vendredi 14 mars 2008

ELOGE BOSNIAQUE

Eloge bosniaque

à Izet Srajlic





« Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des paillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez-donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts »
Mahmoud Darwich, Le dernier discours de l’homme rouge





I

Une minute après minuit
Avant le deuxième millénaire
selon des sources généralement bien informées
le Six milliardième humain
a surgi
des limbes de Sarajevo

C’était peut-être un nouveau coup
de Izet le facétieux
à force de cafés et de tabac
de paroles meurtries
il a fomenté de Toulouse
ce petit miracle
de donner au monde agonisant
un autre Srajlic

Quand le temps sera venu
où la poésie sera passée de mode
le fils de Fatima de Visoko
pourra faire un tour du côté
de la maison de Izet Srajlic
il trouvera dans le vent d’automne
son âme ayant pris la forme
d’un bouleau redessiné par Chagall

et même si en ce jour
il ne serait pas à prendre
avec des pincettes
il lui parlera de l’an 42
de ses vitres brisées
de l’amour de sa vie
de ses longs voyages

et enfin lui livrera
le vrai secret de la poésie
dans une tasse de café



IIAinsi donc Izet
Tu nous as lâchés
Je l’apprends au hasard d’une lecture
Dans un bulletin voué à la poésie
Où Serge Pey
te dresse un tombeau
Tu es passé comme un vieux cygne las des jours
Par un automne indien
Dans Toulouse entre deux trains
Au Ricochet
Tu as décoché Saravejo
De ta bouche de cendres
Le long feuilleton de tes cauchemars éveillés
Dans le silence gêné des bonnes volontés
Accourus ravir une étincelle de convivialité
Aux marges de la routine provinciale



Et j’ai lu le poème
De notre rencontre improvisée
Par deux contrebandiers
de la parole sans frontières
Je venais d’Alger
Et toi Izet tu hantais même par ton absence
Les artères de Sarajevo

Notre maison de fortune résonne encore
De tes éclats sans protocole
Le couscous te donnait des hauts le cœur
Musulman, laïc – quel pari bosniaque !-
Tu n’aimais que les cuisines syncrétiques
Sans trop d’artifice avec peu d’épices
Et Buzzet épandait ses murmures
Y avait-il place pour des sanglots
A la table de fraternels bavardages
Contre ton élégance
Il me souvient je ne sais pourquoi
des paons surréels de Baya
De leurs meurtrissures naïves
De la grande geste nérudienne







Le monde avait changé
Les règles du poème chaviré
La mort tissait ses nouvelles lignes
Une parole maligne consacrait les linceuls
Ah !Izmet qu’est-ce qui t’a pris à jurer au pied d’un bouleau
Un amour éternel à une Ephémère
L’empêchant de rejoindre la grande mer



Ainsi donc
Izmet
Tu rejoins le frère fusillé en quarante deux
Tu n’avais que quatorze ans
L’étoile rouge des partisans scintillait
au front d’une nouvelle nation
tu avais quatorze ans
l’âge où le malheur se saisit comme un faucon
d’un cœur évanescent
tu avais trop lu Maïakovski en recto
comme une fatale litanie
loin des festins convenus

le monde a changé
et foin d’illusion lyrique
tu es resté définitivement l’enfant de douze ans
qui avait juré sur le bouleau
un amour sans fin
pour une femme

elle t’a laissé seul
dans Sarajevo
seul parmi les feuillets de livres inachevés
le bouleau à la vitre de la fenêtre
comme un regret
d’avoir trop aimé
aux temps des petites lâchetés

la mort tissait ses lignes
et tu le savais
entre deux trains
entre Strasbourg et Toulouse
et nous qui te tenions la corde




Ainsi donc Izet
Nous t’avons fâché
Dans cette ville ouverte
Sur les songes et mensonge humains
bûcheron des phrases viriles
nous t’avons lâché

et à l’image de ta vie assumée
que vaut un tombeau de mots
devant le frêle bouleau bruissant
comme la femme aimée
sans rémission
à la fenêtre de ta demeure





O Izet Sarajlic
Je suis sûr que tu nous quittés
Dans une grande colère
Pardonne-nous



Abdelmadjid KAOUAH

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