‘’Contre
la pensée fossile ‘’ (1)
En ces temps
d’effervescence citoyenne qui voit une nouvelle génération s’inquiéter, se
passionner et se positionner quant au devenir de l’Algérie, par-delà les strictes échéances électorales, il est peut-être utile de se remémorer de
celle qui par l’écriture, les mots et surtout le poème avait aussi fait vibrer
sa voix. Elle ne fut guère entendue, reconnue mais elle avait lancé l’alarme et
sonner le « tocsin des mots », pour
reprendre Maïakovski dans une effroyable solitude au lendemain d’une indépendance
arrachée de haute lutte mais guettée au tournant par des cohortes de vautours
et d’usurpateurs, ravisseurs de rêves. Kateb
Yacine avait déjà mis en garde en 1958 sur l'impasse qui menaçait la
littérature à abdiquer ses droits à la critique face à l'instance politique :
"Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester ses
désaccords. S'il ne s'exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa
fonction. Il fait sa révolution à l'intérieur de la révolution politique. Il
est, au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur". Propagandiste ou
perturbateur ? L'indépendance acquise, la liberté retrouvée et par le fait même
qu'il en a été l'un des artisans, l'écrivain est en droit de jouir d'une
entière liberté dans son travail créatif. Mohamed Dib, avec Qui se souvient de
la mer, récit à la fois allégorique et onirique, rompt avec la veine réaliste
illustrée par sa trilogie romanesque Algérie. L’écrivain affirme :"Pour
plusieurs raisons, en tant qu'écrivain, mon souci, lors de mes premiers romans,
était de fondre ma voix dans la voix collective. Cette grande voix aujourd'hui
s'est tue... il fallait témoigner pour un pays nouveau et des réalités
nouvelles. Dans la mesure où ces réalités se sont concrétisées, j'ai repris mon
attitude d'écrivain qui s'intéresse à des problèmes d'ordre psychologique,
romanesque ou de style... Le temps de l'engagement est terminé... Les
littératures, elles aussi, font leur temps" .Deux courants ont traversé la
littérature algérienne. Une littérature proclamée "engagée",
"révolutionnaire" qui domine officiellement et à laquelle l'édition
est ouverte, l'autre, critique, subversive, dans sa thématique comme dans son
écriture et qui est contrainte à évoluer en marge ou dans une
quasi-clandestinité. Les grands noms de
la littérature qui se sont imposés au cours de la guerre de libération sont, soit condamnés au
silence, comme Malek Haddad, soit à l'exil que retrouve Mohamed Dib, après un
bref séjour en Algérie indépendante. Mais la littérature algérienne
d'expression française côtoie désormais
une production croissante en langue arabe, prolifique surtout en poésie
promise à être consacrée comme véritable littérature nationale. Certains
contempteurs n'hésitent pas à classer les œuvres en langue française parmi les
"séquelles" du colonialisme. Mais les premières années de
l'indépendance restent relativement propices à l'existence d'une littérature en
langue française, essentiellement axée sur le témoignage, la narration
historique et l'exaltation patriotique qui traduit en fait une certaine fuite
devant le vécu et les contradictions du présent. De cette littérature, Mostefa
Lacheraf, historien et sociologue, dira qu'elle ne décrit la réalité du combat
anticolonialiste que "dans ses aspects anecdotiques et pseudo-épiques, les
plus propres à cadrer avec une psychose idéaliste de la guerre de
libérations". Littérature du
témoignage, c'est aussi une littérature de la répétition, de la redondance et
de la célébration par rétrospective. Les journaux s'emplissent de poèmes
déclamatoires sur les faits d'armes du passé, comme pour exorciser les
contradictions entre le discours politique et les réalités quotidiennes. De ce
décalage, Jean Sénac, tout en proclamant son attachement à l'utopie sociale,
prend la mesure et dénonce les trahisons en route : "Il passe sur ce pays
une froid de nord extrême". Après le coup du 19 juin 1965, qualifié de
"redressement révolutionnaire", cette tendance à
l'instrumentalisation de l'art trouvera sa pleine manifestation. Elle s'appuie
sur deux facteurs : idéologique et technique. Au plan idéologique, se déploie
un discours sur l'authenticité, le retour aux sources de la nation,
appréhendées uniquement dans ses dimensions arabo-islamiques. Il s'agit de
"récupérer" la personnalité nationale par la mise en œuvre d'un vaste
processus d'arabisation, qui doit faire reculer la pratique de la langue
française dans tous les aspects de la vie. Au plan technique, la monopolisation
des moyens d'édition et de diffusion par l'Etat permet au pouvoir d'asseoir son
contrôle sur toute publication. Une seule entreprise, la Société nationale
d'édition et de diffusion, dispose des prérogatives d'impression et de
diffusion des écrits dans toutes les disciplines. Si la censure n'existe pas
officiellement, un "comité de lecture" anonyme décide de toute
publication. Une littérature "sur commande" se met en place, qui
favorise les versificateurs. Dans le catalogue des éditions, il est rare de
trouver une œuvre notable, encore moins d'y voir figurer une œuvre des
écrivains de talent qui ont émergé durant la guerre. Ni Mammeri, ni Dib, par
exemple, qui publient à l'étranger. Le recueil posthume d'Anna Greki, Temps
forts, parait à ‘’Présence africaine’’(1966).
