entre l’Orient et l’Occident est indispensable aujourd’hui et il dépend de la reconnaissance de l’autre.Yunus Emre dont je parle dans mon livre, grand poète soufi du 13ème siècle dit : « Faisons connaissance d’abord ! »

Vous abordez également une page d’histoire peu traitée dans la littérature arabe, ou du moins dans la fiction : l’insurrection des Arabes contre l’empire ottoman. Vous donnez à lire les thèses des deux camps dans leur arrogance comme dans leur doutes. Pour l’heure, sur cette séquence historique, « les songes et mensonges » de Lawrence d’Arabie ne continuent-ils à faire référence ?

Nedim Gürsel : Je ne pense pas que Lawrence d’Arabie soit une référence mais c’est un personnage romanesque.Dans les chapitres de mon roman relatifs à La Première Guerre Mondiale et à la défense de Médine par les Ottomans, le personnage principal est le grand-père qui ressemble comme deux gouttes d’eau à mon grand-père qui a fait cette guerre et qui a défendu la ville du prophète contre le peuple du prophète .Le roman souligne cette contradiction à travers le personnage du grand-père et non à travers Lawrence d’Arabie.

Justement, vous qui vivez entre deux rives, vous appartenez à un pays de vielle culture et qui réunit quelques surprenants paradoxes .La Turquie reste un Etat laïc, comme l’a voulu son fondateur, Mustapha-Kamel Atatürk, ayant un gouvernement d’inspiration islamique et un ambitieux programme d’intégration à l’Union européenne. Vous même plaidez pour cet horizon européen. Pour l’heure, c’est plus le passé ottoman de la Turquie qui attise les débats que son avenir. L’Europe exige de la Turquie une repentance en bonne et due forme vis à vis du « génocide arménien ».Qu’en pensez-vous ?

Nedim Gürsel : La reconnaissance du génocide, s’il y a eu génocide, est plutôt une question de mémoire historique, ce n’est pas un enjeu politique ni un critère pour l’adhésion à l’Union européenne.Je constate qu’il y a sur cette question un débat démocratique en Turquie et je m’en réjouis.Car il y a encore quelques années la question arménienne était un tabou.Désormais tous les tabous bougent en Turquie y compris celui du « génocide ».

On connaît seulement quelques figures de proue de la littérature turque contemporaine, tels, Nazim Hikmet, Yachar Kamel (longtemps pressenti pour le Nobel), Orhan Pamuk qui l’a obtenu et vous mêmes dont Y.Kamel a dit que vous étiez "l'un des rares écrivains turcs contemporains qui ont apporté du nouveau à notre littérature». Que pouvez-nous dire du paysage littéraire turcophone actuel ?
Nedim Gürsel : La littérature turque contemporaine est très riche et variée.On peut aussi parler d’une littérature féminine (et parfois féministe !) en pleine effervescence. Je regrette qu’elle ne soit pas connue à l’étranger comme elle le mérite.

Entretien réalisé par Abdelmadjid Kaouah
paru dans le quotidien Algérie News

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