jeudi 20 mars 2014

Chronique des deux rives ‘’Contre la pensée fossile ‘’ (1)

                                        
‘’Contre la pensée fossile ‘’ (1)
En ces  temps d’effervescence citoyenne qui voit une nouvelle génération s’inquiéter, se passionner et se positionner quant au devenir de l’Algérie, par-delà les  strictes échéances électorales,  il est peut-être utile de se remémorer de celle qui par l’écriture, les mots et surtout le poème avait aussi fait vibrer sa voix. Elle ne fut guère entendue, reconnue mais elle avait lancé l’alarme et sonner  le « tocsin des mots », pour reprendre Maïakovski dans une effroyable solitude au lendemain d’une indépendance arrachée de haute lutte mais guettée au tournant par des cohortes de vautours et d’usurpateurs, ravisseurs de rêves.  Kateb Yacine avait déjà mis en garde en 1958 sur l'impasse qui menaçait la littérature à abdiquer ses droits à la critique face à l'instance politique : "Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses désaccords. S'il ne s'exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l'intérieur de la révolution politique. Il est, au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur". Propagandiste ou perturbateur ? L'indépendance acquise, la liberté retrouvée et par le fait même qu'il en a été l'un des artisans, l'écrivain est en droit de jouir d'une entière liberté dans son travail créatif. Mohamed Dib, avec Qui se souvient de la mer, récit à la fois allégorique et onirique, rompt avec la veine réaliste illustrée par sa trilogie romanesque Algérie. L’écrivain affirme :"Pour plusieurs raisons, en tant qu'écrivain, mon souci, lors de mes premiers romans, était de fondre ma voix dans la voix collective. Cette grande voix aujourd'hui s'est tue... il fallait témoigner pour un pays nouveau et des réalités nouvelles. Dans la mesure où ces réalités se sont concrétisées, j'ai repris mon attitude d'écrivain qui s'intéresse à des problèmes d'ordre psychologique, romanesque ou de style... Le temps de l'engagement est terminé... Les littératures, elles aussi, font leur temps" .Deux courants ont traversé la littérature algérienne. Une littérature proclamée "engagée", "révolutionnaire" qui domine officiellement et à laquelle l'édition est ouverte, l'autre, critique, subversive, dans sa thématique comme dans son écriture et qui est contrainte à évoluer en marge ou dans une quasi-clandestinité.   Les grands noms de la littérature qui se sont imposés au cours de la  guerre de libération sont, soit condamnés au silence, comme Malek Haddad, soit à l'exil que retrouve Mohamed Dib, après un bref séjour en Algérie indépendante. Mais la littérature algérienne d'expression française côtoie désormais  une production croissante en langue arabe, prolifique surtout en poésie promise à être consacrée comme véritable littérature nationale. Certains contempteurs n'hésitent pas à classer les œuvres en langue française parmi les "séquelles" du colonialisme. Mais les premières années de l'indépendance restent relativement propices à l'existence d'une littérature en langue française, essentiellement axée sur le témoignage, la narration historique et l'exaltation patriotique qui traduit en fait une certaine fuite devant le vécu et les contradictions du présent. De cette littérature, Mostefa Lacheraf, historien et sociologue, dira qu'elle ne décrit la réalité du combat anticolonialiste que "dans ses aspects anecdotiques et pseudo-épiques, les plus propres à cadrer avec une psychose idéaliste de la guerre de libérations".  Littérature du témoignage, c'est aussi une littérature de la répétition, de la redondance et de la célébration par rétrospective. Les journaux s'emplissent de poèmes déclamatoires sur les faits d'armes du passé, comme pour exorciser les contradictions entre le discours politique et les réalités quotidiennes. De ce décalage, Jean Sénac, tout en proclamant son attachement à l'utopie sociale, prend la mesure et dénonce les trahisons en route : "Il passe sur ce pays une froid de nord extrême". Après le coup du 19 juin 1965, qualifié de "redressement révolutionnaire", cette tendance à l'instrumentalisation de l'art trouvera sa pleine manifestation. Elle s'appuie sur deux facteurs : idéologique et technique. Au plan idéologique, se déploie un discours sur l'authenticité, le retour aux sources de la