Papa Aimé
En juin 2003, Aimé Césaire a fêté ses 90 ans.C'est un long chemin dans sa vie d'homme et de poète. Ce Martiniquais, né dans une famille pauvre et nombreuse, quand il débarque en France au début des années trente, découvre une métropole encore dans l'exaltation de sa mission civilisatrice avec l'Exposition coloniale et la commémoration emphatique du rattachement des Antilles. C'est un étudiant brillant mais tourmenté, révolté par la condition humiliante faite à sa terre d'origine et plus encore par le drame subi par le continent africain. " Et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins chers que nous ", écrira-t-il plus tard. Mais en exil, à Paris, Aimé Césaire se forgera ses " armes miraculeuses " aux côtés, notamment, de Léopold Sedar Senghor, Birago Diop et Léon Dumas.Armes miraculeuses de la parole et de l'écriture poétique en rupture avec la " poésie de décalcomanie " en vogue dans ses Antilles natales où l'on s'adonnait au sonnet pour sceller une ambiguë assimilation. Pour Césaire, il fallait de toute urgence retrouver le point d'origine de l'homme noir, se dépouiller des oripeaux du paternalisme et mettre un terme à l'inféodation séculaire. Un mot emblématique allait résumer cette quête : négritude. Aujourd'hui, il fait partie des évidences, voire faisant figure de vieillerie à embaumer. Mais il y a soixante ans, " le fait simplement d'affirmer qu'on est nègre était un postulat révolutionnaire ". Son Cahier d'un retour au pays natal vibrant de versets bibliques décidera désormais du destin de toute la littérature africaine d'expression française et au-delà car " brasseur de souffrance et prenant sur lui tout ce sang, il s'affirme fondamentalement solidaire de tous les peuples piétinés ". Joignant l'acte à la parole, il se jettera dans le combat pour la dignité de ses frères en entrant en politique. Mais c'est en poète qu'il exerçait son ministère civique. Frantz Fanon rapporte dans Peau noire masques blancs qu'une femme s'évanouit lors d'une conférence d'Aimé Césaire tant son français était " chaud "…Au-delà de l'anecdote, faut-il rappeler son Discours sur le colonialisme de 1950 ? " On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer… Moi je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions niées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties ". Des paroles qui seront le creuset d'un vaste mouvement émancipateur des peuples humiliés à la recherche d'un nom pour la patrie comme le dira son contemporain algérien Jean Amrouche. Homme d'engagement, Césaire est aussi celui des ruptures, comme celle qu'il marqua en 1956, après un étroit compagnonnage, en prenant ses distances avec le PCF pour cause de tiédeur à l'endroit des questions nationales. Sans pour autant manquer de pragmatisme quand il défendit par exemple le " départementalisme " pour les Antilles dans l'attente d'une authentique autonomie quitte à être voué aux gémonies. Comme il refusa sur le plan littéraire de se laisser inféodé par le surréalisme, il tint en horreur les chapelles et les églises. André Breton parmi les premiers dira à son propos : Aimé Césaire " est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l'homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s'imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité ". C'est contre l'aliénation sous toutes ses formes qu'il mobilisa son énergie vitale. Ce que l'on qualifia chez lui de " contre-racisme " n'est que l'expression d'un humanisme incandescent car " le nègre, c'est aussi le juif, l'étranger, l'amérindien, le gitan, l'indien, l'analphabète, l'intouchable, le différent, le voisin… " précise-t-il.Il est vrai que la traite des noirs, les navires négriers, la ségrégation bestiale sont autant de fléaux qui appartiennent aujourd'hui à une histoire douloureuse. La décolonisation a fait son œuvre. C'est pourquoi Césaire fut parmi les premiers, notamment dans sa pièce La tragédie du roi Christophe (1963), à traiter du " soleil des indépendances " africaines : " la libération, c'est épique, mais les lendemains sont tragiques ". Le constat de Césaire est étayé sans cesse par l'actualité.Au soir de sa vie, Césaire n'a pas cessé de s'interroger et de nous interpeller : " A l'heure où nos identités, déçues par le mythe du progrès et dévastées par les faux universalismes, se réveillent, leur revendication ne peut-elle être que passionnelle et violente ? Affirmation de soi et négation de l'autre sont-elles inséparables ? ".
Le député-maire Césaire a terminé ses longs mandats. La question qui le taraudait longtemps ne se pose plus à lui, affirme-t-il : faire un village ou un poème est du même ordre.Son œuvre poétique est en tous cas à l'image d'un village africain, exubérante, tellurique, foisonnante, torride, sonore comme un tam-tam ponctuant peines et allégresses de la grande tribu humaine. Une planète où les plus humbles, " ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni l'électricité ", retrouvent leur grandeur solaire et ont voix au chapitre de l'histoire. Et ce qui n'est pas le moins singulier, dans une langue naguère intruse et transfigurée par la parole abyssale d'Aimé Césaire en arme miraculeuse de portée universelle !Aux Antilles, on l'appelle tout simplement : Papa Aimé.
A.K.
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