A signaler une exception : Pour ne plus rêver, le premier recueil de poèmes de
Rachid Boudjedra, aux Editions Nationales (1965) qui dira plus tard :
"Comme j'ai été engagé et structuré très jeune dans la guerre d'Algérie,
je n'ai pas de complexe à faire rendre gorge aux faiblesses du fait national
algérien. J'ai évité aussi la littérature genre ancien combattant pompeuse et
malhonnête. J'ai évité de tomber dans le piège de la littérature
anticolonialiste comme l'ont fait de nombreux écrivains algériens parce n'ayant
pas participé à la guerre, ils ont des complexes et essayent de se racheter une
conscience". De façon générale, cette littérature dite nationale ne
dépassera pas les frontières du pays et n'aura d'autre valeur que celle de
fonctionner comme caution politique. Subventionnée, diffusée par le circuit des
librairies étatiques, elle ne créera guère
l'événement littéraire. Dès lors que l'édition favorise les œuvres
conformistes, les écrivains novateurs se tournent de plus en plus vers
l'étranger pour éditer leurs œuvres. C'est ainsi que, coup sur coup, deux
œuvres publiées en France opèrent une rupture fracassante avec la littérature
consacrée officiellement : ‘’Le Muezzin’’, de Mourad Bourboune (Christian
Bourgois, 1968) et La répudiation de Rachid Boudjedra (Denoël, 1969).Les deux
titres cités plus haut sont présentés comme des romans. Mais, encore une fois, nous
sommes en présence d'œuvres qui échappent à la classification traditionnelle
des genres littéraires. A l'instar de ‘’Nedjma’’, ‘’Le Muezzin’’ et ‘’La répudiation’’ tiennent davantage de la poésie tant dans leur
écriture que dans leur construction. Le Muezzin, personnage principal du récit
est un "porteur de parole" qui s'élève contre "la pensée
fossile". Il vient apporter la perturbation dans l'unanimisme de la tribu
qui s'enlise dans les villes. "Le fracas des armes s'est tu. C'est
l'après-guerre : est-ce l'arrivée ?’’. Le Muezzin est seul, il doit mener le
combat contre la ville, épuiser l'envers de la colonie. Le pays s'envase. Avec
le Meddah, barde des mauvais jours, à coup de mélopées sauvages, de fureurs et
de violences sacrilèges, il jette les bases de l'anti-Coran pour conjurer tout
un grouillement de reptiles dans l'ombre neuve du drapeau" .La parole qui
se fait entendre transgresse le code établi, dans la forme et le contenu,
portée par une écriture décapante qui verse parfois dans le délire pour
traduire le poids de l'hypocrisie sociale. Au cœur de la contestation brandie
par le barde, la cible est la religion, "les phraseurs imbéciles qui
hantent nos mosquées". Mourad Bourboune fait éclater le tabou religieux qu'un
retour au passé, à l'héritage ancestral, pose comme une vérité absolue qui ne
souffre pas l'examen critique. A l'opposé de cet Islam qui a été "la
source vivifiante qui a permis à tout un humanisme de naître, à la civilisation
de s'enrichir". Pour renouer avec la vitalité du Message, il faut
s'orienter vers "un pèlerinage païen", fonder une nouvelle parole
subversive mais en vérité fidèle aux préceptes de la Parole primitive.
A.K.
(À suivre)
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