nation, appréhendées uniquement dans ses dimensions arabo-islamiques. Il s'agit de "récupérer" la personnalité nationale par la mise en œuvre d'un vaste processus d'arabisation, qui doit faire reculer la pratique de la langue française dans tous les aspects de la vie. Au plan technique, la monopolisation des moyens d'édition et de diffusion par l'Etat permet au pouvoir d'asseoir son contrôle sur toute publication. Une seule entreprise, la Société nationale d'édition et de diffusion, dispose des prérogatives d'impression et de diffusion des écrits dans toutes les disciplines. Si la censure n'existe pas officiellement, un "comité de lecture" anonyme décide de toute publication. Une littérature "sur commande" se met en place, qui favorise les versificateurs. Dans le catalogue des éditions, il est rare de trouver une œuvre notable, encore moins d'y voir figurer une œuvre des écrivains de talent qui ont émergé durant la guerre. Ni Mammeri, ni Dib, par exemple, qui publient à l'étranger. Le recueil posthume d'Anna Greki, Temps forts, parait à  ‘’Présence africaine’’(1966). A signaler une exception : Pour ne plus rêver, le premier recueil de poèmes de Rachid Boudjedra, aux Editions Nationales (1965) qui dira plus tard : "Comme j'ai été engagé et structuré très jeune dans la guerre d'Algérie, je n'ai pas de complexe à faire rendre gorge aux faiblesses du fait national algérien. J'ai évité aussi la littérature genre ancien combattant pompeuse et malhonnête. J'ai évité de tomber dans le piège de la littérature anticolonialiste comme l'ont fait de nombreux écrivains algériens parce n'ayant pas participé à la guerre, ils ont des complexes et essayent de se racheter une conscience". De façon générale, cette littérature dite nationale ne dépassera pas les frontières du pays et n'aura d'autre valeur que celle de fonctionner comme caution politique. Subventionnée, diffusée par le circuit des librairies étatiques, elle ne créera guère  l'événement littéraire. Dès lors que l'édition favorise les œuvres conformistes, les écrivains novateurs se tournent de plus en plus vers l'étranger pour éditer leurs œuvres. C'est ainsi que, coup sur coup, deux œuvres publiées en France opèrent une rupture fracassante avec la littérature consacrée officiellement : ‘’Le Muezzin’’, de Mourad Bourboune (Christian Bourgois, 1968) et La répudiation de Rachid Boudjedra (Denoël, 1969).Les deux titres cités plus haut sont présentés comme des romans. Mais, encore une fois, nous sommes en présence d'œuvres qui échappent à la classification traditionnelle des genres littéraires. A l'instar de ‘’Nedjma’’, ‘’Le Muezzin’’ et  ‘’La répudiation’’  tiennent davantage de la poésie tant dans leur écriture que dans leur construction. Le Muezzin, personnage principal du récit est un "porteur de parole" qui s'élève contre "la pensée fossile". Il vient apporter la perturbation dans l'unanimisme de la tribu qui s'enlise dans les villes. "Le fracas des armes s'est tu. C'est l'après-guerre : est-ce l'arrivée ?’’. Le Muezzin est seul, il doit mener le combat contre la ville, épuiser l'envers de la colonie. Le pays s'envase. Avec le Meddah, barde des mauvais jours, à coup de mélopées sauvages, de fureurs et de violences sacrilèges, il jette les bases de l'anti-Coran pour conjurer tout un grouillement de reptiles dans l'ombre neuve du drapeau" .La parole qui se fait entendre transgresse le code établi, dans la forme et le contenu, portée par une écriture décapante qui verse parfois dans le délire pour traduire le poids de l'hypocrisie sociale. Au cœur de la contestation brandie par le barde, la cible est la religion, "les phraseurs imbéciles qui hantent nos mosquées". Mourad Bourboune fait éclater le tabou religieux   qu'un retour au passé, à l'héritage ancestral, pose comme une vérité absolue qui ne souffre pas l'examen critique. A l'opposé de cet Islam qui a été "la source vivifiante qui a permis à tout un humanisme de naître, à la civilisation de s'enrichir". Pour renouer avec la vitalité du Message, il faut s'orienter vers "un pèlerinage païen", fonder une nouvelle parole subversive mais en vérité fidèle aux préceptes de la Parole primitive.
A.K.
 
                                                                                                        (À suivre)
 
 
 

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